Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ian Urbina
Meurtres, esclavage, violence, pêche illégale… Les mers du globe sont des espaces où les pollueurs, les braconniers et les marchands d’hommes peuvent commettre impunément crimes et délits. Les océans ne sont pas seulement trop vastes pour être contrôlés : le droit maritime protège mieux la cargaison d’un navire que son équipage. Il permet aussi l’interrogatoire de prisonniers islamistes en haute mer ou le vol d’un cargo au cœur du Pirée, par exemple.
En 1966, Paddy Roy Bates escaladait une plateforme antiaérienne désaffectée, à 11 km des côtes anglaises. Ce territoire de la taille d’un court de tennis, posé sur deux piliers de 7 m de diamètre, devint ainsi la principauté de Sealand. Le support de toutes sortes d’utopies : d’une radio pirate à des serveurs accueillant des jeux d’argent en ligne.
La Grande-Bretagne a tenté plusieurs fois de s’emparer de la plateforme : par la force et par des recours devant les tribunaux. Mais, située en dehors des eaux britanniques, Sealand a toujours préservé son indépendance, sa monnaie et son drapeau. Son site Web vend aujourd’hui des mugs et des titres de noblesse, au profit de la famille Bates, qui vit confortablement à terre.
La visite que nous propose Ian Urbina pourrait relever de l’anecdote. Mais les vieilles plateformes posent de réels problèmes. En particulier les plateformes pétrolières. Rien qu’au large de la Malaisie, 600 sont à l’abandon. L’une d’elles a été transformée en centre de plongée. La description qu’en fait l’auteur (700 $ pour 3 nuits dans un container de 12 m² ) est moins flatteuse que sa présentation sur le Net.
En fait, ces constructions vieillissent mal. Les compagnies pétrolières préféreraient les saborder, mettant en avant l’intérêt des habitats artificiels pour les poissons. Mais une telle solution exonérerait l’industrie de toute responsabilité en laissant la charge de la dépollution aux pouvoirs publics. Pourquoi permettre à l’industrie offshore, ce qu’on n’autoriserait pas à terre ? Dans les faits, la question se pose peu : beaucoup de plateformes sont situées dans les eaux internationales. Aucune contrainte ne pèse sur leurs propriétaires. C’est bien pourquoi la principauté de Sealand inspire les milliardaires libertariens de la Silicon Valley.
Les particularités du droit maritime n’ont pas échappé à Rebecca Gomperts. À bord du voilier Adelaïde, son équipe pratique des avortements là où l’IVG est interdite.
L’auteur relate une de ces missions, à partir du Mexique, où chaque année, un million de femmes avortent clandestinement. Un tiers de ces interventions entraînent des complications, souvent graves (rupture utérine, etc.). L’Adelaïde embarque donc des femmes en détresse et les conduit au large, où le Dr Gomberts leur donne des pilules qui déclenchent des fausses couches. Ses interventions, médiatisées, ont aussi une vocation militante et pédagogique. C’est d’ailleurs dans leur sillage que la législation sur l’avortement a évolué au Portugal.
Si l’équipage doit faire face à des harcèlements, les autorités doivent s’incliner devant les lois internationales qui considèrent un « navire voguant dans les eaux internationales comme un pan détaché du pays dont il bat pavillon », résume l’auteur (p. 141). À partir de 12 milles des côtes, l’avortement est donc légal, puisque l’Adelaïde est immatriculé en Autriche où cette pratique est autorisée. « Nous n’enfreignons pas la loi, nous en tirons parti », résume le Dr Gomperts.
Reste que la même disposition ouvre la voie à des cliniques pratiquant des opérations douteuses. L’extraterritorialité est également une aubaine pour les mercenaires et leurs employeurs, qui ont multiplié les arsenaux flottants au cours de ces dernières années, en mer Rouge et dans le golfe Persique. À l’image du MNG Résolution, navire de 43 m battant pavillon de Saint-Kitts-et-Nevis, ou du Seapol One, géré par la firme sri-lankaise AGMS.
Ces navires accueillent un dépôt d’armes et des hommes qui ont souvent servi en Irak ou en Afghanistan. Ils sont loués (25 $ par nuit et par homme) à des entreprises de sécurité qui affectent des gardes armés sur les bateaux qui en font la demande. Une affaire juteuse. À raison de 23 $ par conteneur protégé, la sécurité maritime rapporte 13 milliards de dollars par an. En 2008, les mercenaires touchaient d’ailleurs 500 $/jour qu’ils fussent en opération ou qu’ils mourussent d’ennui sur un arsenal flottant, plus ou moins entretenu.
Pour l’environnement, c’est d’abord le non-respect de la réglementation qui pose problème. Sur le Caribbean Princess, palace flottant de 290 m, un « tuyau magique » permettait d’évacuer discrètement les effluents toxiques comme la boue de moteur, issue du préchauffage du fuel lourd. Les mécanos de la société Carnival trafiquaient les systèmes de contrôle pour dissimuler leur opération de plomberie.
Ces dernières années, une dizaine d’affaires de « tuyaux magiques » ont été traitées par la justice américaine qui a prononcé des amendes de 200 millions de dollars, dont 40 M$ pour le propriétaire du Caribbean Princess, et des peines atteignant 17 ans de prison pour les officiers concernés. La tromperie, répandue, évite de payer des frais de traitement dans les ports. Les Norvégiens ont même baptisé Eventrybrøker ou « livres de contes de fée » les registres imposés par la convention Marpol, qui interdit le rejet en mer d’hydrocarbures.
Avec plus de 450 paquebots et 25 millions de passagers, l’industrie de la croisière vend la mer et la liberté à ses clients, mais l'on y recense de nombreux cas d’agression sexuelle sur des mineurs, et selon des recherches menées à l’université du Delaware, ses navires déversent chaque année 300 millions de litres de boue de moteur et d’eau de cale. « Soit en trois ans, plus que les marées noires causées par la plateforme pétrolière BP et l’Exxon Valdez », précise l’auteur (p. 323), qui évoque d’autres pollutions chroniques dues aux navires. Les eaux de ballast des cargos ont ainsi disséminé les moules zébrées dans les Grands Lacs, provoquant chaque année 5 milliards de dollars de dégâts.
Autre exemple d’atteinte à l’environnement : la chasse baleinière, pratiquée par les navires japonais sous couvert de recherche scientifique. Ici, le journaliste américain nous fait part d’un épisode de la bataille navale que se livrent depuis des années les bateaux de l’organisation écologiste, Sea Sheperd, et l’industrie baleinière, qui envoie dans les mers australes un navire-usine, trois harponneurs, et trois navires auxiliaires.
Cet affrontement à coup de canons à eau, de fumigènes, et de câbles destinés à bloquer les hélices, répond à des décisions de justice. En 2014, l’Australie a condamné l’industrie japonaise pour avoir tué des baleines protégées dans ses eaux. La Cour internationale de l’ONU a par ailleurs ordonné au Japon de ne plus chasser la baleine dans l’Antarctique. Mais aucun État ne fait la police.
À l’heure où se profile l’exploitation des eaux polaires, Ian Urbina résume les enjeux de cette confrontation en milieu hostile : « Si personne ne veillait à l’application des lois contre la chasse à la baleine dans l’Antarctique, qu’arriverait-il quand des firmes ou des pays commenceraient à y pratiquer des exploitations minières ou des rejets en mer ? Si les auteurs de ces actes les faisaient passer pour des recherches ? Et si on laissait l’application du droit à des bénévoles ou à des justiciers comme Sea Sheperd, mais qu’ils n’y suffisaient pas, les pôles de la Terre deviendraient-ils des no man’s land, gouvernés par personne et, pourtant, revendiqués par tous ? (p. 444).
En nous emmenant sur l’Esperanza, le navire de Greenpeace, puis à bord d’un sous-marin d’exploration qui plonge à 240 km des côtes brésiliennes, Ian Urbina nous fait comprendre l’importance du droit international pour l’environnement maritime.L’histoire est un peu celle du pot de terre contre le pot de fer. En l’occurrence, l’industrie pétrolière, représentée par Total, BP, et deux compagnies brésiliennes, qui ont versé 110 M$ pour prospecter devant les bouches de l’Amazone. De l’autre côté, des savants brésiliens qui postulent l’existence d’un récif corallien dans la même zone. Contre toute attente, c’est le pot de terre qui a gagné. Malgré les pressions, le sous-marin a pu cartographier et filmer le récif de 1000 km. Sa richesse a conduit l’agence de l’environnement brésilienne à demander un complément d’information aux compagnies pétrolières, dont le permis a été annulé. Pour l’instant.
Se déroulent donc des bras-de-fer entre ONG et industries. En 2008, Greenpeace avait immergé autour des récifs de Sylt (Allemagne) des blocs de 3 tonnes destinés à empêcher tout chalutage de fond dans le secteur. Ces filets détruisent tout sur leur passage, et leurs dégâts ne seraient sans doute pas tolérés s’ils avaient un équivalent à terre. Pour autant, ils ne sont pas illégaux, et l’opération de Greenpeace non plus.
Le droit maritime est complexe. Dans les eaux internationales, un navire ne peut être intercepté que par un bâtiment de guerre du même pavillon, ou avec la permission de l’État où il est immatriculé. De même, les autorités maritimes ne peuvent pourchasser et intercepter un navire battant pavillon étranger que si la poursuite a commencé dans leurs eaux territoriales et qu’elles l’ont gardé à portée de vue.
C’est pratiquement un laissez-passer pour les voleurs de cargos que l’auteur a suivis, et un brevet d’impunité pour les nombreux navires de pêche qui opèrent sauvagement en Asie. À l’image du Thunderbird, un des « six bandits » recherchés par Interpol pour ses prélèvements illégaux de légine australe, dont le filet se vend 30 $ : 76 millions de dollars au cours de la décennie, à raison de 700 t/an. C’est pourquoi un navire de Sea Sheperd a décidé de traquer le braconnier et ses kilomètres de filets maillant.
Après des semaines de poursuite dans le grand Sud, le Thunder, à court de carburant, s’est sabordé pour envoyer par le fond les preuves qui auraient pu accabler ses riches armateurs, cachés derrière des sociétés-écrans. Bien que jugés et condamnés, les officiers du navire ont été « mystérieusement libérés ». Le propriétaire supposé n’a pas été inquiété. Même impunité pour les centaines de chalutiers qui pillent les eaux argentines, à proximité des Malouines. Leurs puissants projecteurs, qui attirent l’encornet, se voient pourtant de l’espace.
Changement de nom, de pavillon, bakchich… En général, il n’est pas difficile de bafouer les réglementations. Mais dans la ZEE qui court jusqu’à 200 milles des côtes, les États sont maîtres de leurs ressources maritimes. Et, parfois, ils prennent les braconniers la main dans le sac. Intercepté dans les eaux paluanes (Pacifique), le Shin Jyi présentait ainsi des centaines d’ailerons de requin dans ses cales. Petite main d’un trafic qui condamne chaque année 90 millions de squales, et conduit plusieurs espèces au bord de l’extinction.
Parfois aussi, les interventions tournent à l’incident diplomatique, car les frontières maritimes sont mal définies. Un journaliste se retrouve donc promu interprète entre Vietnamiens et Indonésiens...
Le marché noir des produits de la mer rapporte 20 milliards de dollars par an. La même course à la rentabilité conduit à surexploiter les équipages, à un point difficilement imaginable. L’auteur relate ainsi l’histoire de Lang Long, un matelot cambodgien enchaîné par le cou pour qu’il ne quitte pas son bateau. C’est seulement en le rachetant 800 $ à son capitaine que le jeune marin a pu échapper à son calvaire.
Même s’il n’est pas aussi flagrant, l’esclavage est monnaie courante sur les bateaux asiatiques, entretenu par des intermédiaires qui vont à la campagne recruter des jeunes gens à la recherche désespérée d’un travail. Certains ont à peine quinze ans. On leur fait miroiter un salaire sur un chantier, ils se retrouvent au large, travaillant 20 heures par jour, dans des conditions sanitaires déplorables, après avoir été contraints de signer des contrats.
Partant des mois en mer, voire des années, grâce à des ravitailleurs, ils doivent endurer les tempêtes et rembourser une dette qui les soumet à l’entière volonté du capitaine. Comme le révèlent les marins que Ian Urbina a rencontrés, les mauvais traitements sont la règle. Et les Philippins en sont les premières victimes. Parlant anglais et considérés comme accommodants, ils fournissent un quart des équipages marchands de la planète. On les retrouve sur les bateaux de pêche coréens ou taïwanais, aux côtés de villageois cambodgiens, birmans, etc.
Tous sont la proie facile des marchands d’hommes qui alimentent un secteur gourmand en main-d’œuvre. En Thaïlande, par exemple, il manquerait 50 000 pêcheurs sur les bateaux. Dans l’urgence du départ, des hommes sont donc raflés ou drogués. À des centaines de kilomètres de la terre, en l’absence de contact téléphonique, peu s’en sortent indemnes.
Mais il y a pire. Comme le montre une vidéo de 2014, extraite d’un portable oublié dans un taxi, certains pêcheurs sont tués de sang-froid, quand ils croisent la route d’un capitaine belliqueux. Le poisson devenant rare, les comportements agressifs sont de plus en plus nombreux (5 200 marins attaqués en 2014). Mais en général, les preuves de tels agissements n’existent pas. Personne n’est donc poursuivi.
La vidéo des Fidji a toutefois permis de remonter aux auteurs du massacre, dont Feng Yu, le capitaine taïwanais soupçonné d’en être à l’origine. En 2017, il n’avait toujours pas été inculpé, aucune autorité n’ayant voulu instruire l’affaire. On notera aussi que les thoniers du groupe Chun 1 étaient « protégés » par les vigiles de l’AGMS, la société qui exploite le Seapol One. Comme la Somalie l’illustre cruellement, la réalité maritime a parfois deux visages.
Chaque navire n’a pas encore le transpondeur et l’immatriculation unique qui permettraient de le suivre, techniquement et administrativement. Les pavillons de complaisance (70 % du tonnage de la flotte marchande) restent fidèles à leur appellation. Cependant, sous la pression d’organisations d’aide aux marins (Seafarers, Stella Maris...), la situation évolue. La Thaïlande fait la chasse à ses bateaux voyous. L’Indonésie coule désormais les bateaux qui pêchent illégalement dans ses eaux. Pour éviter que des centaines de marins soient bloqués sur leur navire, les armateurs doivent par ailleurs prouver qu’ils ont de quoi leur payer 4 mois de salaire et d’éventuels frais de rapatriement.
Reste que la lutte contre la pêche illégale (20 % des poissons importés aux. États-Unis) progresse peu. Les exigences de durabilité et de traçabilité sont d’abord portées par les écologistes et les organisations de consommateurs. La violence persiste et les blocages politiques sont manifestes. En 2018, 85 pays seulement avaient adopté la Convention du travail maritime qui protège les droits des marins, quand ils sont placés sous le pavillon d’un pays signataire ou qu’ils entrent dans un de ses ports.
C’est un livre remarquable, et on comprend que Leonardo DiCaprio en ait acheté les droits d'adaptation cinématographique. Certes, la plupart des sujets sont connus depuis longtemps : des cas de maltraitance sur les bateaux taïwanais aux passagers clandestins qu’on ne retrouve jamais.
Mais en dehors du champ événementiel, ils restent le plus souvent confinés à la presse spécialisée, où les journalistes ont rarement le temps d’embarquer. Bénéficiant de l’importante logistique d’un groupe de presse (véhicule blindé et escorte de 15 hommes armés à Mogadiscio !), Ian Urbina a rassemblé une imposante documentation anglophone, il est allé plusieurs mois sur le terrain, malgré les risques et les obstacles. Son témoignage est fort, et sa plume décrypte fort justement le monde maritime.
Mais les conditions mêmes de cette série de reportages posent question. L’auteur précise en effet qu’il a dû poser un congé de 15 mois pour terminer son travail. Cela en dit long sur le peu d’attention que nos sociétés consacrent aux océans, alors qu’ils représentent les trois quarts de la planète. Alors que plus de la moitié de la population mondiale vit à moins de 150 km de la mer. Et qu’on recense 56 millions de pêcheurs.
Cette méconnaissance de la vie maritime s’apparente aujourd’hui à une négligence coupable. Les coraux disparaissent en raison de l’acidité due au CO2, l’Arctique est menacé par les compagnies pétrolières, et les ressources sont tellement exploitées, qu’en 2050, selon certains chercheurs, le poids des poissons sera inférieur à celui des matières plastiques dans l’océan.
Ouvrage recensé– La Jungle des océans, Paris, Payot, 2019.
Autres pistes– Sur la pêche en eaux troubles : https://www.bloomassociation.org