Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ilvo Diamanti & Marc Lazar
Cet ouvrage s’interroge sur les mutations de nos démocraties contemporaines à travers une comparaison entre la France et l’Italie. Prenant ces deux pays, principalement l’Italie, comme un laboratoire des évolutions des pratiques et des discours politiques en cours, Ilvo Diamanti et Marc Lazar font le constat de l’émergence de la peuplecratie, nouvelle ère politique succédant à la démocratie du public, comme la démocratie des partis avait remplacé le parlementarisme. La peuplecratie correspond à une métamorphose de nos démocraties en raison de l’ascension de mouvements et partis populistes, mais également de la reproduction et de la valorisation d’un modèle d’action et de communication populiste par tous les acteurs de la scène politique contemporaine.
L’objectif de cet ouvrage est de comprendre les bouleversements de l’ordre politique initiés en Europe, et notamment en Italie, il y a une trentaine d’années et qui tendent à s’accélérer de nos jours. Avant de s’atteler à la tâche ardue qui consiste à définir le populisme et les populistes, les auteurs prennent acte de la prégnance du phénomène populiste en Europe et de l’émergence de la peuplecratie.
À l’instar d’Ernesto Laclau, ils s’interrogent sur le populisme, non en tant que défi pour la démocratie, mais comme une composante essentielle de cette dernière. In fine, ce sont les mutations de la démocratie représentative induites par le populisme qui sont au cœur de cet ouvrage.
Partant de l’impossibilité de proposer une définition consensuelle de ce qu’est le populisme, Diamanti et Lazar font le choix de tenter d’établir une liste de points communs pour décrire les expériences populistes, avant de souligner les différences entre ces mêmes expériences.
De nombreux aspects du sujet – notamment les régimes populistes historiques latino-américains – sont délaissés dans leur volonté de comprendre le développement de mouvements populistes en Europe et les mutations de la manière de faire de la politique dues en partie à ces mouvements.
Quatre populismes fondateurs sont identifiés : les narodniki russes, le boulangisme, l’antisémitisme en France et le People’s Party nord-américain. Ces populismes revêtent des points communs : la sacralisation du peuple et l’identification des ennemis de ce même peuple qu’il faut combattre. Si leurs contextes politiques, économiques et sociaux diffèrent, ces expériences constituent aussi des matrices dans lesquelles s’inscriront des populismes multiples au sein de ces pays tout en essaimant dans d’autres territoires.
La crise est également un dénominateur commun au surgissement du populisme ; qu’elle soit sociale, économique, culturelle, institutionnelle ou politique, elle est un terreau fertile pour le développement de leaders populistes se présentant comme le seul recours possible pour une sortie de crise en prônant soit un retour vers un passé glorieux soit « des lendemains qui chantent ». Les auteurs insistent donc sur le rapprochement entre ces quatre populismes, sur les « airs de famille » qui les unissent indépendamment de leurs différences.
S’il est difficile de construire des comparaisons entre des expériences populistes, il est tout de même possible d’identifier des traits communs. Les populistes fondent leur argumentation sur un raisonnement dichotomique, divisant et hiérarchisant la société entre « amis » et « ennemis ». Leur régime d’historicité est celui du présentisme, du temps court contre le temps long de la décision politique.. Le recours aux ressorts du pathos leur permet une exaltation du peuple, peuple un et indivisible qui n’existe que dans son opposition aux élites, aux « gros ».
Le populisme repose ainsi sur l’antagonisme irréductible entre ceux d’en bas et ceux d’en haut, mais il vise également à exclure du peuple les corps étrangers, le principe d’altérité qui porterait atteinte à ce peuple unifié. Ainsi construite, l’identité du peuple est définie négativement, à partir de la stigmatisation, du recours au bouc émissaire qu’il faut rejeter hors des frontières nationales. Le dernier trait commun est l’existence d’un leader providentiel, plus ou moins doté de caractéristiques charismatiques, prétendant incarner le peuple.
Depuis les années 1980, on assiste à une prolifération de mouvements et de partis populistes en Europe qui se caractérisent par des ruptures et des continuités vis-à-vis des populismes précédents. Concernant les aspects nouveaux, les populistes se présentent aujourd’hui comme les meilleurs démocrates en fustigeant le principe de la représentation.
Ils dénoncent la corruption – supposée ou réelle – des élites et le clientélisme, et se font les ardents défenseurs d’une démocratie exemplaire, à l’encontre des populismes de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. Les populistes de la fin du XXe siècle mettent en exergue les défauts et limites de la démocratie représentative portant atteinte à la souveraineté du peuple. Ils tendent donc à rejeter le pluralisme en lien avec leur conception unanimiste du peuple. Ainsi, ces populistes se présentent de plus en plus fréquemment comme les vecteurs de la modernité, à travers notamment la défense des droits des femmes ou de la laïcité.
En termes de continuité, les populistes d’hier comme d’aujourd’hui défendent les victimes et les laissés-pour-compte. L’aggravation des inégalités, induite notamment par la mondialisation, sert le jeu des populistes qui se positionnent comme les défenseurs de ces segments de la population. La défense du patrimoine matériel, immatériel, culturel et identitaire constitue l’un des piliers de la rhétorique populiste. À la suite d’une adaptation pragmatique et programmatique des mouvements et des partis populistes, ils portent la nécessité de défendre l’État social. Les populismes qui ont émergé depuis les années 1980 ont donc fait montre d’une remarquable capacité d’adaptation aux changements, entre ruptures et continuités par rapport à leurs prédécesseurs.
Ilvo Diamanti et Marc Lazar ajoutent leur pierre à l’édification d’une typologie des populismes. À droite de l’échiquier politique, ils reviennent sur l’existence d’un populisme d’extrême-droite ou proche, à l’image du « national-populisme » identifié par Pierre-André Taguieff ou du « populisme patrimonial » défini par Dominique Reynié. Partant du postulat que les relations entre le populisme et la gauche sont un objet d’étude peu étudié en Europe, ils insistent sur les liens qui existent. Ce populisme a une origine latino-américaine, à travers notamment la figure d’Hugo Chávez, et a essaimé en Europe : Podemos en Espagne et Syriza en Grèce pour ne citer que deux exemples.
À cela, les auteurs ajoutent le populisme technologique qui a succédé au populisme télévisuel à l’image de celui initié par Silvio Berlusconi en Italie. Ce populisme technologique a recours de manière privilégiée aux réseaux sociaux, en combinant verticalité et horizontalité. Le populisme entrepreneurial est porté par des outsiders politiques qui font valoir leur réussite personnelle comme argument politique, à l’instar de Donald Trump aux États-Unis. Ces quatre populismes sont des idéaux-types permettant de mieux identifier et comprendre le phénomène hybride du populisme qui est avant toute chose pragmatique et non idéologique.
Indépendamment de leurs spécificités, l’histoire de la France et de l’Italie a été marquée par la récurrence des « pulsions populistes » (p.67). Les auteurs proposent de revenir sur ces différentes expériences afin de parvenir à une meilleure compréhension des populismes actuels. Ces deux pays ont une longue tradition du populisme.
Concernant l’Italie, les auteurs proposent trois facteurs explicatifs : le poids de l’héritage du régime fasciste, la courte expérience de la démocratie représentative et les défauts des élites politiques et économiques italiennes. Quant à la France, si elle est marquée par une plus longue histoire démocratique, elle a connu plusieurs grands moments populistes depuis le boulangisme de la fin du XIXe siècle. Cependant, ces expériences furent bridées par des spécificités françaises telles que l’ouvriérisme du Parti communiste et une reconnaissance des vertus de la démocratie représentative portée par le Parti socialiste.
Passant en revue différentes expériences et personnalités de la vie politique française, de Bernard Tapie, à Jean-Luc Mélenchon ou Marine Le Pen, en passant par Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron, les auteurs s’attachent à démontrer que le populisme fait intrinsèquement partie de la vie politique française. Ils expliquent la durabilité de ce phénomène par l’affaiblissement des partis politiques et la déstructuration du système partisan. L’élection présidentielle ne serait plus la rencontre entre un homme et un peuple selon la tradition gaulliste, mais un moment de défoulement des passions et d’exacerbation des craintes et des ressentiments. Ainsi, deux populismes coexisteraient en France : les mouvements proprement populistes à l’image du Rassemblement national et de La France insoumise, et un style et une rhétorique populistes portés par de nombreux acteurs du champ politique en tant que stratégie et ressource politiques pour la conquête et l’exercice du pouvoir.
Concernant l’Italie, Ilvo Diamanti et Marc Lazar identifient trois variantes du populisme à l’époque contemporaine : Silvio Berlusconi et le parti Forza Italia, la Ligue du Nord et le Mouvement 5 étoiles (M5S). Ces différents acteurs politiques sont profondément populistes, auto-dénomination reprise d’ailleurs par certains leaders comme Beppe Grillo. Mais, la présence du populisme en Italie dépasse ces trois mouvements : en effet, un certain degré de populisme serait nécessaire aujourd’hui en Italie tant dans la conquête que dans l’exercice du pouvoir.
Le populisme imprègne la vie politique italienne, à travers le processus de personnalisation de la politique à l’œuvre depuis le début des années 1990 par la centralité des leaders et des candidats au détriment de l’étiquette partisane et du programme. À laquelle il convient d’ajouter la médiatisation de la vie politique symbolisée par le berlusconisme pour la variante médiatique et entrepreneuriale du populisme, et la désintermédiation par la mise en exergue de la démocratie directe à travers la participation citoyenne via l’internet.
Toutes ces évolutions tendent à normaliser le populisme : ce dernier ne serait plus un stigmate mais une revendication assumée de défense du peuple. L’Italie apparaît donc comme un laboratoire du populisme en Europe et des différents types de populisme.
L’objectif des auteurs est ici d’apporter des éléments d’explication à la diffusion – voire à la prolifération – du populisme en Europe. Diamanti et Lazar identifient quatre types d’explication : la première est d’ordre économique et social.
Le développement et la prégnance du populisme sont concomitants du creusement des inégalités, de la précarisation des conditions de travail, de la désindustrialisation et de la montée du chômage. La deuxième est de type politique : elle englobe le processus de redéfinition des clivages à travers le déclin des clivages traditionnels et le brouillage des lignes de division structurant la société, mais aussi la crise de la démocratie représentative et des partis et des médiations traditionnels. Ainsi, le climat de défiance généralisée apparaît comme un terreau fertile pour l’émergence du populisme.
À cela, on peut ajouter une explication technologique ; l’opinion publique se manifeste de manière croissante contre le personnel politique et la démocratie représentative, mais également contre les médias. Cette volonté d’instaurer une « démocratie immédiate » sans médiation ni intermédiaire se donne à voir sur le web, à travers les réseaux sociaux qui semblent s’imposer comme un nouveau modèle de participation politique. Le dernier facteur d’explication est d’ordre culturel : le populisme se nourrit du pessimisme et des inquiétudes de la population concernant la mondialisation, leur niveau ou leur style de vie. Les thématiques de l’immigration et du terrorisme alimentent ces peurs et angoisses. En Italie comme en France, le populisme aggrave les tentations de repli national et contribue aux métamorphoses de la démocratie représentative et à l’émergence de la peuplecratie.
La peuplecratie est donc le produit de toutes ces évolutions et métamorphoses du système représentatif. Le rejet de la démocratie représentative s’accompagne d’une demande de démocratie immédiate marquée par l’éviction des acteurs de la représentation et des corps intermédiaires. De plus, elle fait référence au web comme forum de la participation citoyenne, alimentant « le mythe d’une nouvelle “agora” numérique » (p. 146). D’une certaine manière, le populisme cherche à résoudre cette tension entre représentés et représentants par la volonté de dépasser la représentation par l’incarnation du peuple.
Les mutations du système représentatif peuvent se résumer en trois aspects principaux : la personnalisation du et de la politique, la remise en cause des médiations traditionnelles et notamment des médias, et la récupération de traits populistes par l’ensemble des acteurs politiques tendant à modifier le discours et la pratique politiques dans son ensemble. Ainsi, l’antipolitique et la non-politique sont brandies comme des bannières par le personnel politique dans une tentative de s’adapter aux évolutions induites par la montée du populisme en Europe.
À l’époque de la peuplecratie, le populisme se transforme en un modèle de communication et d’action reproduit et valorisé par l’ensemble des acteurs politiques. Les populistes exploitent les faiblesses de la démocratie représentative dans un contexte européen et mondialisé autour de quatre thèmes : le dénigrement des élites nationales et européennes, l’appel au « véritable » peuple menacé de toutes parts, le rejet de la mondialisation et la mise en exergue de ses excès, et un nécessaire retour aux frontières.
Ces quatre thèmes, déclinés selon différentes variantes en fonction des populismes, proposent une clôture contre les incertitudes et le pessimisme ambiant. Pour finir, les auteurs s’interrogent sur la possibilité de dépassement de ce modèle de la peuplecratie qui semble dominant aujourd’hui. Leur bilan en demi-teinte se focalise sur la capacité d’adaptation de la démocratie représentative au cours du temps et sur la possibilité de dépasser la peuplecratie par la refondation du pacte social entre représentés et représentants.
La lecture de cet ouvrage est très stimulante par l’identification de certains maux qui rongent nos démocraties représentatives actuelles, à l’aune des cas italien et français. La volonté de poursuivre les idéaux-types des régimes représentatifs proposés par Bernard Manin, à savoir le parlementarisme, la démocratie des partis et la démocratie du public, en proposant le nouvel idéal-type de la peuplecratie ouvre de nombreuses pistes de réflexion et de recherche.
Cependant, le travail sur le concept de populisme tombe dans un des travers fréquents qui consiste à produire des généralités sur ce que l’on a coutume d’appeler le populisme par l’identification d’un certain nombre de traits distinctifs, rendant difficile l’application à un cas particulier. Ainsi, l’« extension incontrôlée du mot populisme », selon les dires de Pierre-André Taguieff, tend à le priver de sa valeur conceptuelle.
Ouvrage recensé– Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, Paris, Gallimard, 2019.
Des mêmes auteurs– Politique à l'italienne, Paris, PUF, 1997.
Autres pistes– Pierre Birnbaum, Genèse du populisme. Le peuple et les gros, Paris, Fayard, 2012.– Ernesto Laclau, La raison populiste, Paris, Seuil, 2008.– Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Postface inédite « La démocratie du public reconsidérée », Paris, Seuil, 2012. (2e édition).– Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020.– Pierre-André Taguieff, « Populismes et antipopulismes : le choc des argumentations », Mots. Les langages du politique, n° 55, p. 5-26, 1998.– Pierre-Henri Tavoillot, Comment gouverner un peuple-roi ? Traité nouveau d’art politique, Paris, Odile Jacob, 2019.