Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Isabelle Collet
L’informatique est un univers masculin. Bien qu’usagères autant que les hommes d’outils numériques, les femmes sont rares qui étudient cette discipline et exercent dans ce domaine. Loin d’être naturelle, cette inégalité n’apparaît en Occident qu’à partir des années 1970, au moment où l’informatique devient un important levier de profit et de pouvoir. Les Oubliées du numérique propose de redonner aux femmes la place qui leur est due dans l’histoire de l’informatique et de déconstruire la masculinisation de ce champ, pour proposer des solutions à l’inégalité de genre qui le caractérise.
L’informatique est omniprésente dans nos activités quotidiennes. Des déclarations d’impôts en ligne aux échanges familiaux sur WhatsApp en passant par les applications d’évaluation de la productivité professionnelle ou le coaching sportif connecté, rares sont les activités qui ne sont pas médiées, d’une façon ou d’une autre, par nos outils numériques.
Derrière ces objets techniques familiers à l’apparence impersonnelle se cachent pourtant de complexes réseaux d’organisations et de professionnels qui œuvrent à leur conception. De nombreuses personnes, issues de formations spécifiques et réunies au sein de larges ensembles d’entreprises, contribuent à façonner les objets et services numériques que nous utilisons au quotidien.
La composition particulière de ces groupes professionnels impacte la forme et les modes de fonctionnement des outils informatiques. Comme l’a montré depuis le début des années 1980 la sociologie des sciences et des techniques, les objets techniques ne sont pas neutres mais sont au contraire chargés des présupposés sociaux de celles et ceux qui les conçoivent (voir à ce titre les travaux de Madeleine Akrich ou de Bruno Latour).
Dans cette perspective, la faible représentation des femmes au sein de l’univers numérique semble particulièrement préoccupante. Liée aux inégalités structurelles de genre, cette absence contribue à les perpétuer en permettant la diffusion d’outils massivement utilisés par tous et toutes mais conçus presque exclusivement par des hommes.
C’est la raison pour laquelle Isabelle Collet propose dans cet ouvrage d’interroger l’histoire, les déterminants et les effets de la domination masculine à l’œuvre dans la sphère informatique. Il s’agit de dénaturaliser cette inégalité, pour pouvoir y apporter des solutions concrètes.
L’informatique est, en France pour le moins, un monde masculin.
Cette inégalité se manifeste dès la formation académique : bien que les cursus universitaires soient en principe ouverts à tous, il n’y avait en 2017 que 12% de femmes inscrites en ingénierie informatique. Elle se poursuit ensuite dans le monde professionnel. Seules 15% des personnes en charge de fonctions techniques dans le secteur numérique sont des femmes, et ce déséquilibre est encore plus flagrant dans les secteurs de pointe : les femmes ne représentent que 12% des spécialistes en intelligence artificielle et 11% des effectifs en cybersécurité.
La sous-représentation des femmes dans la sphère informatique va de pair avec la prégnance de représentations genrées qui leur sont fortement défavorables dans ce domaine. À titre d’exemple, le livret accompagnant la Barbie informaticienne mise sur le marché en 2014 spécifie que la jeune femme « ne fait que créer des idées en matière de design [et qu’elle] a besoin de l’aide de Steven et Brian pour faire un vrai jeu » (cité p.158). Les savoirs informatiques participent en effet aujourd’hui de l’ensemble des compétences caractéristiques de la masculinité hégémonique et, à ce titre, peuvent difficilement être symboliquement associés aux femmes.
Ce déséquilibre contribue au renforcement des structures sociales inégalitaires du point de vue du genre, en impactant la façon dont l’informatique se déploie dans le monde contemporain. Il contribue à placer les femmes, utilisatrices quotidiennes d’outils numériques au même titre que les hommes, dans une position de dépendance technique à ces derniers : « Quand on contrôle tous les aspects de la conception et de la mise en œuvre [d’un outil], on en contrôle l’usage » (p.52). Il a ainsi par exemple fallu attendre le milieu des années 2010 pour que les application de santé prennent en compte les cycles menstruels, alors que ceux-ci concernent la moitié de l’humanité.
Une partie importante de cet ouvrage est consacrée à la dénaturalisation des inégalités de genre caractéristiques de la sphère informatique. Puisant dans l’héritage féministe et dans le courant des études de genre, Isabelle Collet déconstruit avec une grande pédagogie les préjugés sexistes qui imprègnent cet univers.
Rien, en effet, dans les caractéristiques biologiques des individus ou dans leur supposée « nature » ne prédispose davantage les hommes que les femmes à l’exercice de l’informatique. L’inégalité de genre caractéristique de ce secteur est au contraire la résultante d’une construction sociale profondément ancrée chez les individus, et ce dès l’enfance.
Le contrôle sur les sciences et les techniques, associé à une certaine position de pouvoir dans la société, est lié dans les sociétés occidentales à une socialisation masculine dont les femmes sont tenues éloignées. Petites, on leur offrira des poupées plutôt que des mécanos ; on les orientera ensuite vers des filières littéraires plutôt que scientifiques, et on valorisera leurs compétences relationnelles davantage que leurs apprentissages techniques.
Ce processus participe de la « division sociosexuée des savoirs » (p.43), qui rend certaines connaissances et certains savoir-faire légitimes pour certaines catégories d’individus et transgressifs pour d’autres.
Ainsi, bien que les filières de formation soient aujourd’hui ouvertes à tous, les représentations, valeurs et rituels qui y sont associés maintiennent souvent certains groupes éloignés d’espaces d’apprentissages spécifiques. Étudier l’informatique suppose pour une femme de surmonter de nombreux obstacles liés au fait que ce choix entre en contradiction avec les représentations associées à son identité de genre.
Cette différenciation genrée du rapport des individus à l’informatique est loin d’être fixe dans l’espace et dans le temps, ce qui confirme le caractère socialement construit de l’intérêt pour cette discipline. Ainsi, en Malaisie où l’informatique est considérée comme répondant à des qualités « féminines » (sédentarité, méticulosité, sécurité), au début des années 2000, 65% des étudiants en informatique étaient des femmes, encadrées par des équipes enseignantes à 70% féminines.
L’histoire de l’informatique telle qu’elle est aujourd’hui connue est extrêmement masculine. On y retrouve les figures tutélaires de Norbert Wiener, premier à employer en 1948 le terme de « cybernétique », d’Alan Turing, pionnier dans les années 1950 de l’intelligence artificielle, ou encore de John Von Neumann, inventeur à la même époque de l’architecture de l’informatique moderne.
Les théories informatiques développées par ces penseurs sont porteuses d’une charge mythologique forte. Ils orientent en effet leurs recherches vers la conception de machines capables de raisonner, touchant à une faculté supposée réservée à l’être humain. Ils se placent ainsi en position de démiurges techniciens, engendrant des « êtres idéaux », pensants mais dépourvus de corps. Pour l’autrice, ces êtres artificiels répondent à un fantasme d’auto-engendrement masculin, s’inscrivant en creux dans ce que la sociologue Françoise Héritier appelle le « privilège exorbitant des femmes à pouvoir se reproduire » (p. 69).
Pourtant, loin de ces représentations encore largement véhiculées dans les manuels d’histoire de l’informatique, les femmes ont occupé une place centrale dans l’histoire de la discipline. Nombre d’entre elles ont été à l’origine d’importantes avancées dans ce domaine, à l’instar d’Ada Lovelace, inventrice au XIXe siècle des notions de variable et de boucle de programmation, dont les travaux ont pour la plupart été publiés anonymement.
Les tâches fastidieuses d’annotation et de programmation nécessaires au développement de machines informatiques, également, ont souvent été réalisées par des femmes. Le groupe des « Harvard Computers » dirigé par Charles Pickering à la fin du XIXe siècle était exclusivement constitué de femmes. Durant la Seconde Guerre mondiale, c’est également un groupe de femmes ingénieures qui programma l’ENIAC, premier ordinateur conçu sans langage de programmation qui permit de réaliser d’importants calculs balistiques.
Ce n’est qu’à partir des années 1970, quand l’informatique devient lucrative, qu’elle se masculinise. Isabelle Collet estime ainsi que « les institutions se sont appliquées à redéfinir au masculin cette spécialité à mesure qu’elle prenait de la valeur […], la programmation [n’ayant] été une activité presque strictement féminine que tant qu’elle était marginale et qu’elle n’apportait ni prestige, ni carrière, ni subvention, ni même diplôme » (p. 114).
La sous-représentation des femmes dans l’informatique s’est constituée comme problème public à la fin des années 1990. Diverses institutions tentent de mettre en place des mesures pour y répondre. Si certaines solutions ont déjà permis des avancées dans ce domaine, d’autres semblent au contraire, sous couvert d’inclusion, contribuer au renforcement des inégalités de genre.
C’est notamment le cas de diverses stratégies visant à féminiser l’image de l’informatique en « peignant la tech en rose » (p.154). Sur la base d’un présupposé essentialiste selon lequel femmes et hommes seraient fondamentalement différents, ces mesures visent à faire correspondre l’informatique avec les représentations associées au genre féminin.
En reproduisant les stéréotypes de genre (une femme scientifique peut être sexy et travaille probablement sur des produits cosmétiques, comme le suggère une vidéo promotionnelle de l’Union européenne intitulée « science is a girl’s thing »), ces méthodes contribuent à perpétuer les inégalités au sein du monde informatique.
D’autres mesures visent à encourager les vocations féminines en informatique en instituant comme modèles certaines figures exemplaires de femmes ayant réussi dans ce domaine. Si le manque de représentations de femmes scientifiques est bien problématique, les « role models » ne permettent pas de compenser ce déséquilibre symbolique. Le caractère unique et remarquable de ces figures renforce en effet l’idée selon laquelle réussir en tant que femme dans « la tech », c’est être exceptionnelle.
De façon plus générale, Isabelle Collet critique les stratégies visant à faire porter aux femmes la responsabilité de leur intégration dans le domaine de l’informatique. C’est en particulier le cas des ateliers d’« empowerment », destinés à donner aux femmes les outils pour réussir dans ce secteur. Sans traiter le fond du problème, de telles mesures contribuent à l’individualiser, et naturalisent le fait que, pour parvenir au même niveau, il est normal qu’une femme ait à fournir plus d’efforts qu’un homme.
Traiter le problème de la sous-représentation des femmes dans le monde informatique suppose de dépasser les mesures visant à traiter les manifestations de l’inégalité pour s’attaquer directement à ses fondements. Il s’agit dans cette perspective de mettre en œuvre des stratégies pour construire une égalité de fait, respectueuse des identités propres à chacun, plutôt que de poser une égalité de principe susceptible de ne jamais être suivie d’effet. Pour ce faire, plusieurs méthodes peuvent être combinées.
Celles-ci relèvent toutes du courant de l’« action affirmative », ayant pour objectif la suppression effective des mécanismes discriminants. L’obtention d’une égalité de fait dans le domaine informatique (tant en termes d’effectifs globaux que d’accès aux postes à responsabilité et de représentation) est dans cette perspective considérée à la fois comme une fin, et un moyen pour atteindre cette fin. C’est lorsque l’informatique sera à tous égards aussi féminine que masculine que les femmes cesseront d’être confrontées à des obstacles pour s’insérer dans cette filière.
La mesure la plus évidente pour lutter contre l’absence des femmes dans le domaine informatique est celle des quotas, vivement défendue par Isabelle Collet. Pour être efficaces, ceux-ci doivent être appliqués largement et strictement (bien que temporairement), de la sélection dans les filières universitaires au recrutement des personnels dirigeants des entreprises. Les quotas permettraient de parvenir rapidement à une égalité numéraire dans le domaine informatique, qui impliquerait sur le temps long une transformation en profondeur de ses modes de fonctionnement et des représentations qui lui sont associées.
Pour être pleinement efficaces, ces stratégies « dures » doivent être accompagnées de mesures de fond, en particulier en termes de lutte contre les stéréotypes (en encourageant par exemple les représentations de femmes informaticiennes dans les manuels scolaires). Il s’agit enfin d’accompagner la transformation des institutions induite par la diversification des groupes sociaux qui les composent : en changeant la composition sociale du monde informatique, on change la façon dont celle-ci se fait. Accepter et anticiper cette évolution est une clé essentielle de la féminisation pérenne du secteur informatique.
En présentant une histoire de l’informatique mettant l’accent sur la place que les femmes ont effectivement occupée dans le développement de la discipline, et en déconstruisant minutieusement les stéréotypes masculins qui la sous-tendent, Isabelle Collet permet de penser avec cet ouvrage une informatique inclusive.
Elle pose des jalons et ébauche des pistes de réflexion pour la construction d’un univers numérique pensé par et pour tous. L’ouverture sociale (de genre, mais également d’ethnicité, de sexualité ou d’origine sociale) de ce domaine semble en effet essentielle au vu de son importance pour l’ensemble des sphères de la vie individuelle et collective.
L’ouvrage Les Oubliées du numérique propose une réflexion essentielle sur la diversité sociale d’un secteur en expansion, dont les réalisations sont largement diffusées dans tous les domaines de la vie collective. Il mobilise et croise à cette fin d’importantes ressources tirées des champs des études de genre, de l’histoire et de la sociologie des sciences et techniques et de l’étude des politiques publiques. Isabelle Collet présente son travail avec un grand souci de pédagogie, permettant d’aboutir à un ouvrage à la fois riche et extrêmement accessible.
L’apport de cet ouvrage est également lié à son caractère directement concret et opérationnel. L’autrice tire parti de ses analyses pour construire un cadre d’évaluation des mesures mises en œuvre pour lutter contre les inégalités de genre dans le domaine informatique. Cela lui permet en particulier de proposer des pistes de réforme du secteur, évitant ainsi toute fatalité face à la reproduction des inégalités de genre dans le domaine des sciences et des techniques.
Ouvrage recensé– Les Oubliées du numérique, Paris, Le Passeur, 2019.
De la même auteure– L’Informatique a-t-elle un sexe ? Hackers, mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, 2006.– L’École apprend-elle l’égalité des sexes ?, Paris, Belin, 2016.
Autres pistes– Jane Abbate, Recoding Gender: Women’s Changing Participation in Computing, Cambridge, The MIT Press, 2012.– Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1992.– Michèle Le Doeuff, Le Sexe du savoir, Paris, Aubier, 1998.