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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Ivan Jablonka
Notre société est obsédée par les jeunes de cité. Cette peur sociale va de pair avec une ambition politique : assimiler à la nation les mineurs « mal nés ». Enfants naturels sous la Révolution, jeunes délinquants au début du XIXe siècle, enfants abandonnés sous la Troisième République, jeunes de banlieue aujourd’hui, tous sont condamnés à une réhabilitation physique et morale susceptible d’effacer leurs origines imparfaites. Emblématique des idéaux républicains, cette utopie intégratrice est l’une des plus anciennes politiques publiques en France. Or, le « modèle français d’intégration » se révèle plutôt un contre-modèle, non seulement parce qu’il échoue à insérer les jeunes dans la société, mais aussi et surtout parce qu’il postule l’inégalité des individus.
C’est à partir de la figure des « jeunes de cité » d’aujourd’hui, dont on ne parle qu’à l’occasion de leurs délits et de leur origine d’immigrés, qu’Ivan Jablonka s’intéresse aux enfants bâtards, aux enfants abandonnés, ou encore à ceux envoyés en maison de correction, de la période révolutionnaire et du XIXe siècle.
Au-delà de la misère et de la stigmatisation sociale dont ils sont l’objet, quel rapport existe-t-il entre ces jeunes ? Dans quelles mesures ces « jeunes de cité » n’ont-ils qu’un lien indirect avec les banlieues et l’immigration ? Ne sont-ils pas plutôt les héritiers d’une histoire qui remonterait au XVIIIe siècle ? Telle est l’hypothèse de travail de l’historien.
Se fondant sur des archives privées et institutionnelles, cette étude porte sur la relation entre les enfants mal nés et l’État, mettant au jour les apories de la République et éclairant sous un jour nouveau la notion française d’intégration.
Les révolutionnaires tenaient en horreur les inégalités attachées au rang social ou à la religion des personnes. Parmi tous ces individus lésés, il y avait les enfants privés d’honneur : les bâtards. Depuis l’Antiquité, ils étaient soupçonnés d’être étrangers aux liens de famille et rétifs à toute autorité.
Or, en traçant une frontière légale entre enfants naturels et légitimes, le corps social effectuait, selon l’expression du Comité de législation de 1793, une « distinction révoltante », qui devait être effacée comme injustice. La principale chose que la Convention (1792-1795) entendait corriger était la filiation : si, sous l’Ancien Régime, les bâtards ne pouvaient hériter de leurs parents, la Révolution devait corriger cette hérésie successorale, en décrétant que « les enfants nés hors le mariage succéderont à leurs père et mère ». Le principe d’égalité était donc acquis, mais il restait à déterminer à quelles conditions les bâtards pouvaient hériter, et il distinguait tout de même les enfants naturels dits « simples » (issus de parents libres et reconnus par eux), des enfants adultérins et des enfants incestueux, qui ne disposaient d’aucun droit.
Aussi, cette législation nouvelle n’a pas supprimé la notion de bâtardise, mais l’a seulement déplacée : ce qui la fondait désormais, c’était le refus du père de reconnaître son enfant. La loi a légèrement assoupli l’institution du mariage et de la famille, mais le poids des convenances se faisait sentir, au point que Cambacérès, qui jugeait les différences établies entre enfants illégitimes « ignominieuses », consentit à désavantager les adultérins par « respect des mœurs ».
Pour autant, l’État ne se défila pas : alors que les filles-mères était parfois contraintes, sous l’Ancien Régime, à l’abandon de l’enfant voire à l’infanticide, elles étaient en tout cas toujours confrontées à la honte et à la misère. Désormais, les bâtards des filles-mères, déboutés du principe d’égalité, étaient pris en charge par l’assistance publique. De la même manière, la fin du XVIIIe siècle fut marquée par la prise de conscience que les enfants abandonnés et trouvés par les autorités n’étaient pas dangereux, mais en danger. Innocents, tourmentés, avilis, ils devaient obtenir la considération de tous.
Et la loi devait lutter activement contre cette perversion qui consiste à trouver a priori de l’infamie dans certains hommes ; pour corriger les préjugés, elle ne devait pas hésiter à les privilégier. C’est ainsi que des établissements publics d’accueil les accueillirent, créant de fait des enfants de la patrie. Le sort des enfants abandonnés pouvait également être amélioré par l’adoption, réhabilitée à partir de 1793 alors que l’Église l’interdisait depuis le XVIe siècle.
Le Code civil instauré en 1804 faisait renaître l’esprit romain dans les institutions françaises, octroyant au pater familias de nombreux droits sur sa descendance.
Certes, la « puissance paternelle » ne s’exerçait que jusqu’à vingt et un ans et le père ne pouvait pas déshériter ses enfants, mais il conservait une autorité à la fois écrasante et arbitraire. Il détenait le droit de garde et fixait la résidence de l’enfant à sa guise : cela pouvait être chez lui, mais aussi dans un établissement quelconque, voire un lieu de travail dangereux. Il avait le droit d’administrer ses biens, de l’émanciper et de consentir à son mariage. Cette autorité parentale, il l’exerçait personnellement. À l’égard de son enfant, la loi conférait au père bien plus de droits que de devoirs, ses seules obligations étant de le nourrir, l’entretenir et l’élever. Si l’on ajoute à ces prérogatives la puissance maritale, il est possible de qualifier le père de famille de « monarque domestique », pour reprendre l’expression formulée par Ivan Jablonka.
Le droit de correction était une arme redoutable du père envers ses enfants mineurs, auquel le Code civil ne consacrait pas moins de neuf articles. Il pouvait emprunter deux voies. Si le mineur avait moins de seize ans, le père pouvait le faire détenir pour un mois sans avoir à exposer ses griefs au président d’un tribunal, qui devait s’exécuter. Entre seize ans et la majorité, le père pouvait requérir un emprisonnement maximal de six mois et c’était au magistrat de statuer. Tout comme le père pouvait abréger la détention, il pouvait la renouveler. Ce droit de correction, en vigueur jusqu’en 1935, était un privilège immuable du père : une mère pouvait faire cesser les violences contre ses enfants en demandant une séparation de corps, mais, même si elle emportait la garde, le père conservait ce droit.
À la correction paternelle, régie par le Code civil, s’opposait la sanction des jeunes délinquants, organisée par le Code pénal de 1810. Ce dernier était fondé sur la présomption d’irresponsabilité. S’il était décidé que le l’individu avait agi avec discernement, il était condamné, mais les peines excluaient la peine de mort et les travaux forcés pour les enfants de moins de seize ans ; au-delà, on dépendait du droit commun. En outre, les petits voleurs et les vagabonds, c’est-à-dire les enfants pauvres, pouvaient désormais être envoyés en maisons de correction.
Sous la Restauration et la monarchie de Juillet, les spécialistes de la question pénitentiaire ne cessèrent de méditer sur la manière de traiter les jeunes délinquants, certains demeurant partisans du « tout-cellulaire », d’autre penchant plutôt pour la recherche d’une intégration de ces jeunes.
Pour le député Léon Faucher, la prison, au lieu d’intégrer à la société, désocialisait. Le système de colonies (établissements pénitenciers pour mineurs, premiers du genre), comme celle de Mettray dans le centre de la France, ouverte en 1839, semblait être un bon moyen de canaliser ces jeunes, de les rééduquer. Une terre agricole était confiée aux détenus qui devaient l’exploiter pour « épuiser leur nervosité et fixer leur imagination déréglée ». Cela préparait leur réinsertion dans la société, car des garçons de ferme ou des charretiers étaient partout nécessaires sur le territoire français. Les colonies agricoles devinrent donc des machines à produire des paysans à partir de ce qu’Ivan Jablonka qualifie de « déchets sociaux ».
À une époque où l’industrie prenait de plus en plus d’ampleur en France, y compris dans le travail accompli dans les prisons, le système des colonies permettait de faire refluer le trop-plein des villes vers les campagnes où les bras commençaient à manquer. Désormais, l’incarcération pouvait permettre de former des cultivateurs à partir des gamins de Paris, de jeunes mendiants, de petits vagabonds, coupables de petits méfaits. La solution agraire réglait trois problèmes : la concurrence jugée déloyale des prisons à l’égard des ouvriers, la désertification des campagnes, et l’éducation de l’enfance coupable.
Si les partisans du tout-cellulaire n’ont, à ce moment-là, pas réussi à imposer leurs vues dans le domaine de la pénalité des mineurs, c’est parce qu’ils n’ont pas su convaincre leurs contemporains qu’ils œuvraient pour la France, conformément à sa nature sociable, à sa tradition révolutionnaire, à sa vocation rédemptrice, à son génie chrétien.
Au contraire, leurs adversaires les ont associés à tout ce qui semblait étranger aux Français des années 1840 : l’arbitraire de l’Ancien Régime et le capitalisme industriel importé d’Angleterre. Pourtant, les colonies agricoles ne constituèrent pas les lieux paisibles et bucoliques qui étaient présentés par leurs défenseurs : Ivan Jablonka évoque un véritable dressage, avec un emploi du temps saturé, une surveillance permanente et une discipline de fer qui devait également former de potentiels soldats. La machine à transformer ne faisait en réalité que broyer les enfants, et le système montra rapidement ses limites.
Protéger les mères et les enfants, soigner les malades, soutenir les vieillards, lutter contre la misère : ce programme, esquissé par les jacobins au cours de la Révolution française, fut consciencieusement appliqué par la Troisième République. Le système qu’elle instaura entre 1870 et 1914 visait à intégrer les plus faibles.
Diverses mesures furent prises, à l’instar de ce qui se faisait en Allemagne à la même époque, afin de « socialiser le risque » : assistance médicale gratuite (1893), réparation des accidents du travail (1898), prise en charge des enfants assistés (1904), assistance aux vieillards et infirmes (1905), retraites ouvrières et paysannes (1910), repos des femmes en couches (1913). Le principe de solidarité accrut progressivement les charges de l’État : à la veille de la Première Guerre mondiale, l’action sociale absorbait presque 3 % de ses dépenses, alors qu’elle ne représentait que 0,5 % sous le Second Empire et au début de la Troisième République.
Cette intense activité législative profita en particulier aux enfants. C’est à partir de 1874 que la volonté de l’État s’exprima : cette année-là, grâce à trois lois votées coup sur coup, le travail des enfants dans les manufactures fut réglementé (19 mai), les enfants employés dans les professions ambulantes furent protégés (7 décembre) et les tout-petits placés en nourrice bénéficièrent d’une surveillance médicale (23 décembre). Cette dernière loi était due à Théophile Roussel, médecin de campagne, sénateur et président du Conseil supérieur de l’Assistance publique, pionnier de la protection de l’enfance. L’interventionnisme public, s’il n’était pas inédit, s’amplifiait, et l’immixtion dans la sphère privée était désormais justifiée par l’intérêt de l’enfant.
Parallèlement, pour protéger l’enfant en même temps que la mère, l’État leur accordait son aide sous diverses formes. Depuis la fin du Second Empire, les filles-mères pouvaient recevoir des secours à domicile destinés à prévenir l’abandon de l’enfant. Les écoles maternelles, organisées à partir de 1879, permettaient d’entamer l’éducation des enfants des classes laborieuses. Au tournant du siècle donc, l’État républicain, appuyé dans sa démarche par l’Église qui continuait de jouer un rôle majeur dans la formation des esprits, structurait le secteur de l’enfance.
Parmi toutes les réformes engagées au lendemain de la Libération, deux concernaient la prise en charge des jeunes délinquants. L’ordonnance du 2 février 1945 instituait un régime d’irresponsabilité pénale en faveur des mineurs de moins de dix-huit ans, passible uniquement de mesures de protection et d’éducation. Celle du 1er septembre créait, au sein de ministère de la Justice, une Direction de l’éducation surveillée : désormais, les mineurs qui avaient commis des infractions ne relevaient plus de l’administration pénitentiaire, et l’éducation remplaçait la répression.
Dans certaines de ces institutions, les uniformes disparaissaient au profit des tenues civiles, les jeunes apprenaient un métier ou se préparaient aux examens tout en ayant accès aux loisir – sorties en ville, séances de cinéma, parties de pêche, etc. Il régnait une forme d’indulgence vis-à-vis de ces enfants de la guerre qui avaient grandi dans la peur et les privations. Pourtant, les ordonnances de 1945 ne tournaient le dos ni à la sanction ni à l’enfermement des jeunes, qui demeurait possible et laissé à la discrétion du juge qui pouvait prendre des mesures de protection, d’assistance, de surveillance, d’éducation, pour la durée qu’il souhaitait.
En 1968 fut ouvert un centre de jeunes détenus à Fleury-Mérogis, censé être révolutionnaire. À l’image de ce qui se passa au XIXe siècle avec les colonies, les structures qui devaient remplacer la prison la reprirent rapidement pour modèle. Tandis que se multipliaient les expériences pour éduquer les mineurs au lieu de les punir, ces derniers menaient une véritable vie de détenu, avec sa misère matérielle et affective, son absence d’intimité, son ennui et sa dépersonnalisation.
Ivan Jablonka précise qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’humanisme des acteurs de l’institution judiciaire était réel, avec un vrai désir de prendre soin des mineurs par le biais d’un traitement plus personnel et attentif, mais qu’il s’est très souvent confondu avec de l’immobilisme. Ce qui a réellement changé, après 1945, c’est que les angoisses collectives ne se cristallisaient plus sur les enfants de la rue, mais désormais sur les « J 3 » (abréviation de « jeune 3e catégorie », expression qui était présente sur les tickets de rationnement pour les 13-21 ans), que la guerre avait traumatisés et qui basculèrent dans la délinquance, puis, dès 1959, sur les « blousons noirs » (jeunes des catégories populaires, décrits comme violents par la presse, apparentés à des voyous).
À partir des années 1970, ce furent les enfants des immigrés, que l’État a peu cherché à intégrer dans une perspective de retour au pays d’origine, qui alimentèrent les conversations et suscitèrent les débats, notamment à propos de l’attribution de la nationalité française, du droit du sol ou de la violence des cités. Les « racailles » de la fin du XXe siècle ont remplacé les « bâtards » du XVIIIe.
Cet ouvrage invite à découvrir l’histoire des jeunes exclus, depuis la Révolution française jusqu’à nos jours. Il suit, selon une logique chronologique, les méthodes adoptées par les différents régimes politiques et leurs évolutions, afin de s’emparer de la question des mineurs – et des jeunes majeurs – au ban de la société, depuis le XVIIIe siècle.
Ivan Jablonka y traite tour à tour des enfants illégitimes et de la nécessité pour les révolutionnaires de leur octroyer un statut conforme à l’idéal égalitaire qui les animait, de l’implication de l’État dans l’éducation, de la formation et la punition des jeunes délinquants, mais aussi des échecs de mesures pourtant ambitieuses, mais irréalisables. Surtout, il laisse entrevoir de nombreuses failles dans le modèle français d’intégration, et souligne leur ancienneté. Il demeure une parfaite illustration de l’utilisation de l’histoire pour expliquer un phénomène actuel.
Le titre de l’ouvrage d’Ivan Jablonka est trompeur : la période abordée ne peut en aucun cas être considérée comme uniquement républicaine, et seule une partie de la jeunesse est étudiée, les mineurs et les marginaux principalement.
Mais passée cette étrangeté, l’étude offre une véritable réflexion sur le rôle joué par l’État dans la stigmatisation des jeunes, alors qu’il entendait, dès le XVIIIe siècle, les sauver. Elle établit également un lien de filiation entre les jeunes de banlieue de la fin du XXe siècle et les petits vagabonds du XIXe siècle qui peuplaient les romans de Zola ou Hugo. Ce faisant, l’historien offre une nouvelle lecture de problèmes sociaux récents, comme l’intégration ou la violence de certains quartiers. Au carrefour de l’histoire et de la sociologie, Ivan Jablonka est particulièrement convaincant et s’inscrit dans la lignée des travaux de Michel Foucault sur l’univers carcéral et le dressage des corps.
Ouvrage recensé– Ivan Jablonka, Les Enfants de la République. L’intégration des jeunes de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2010.
Du même auteur– Ni père ni mère : histoire des enfants de l’Assistance publique (1874-1939), Paris, Éditions du Seuil, 2006.– Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, Paris, Éditions du Seuil, 2012.– L’enfant-Shoah, Paris, PUF, 2014.– L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Éditions du Seuil, 2014.– Le corps des autres, Paris, Éditions du Seuil, 2015.– Laëtitia ou la Fin des hommes, Paris, Éditions du Seuil, 2016. – En camping-car, Paris, Éditions du Seuil, 2018. – Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
Autres pistes– Véronique Automarchi, Politique et famille sous la Troisième République, 1870-1914, Paris, L’Harmattan, 2000.– Ludivine Bantigny, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l’aube des trente Glorieuses à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007.– John Boswell, Au bon cœur des inconnus. Les enfants abandonnés de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Gallimard, 1993.– Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.– Gérard Noiriel, Le creuset français. Histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1998.– Patrick Weil, La République et sa diversité. Immigration, intégration, discriminations, Paris, Seuil, 2005.– Élise Yvorel, Les enfants de l’ombre. La vie quotidienne des jeunes détenus au XXe siècle en France métropolitaine, Rennes, PUR, 2008.