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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Est-ce déjà demain ?

de Ivan Krastev

récension rédigée parMarc CrépinJournaliste indépendant. A occupé plusieurs postes à l'étranger et dirigé les rédactions de France Culture et de France Info.

Synopsis

Société

Loin d’être seulement sanitaires, les conséquences de la pandémie de Covid 19 sont innombrables. Retracer l’expérience qu’en font les populations, mesurer les implications idéologiques et sociologiques du confinement. C’est la tâche que s’est donnée Ivan Krastev. Ses travaux antérieurs sur le nationalisme, le populisme et le libéralisme lui ont inspiré ce petit livre, dense et stimulant. Ses réflexions sur les libertés fondamentales menacées par le virus et sur le rôle de l’Union européenne dessinent de nouvelles perspectives après la crise. Pour finir, il dégage sept paradoxes qui marqueront notre avenir.

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1. Introduction

Ivan Krastev, dès les premières pages de cet ouvrage, postule que le monde va changer profondément à la suite du passage de la pandémie de la Covid-19. Il entend faire la chronique de sa transformation. Peu d’experts ont tenté de mesurer l’impact du changement politique induit par une telle crise sanitaire.

Pourtant il y a un précédent souvent oublié : la grippe espagnole entre 1918 et 1920, qui a tué au moins 50 millions de personnes dans le monde. Or, le premier effet des décisions des gouvernements, souvent le décret d’un état d’urgence assorti d’un confinement, affecte d’abord les libertés fondamentales des individus. Il cite encore le prix Nobel de littérature, Joseph Brodsky, qui décrivait la prison comme « un rétrécissement de l’espace, causé par un étirement du temps », qui conduit chacun à se retrouver impuissant et isolé.

L’auteur évoque donc la théorie développée par le statisticien Nassim Nicholas Taleb, celle du cygne noir, dont il fait ici un cygne gris. L’oiseau incarne le surgissement d’un évènement très improbable qui entraîne des conséquences d’une portée considérable. C’est ainsi que le premier confinement a fait cesser toute activité publique normale dans une démocratie. Le confinement chez soi et le retour d’un certain nationalisme ont achevé de bouleverser la vie de tous.

Le propre de cette pandémie est de nous plonger, avec ceux qui nous gouvernent, dans l’inconnu. En principe, la gestion d’une société se réfère, entre autres, aux leçons du passé. Pourtant, souligne l’auteur, il y a un siècle, la grippe espagnole avait entraîné la mort de 50 à 100 millions de personnes, la Première Guerre mondiale, pour sa part, 17 millions. Citant l’enquête de la journaliste britannique, Laura Piney, il constate que depuis, on a écrit environ 80 000 ouvrages à propos de cette guerre alors que la grippe espagnole n’a inspiré que 400 titres. Comment est-ce possible ? Comment une pandémie qui cause cinq fois plus de décès que la guerre suscite l’amnésie et fasse l’objet de deux cents fois moins de livres ? Selon Ivan Krastev, l’oubli y est pour beaucoup, tout simplement parce que les morts d’un conflit ont un sens, ils ne meurent pas, ils se « sacrifient », alors que les morts d’une épidémie sont des victimes absurdes : « L’absence de signification de la douleur arbitraire est difficile à supporter ».

Au-delà de cette approche qui permet de commencer à penser la pandémie, l’auteur analyse les nombreux effets modificateurs du Covid 19 sur la vie quotidienne, bien sûr, mais aussi sur la vie politique et différentes notions comme le « chez-soi » et le nationalisme, le touriste et le réfugié, la démondialisation et l’Union européenne, et enfin gouvernement démocrate ou autoritaire.

2. La démocratie peut-elle résister à la contamination ?

Une maladie contagieuse affecte d’abord des individus et modifie leur comportement, altère leurs relations interpersonnelles mais aussi menace leur organisation politique. L’une des thèses essentielles de l’ouvrage est que la démocratie elle-même peut être mise en péril. « Les pandémies infectent la société en lui inoculant le virus de la peur », souligne l’auteur. Machiavel, écrit-il, illustre ainsi l’anarchie et la corruption du corps politique et Camus, dans La Peste, offre une parabole du fascisme. Un rapport publié par le site britannique Open Democracy, en avril 2020, dénombre, en temps de Covid, deux milliards d’individus sur la planète vivant reclus dans des pays où les parlements ont ralenti ou restreint leur activité, où les tribunaux fonctionnent difficilement, où les élections ont été suspendues ou retardées, où les médias ne travaillent plus normalement et où l’économie est en train de sombrer.

Krastev exprime donc une crainte qui désormais le tenaille : la pandémie de la Covid 19 peut-elle annoncer un déclin des démocraties occidentales ? Beaucoup d’analystes considèrent que cette situation réunit toutes les conditions de l’avènement de régimes populistes. Selon eux, les législations restreignant les libertés publiques (confinement, contrôle des déplacements, interdiction de sortie du pays) pourraient demeurer bien après la fin de l’épidémie. La crise sanitaire déclencherait une crise économique qui déclencherait une crise politique. Donald Tusk, l’ancien président du Conseil européen, a déclaré à propos du Premier ministre populiste hongrois, Viktor Orban, que « Carl Schmitt serait très fier de lui ! ». Schmitt était ce juriste, philosophe et intellectuel catholique allemand qui soutint le régime nazi et articula son œuvre autour d’une souveraineté étatique absolue. Il serait plus juste, selon Krastev, de dire que Orban utilise la crise sanitaire pour montrer à Bruxelles qu’il peut violer les règles de l’Union européenne en toute impunité.

La crainte de l’avènement d’une crise politique mérite cependant une meilleure attention. Si les leaders autoritaires aiment à pratiquer la politique de la peur, ils ont leurs limites et n’aiment guère les crises qui pourraient changer le monde. Les « hommes forts » sont en fait impuissants face à une pandémie. Les chefs d’État qui ont nié avec le plus d’acharnement l’existence et le danger de la Covid 19 sont tous des dirigeants autoritaires.

L’auteur estime que la peur ne fait que précéder la colère et que c’est seulement à ce moment précis que l’opinion peut basculer et entendre les sirènes populistes. Lorsque les gens cesseront de craindre pour leur vie, « la colère fera son retour et des politiciens populistes comme Marine Le Pen et Matteo Salvini auront de nouveau leurs chances d’en tirer parti ».

3. La Chine autoritaire et les foules démocrates

C’est là que tout aurait commencé. Si la ville de Wuhan, dont un hôpital avait hébergé le premier cas de Covid 19, a tourné la page de la pandémie, l’histoire n’est pas terminée. Ivan Krastev se demande à quel point la crise sanitaire mondiale va affecter Pékin. Dans un premier temps, la menace avait semblé légitimer la rigueur implacable des États autoritaires comme la Chine. Mais, le temps passant, il n’est pas certain que la plus grande puissance d’Asie reste gagnante.

Le coronavirus aura surtout dévoilé la face sombre de la Chine au monde entier : les circonstances de l’apparition du virus occultées, le nombre réel de victimes dissimulé, et ensuite les pressions exercées sur des personnalités allemandes pour qu’elle fasse l’éloge de la gestion sanitaire chinoise.

À ces pratiques déloyales, vient s’ajouter un phénomène nouveau : la démondialisation. Ce n’est pas un des moindres effets du virus qui touche l’appareil de production de « l’usine du monde ». Pour la première fois, depuis Mao, la Chine a enregistré en 2020, un recul majeur de son produit intérieur brut. Il faut y ajouter la fin de la coopération sino-américaine, initiée par Donald Trump et renforcée par la pandémie. Si une guerre froide entre les deux pays est improbable, car les deux pays partagent le même modèle économique, il reste possible de voir la tension augmenter, le gouvernement chinois pourrait trouver commode d’attiser « un nationalisme anti-occidental ».Mais lorsqu’on se tourne vers le fonctionnement des démocraties authentiques, les motifs d’inquiétude persistent. Le distanciation sociale destinée à lutter contre la contagion interdit aux foules de se réunir. Or, toute démocratie repose sur la participation de ses citoyens à des élections, et donc à des rassemblements. La démocratie ne fonctionne que si les gens sortent de chez eux. En fait, les peuples en ont profité pour comparer les méthodes et les pratiques administratives de leurs gouvernements respectifs. Les citoyens, selon l’auteur, se sont encapacités en comparant les performances des différents pays. Et cela comptera lorsque viendra, un jour, l’heure des bilans.

La plupart des pays ont institué un état d’exception ou d’urgence. Mais seules les démocraties ne l’ont fait que de façon provisoire. C’est ce qui devrait permettre aux démocraties libérales de sortir renforcées de cette crise.

4. Le nationalisme du « restez chez vous »

Ivan Krastev relève, à la suite d’une journaliste italienne, Chiara Pagano, en avril 2020 que « l’Italie est désormais plus fermée que Matteo Salvini ne l’aurait jamais rêvé ». Avec 97% du trafic aérien paralysé et de peuples terrés chez eux, incapables de sortir du pays, faut-il comprendre que le coronavirus a aussi infecté le continent avec un nationalisme qui pourrait aller jusqu’à déstabiliser l’Union européenne ?

Tandis qu’on recommande à chacun de rester chez soi, les réactions nationalistes et xénophobes se manifestent partout. Le nationalisme « du restez chez vous » est très différent du nationalisme ethnique, au point qu’il faut distinguer désormais entre l’étranger bienfaisant, généralement, le touriste, et le réfugié, qui incarne l’aspect menaçant de la mondialisation. La crise économique engendrée par la crise sanitaire devrait toucher les pays du sud et augmenter la pression aux portes de l’Europe.

Mais lorsque qu’on enjoint aux Européens de rester chez eux, que signifie cette formule ? Il n’est pas toujours facile d’y voir clair. L’auteur, qui vit habituellement à Vienne, raconte comment, à la première alerte du virus, et comme 200 000 Bulgares, il est revenu dans son pays natal alors que tout aurait dû l’en dissuader. Sans doute, a-t-il agi sans s’interroger. « Chez nous » est le pays où l’on a vu le jour et dont on parle la langue. Or, rien n’est moins vrai aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation. Les individus, les peuples, les communautés ne sont plus sédentaires. Mais les « natifs » n’ont pas tardé à conspuer les « étrangers », tout comme dans une France qui compte 3,4 millions de résidences secondaires, les citadins qui fuyaient les concentrations urbaines, étaient critiqués par les résidents locaux. Tous avaient pourtant choisi de rentrer « chez eux ».

Néanmoins, on ne peut plus reprendre la distinction de l’essayiste britannique David Goodhart, qui différencie les « gens de partout », bobos, riches et mobiles, et les gens de quelque part, modestes et contraints à l’immobilité. Désormais, la pandémie a ceci de commun avec le changement climatique, il s’agit d’une catastrophe qui concerne tout le monde sans exception.

5. Conclusion

Krastev se dit inspiré par le roman de l’écrivain portugais, José Saramago, L’Aveuglement. L’écrivain y décrit une société atteinte par une mystérieuse épidémie de cécité. Or, la cécité serait un trait commun à toutes les maladies contagieuses. On est aveugle parce qu’on n’a pas vu la maladie venir. Krastev tire donc sept leçons, sept paradoxes, issus de cet aveuglement.

Premier paradoxe, cette pandémie révèle la face cachée et obscure de la mondialisation qui a rendu la pandémie possible, mais ce paradoxe est aussi un vecteur de la mondialisation, rappelant à tous que nous vivons dans un monde commun.

Le deuxième paradoxe tient dans l’émergence de réflexes nationalistes qui n’empêchent pas cette crise de souligner l’interdépendance des peuples et des pays.

Le troisième paradoxe est que la maladie a été à l’origine d’un sentiment d’unité nationale tout en aggravant les divisions sociales par la suite.

Le quatrième paradoxe réside dans un arrêt brutal du fonctionnement de la démocratie, qui par là même a déclenché un rejet de l’autoritarisme.

Le cinquième paradoxe concerne l’Union européenne qui après s’être montrée absente a fini par fédérer les politiques de lutte anti-virus et de vaccination.

Le sixième paradoxe est que le coronavirus a fait ressurgir les trois grandes crises qui l’ont précédé depuis dix ans : la crise financière de 2008, la guerre contre le terrorisme et la crise migratoire de 2015. Trois crises qui n’ont jamais permis ce que le Covid 19 a rendu possible : la mutualisation des dettes et l’assouplissement des règles budgétaires, la limitation des libertés publiques et la fermeture des frontières. Enfin, septième et dernier paradoxe, le futur de l’Union européenne qui n’avait guère été active au début de la pandémie mais qui pourrait, dans l’avenir, devenir l’acteur incontournable d’une nouvelle politique sanitaire.

Pour l’auteur, cette pandémie aura scellé le destin d’une Union européenne forcée à relever le défi politique d’une crise communautaire. Il est probable que le nationalisme économique ne représente plus une option réaliste. D’autant que la crise aura montré aux Européens qu’ils ne peuvent plus vivre dans un monde où les biens nécessaires à leur sécurité sanitaire, comme les médicaments ou les masques, sont produits aux antipodes.

6. Zone critique

Ivan Krastev a écrit un essai imposé par les circonstances exceptionnelles qui ont affecté toute la planète. Il donne à penser ce que l’angoisse et l’inquiétude des populations empêche de penser : l’aggravation d’une crise qui nous fait côtoyer la mort. Sans doute, aurait-il été utile de considérer aussi comment chaque pays fait face à cette tragédie universelle dans ces circonstances.

Et puis, le tropisme européen d’un intellectuel comme Krastev a probablement limité son regard à ce qui s’est passé en Europe. Pourtant les pays d’Amérique, d’Asie et d’Afrique auraient sans doute mérité qu’on s’arrête aussi aux difficultés qui ont été les leurs.

7. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Ivan Krastev, Est-ce déjà demain ? Le monde paradoxal de l’après-Covid 19, Paris, Premier Parallèle, 2020.

Du même auteur– Collectif, L'Âge de la régression, Paris, Premier Parallèle, 2017.– Le Destin de l'Europe, Paris, Premier Parallèle, octobre 2017.– Avec Stephen Holmes, Le moment illibéral Paris, Fayard, 2019.

Autres pistes– Patrick Artus et Olivier Pastré, L’économie post-covid, Paris, Fayard 2020. – David Goodhart, Les Deux Clans, Paris, Les Arènes 2019.– José Saramago, L’Aveuglement, Paris, Fayard, Seuil, Points, 2020.– Laura Spiney, La Grande Tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde, Paris, Albin Michel, 2018.

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