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Le Bluff technologique

de Jacques Ellul

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Société

Pour Jacques Ellul, la science, la technique et l’État forment un système qui conduit l’humanité – comme hypnotisée – à sa perte. Pour se libérer de la fascination qu’il exerce, il faut comprendre que le discours technicien n’est que du bluff. Comme au poker, les technocrates font croire au public qu’ils disposent d’atouts majeurs, qu’ils éradiqueront la pauvreté, le chômage, le mensonge et la mort. Pour Ellul, il n’en est rien, il le démontre, et par là même nous libère.

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1. Introduction

Dès La Technique ou l’Enjeu du Siècle, en 1954, Jacques Ellul avait magistralement montré que la technique constituait un système se développant indépendamment des régimes politiques et sociaux. En communisme comme en capitalisme, elle avance, personne ne sait vers où, selon une trajectoire imposée, jamais discutée. On peut se féliciter d’avoir des institutions démocratiques, rien n’y fait, ce sont les techniciens qui ont le pouvoir. Non pas, d’ailleurs, qu’ils soient libres. Pas plus que le capitaliste, ils ne peuvent prendre de décisions qui seraient contraires aux volontés de la divinité qu’ils servent.

Informatique, atome, espace, laser, génie génétique, telles sont, en 1985, quand il publie le Bluff technologique, les voies du progrès. Les investissements sont colossaux, l’endettement faramineux, la pollution désastreuse, l’abrutissement général, et le non-sens se répandent, exterminant toute espérance. L’homme se dégrade. Il ne supporte plus ni la souffrance ni la mort. Et, s’il peut encore échapper à la destruction par bombardement atomique, il ne pourra se soustraire à la ruine. Ellul, ici, est formel. Le progrès technique est de plus en plus coûteux, qu’il s’agisse de la recherche informatique, de la conquête spatiale ou du génie génétique.

Ce sont donc les États qui doivent le prendre en charge, directement ou via les banques par création de monnaie non garantie, et c’est de là que provient, pour Ellul, le problème endémique, général et insoluble, de la dette.

2. L’autonomie de la technique

C’est au XIXe siècle qu’apparurent les premières machines à vapeur, engendrant la prolétarisation des travailleurs. De là, le socialisme et les mouvements révolutionnaires. Marx et ses disciples ont cru que cette aliénation frayait la voie à la liberté. Il n’en fut rien. La Révolution ne fit que substituer à la classe capitaliste une nouvelle classe non moins oppressive : la bureaucratie. On n’avait changé que l’étiquette. Le principal restait le développement des forces productives. Ce n’est donc pas le capitalisme qui serait en cause mais la « technique », c’est-à-dire l’ensemble des applications pratiques nées de la science, et dont la science à son tour a besoin pour se développer.

Dans tous les pays, sous tous les régimes, observe Ellul, le but est le progrès scientifique et technique. Après avoir été chargé d’apporter la vérité, puis le bonheur, à l’humanité, voici qu’il nous offre désormais le salut, rien de moins. Et d’abord aux États. Ceux-ci, engagés dans la course à la Puissance, doivent rester à la pointe de l’innovation. Celle-ci, d’une part assurera le prestige national, d’autre part donnera au pays un avantage décisif dans la compétition internationale et une augmentation de la productivité du travail. De là la croissance et la résorption de ces maux endémiques : le chômage et la dette. Et tout ira bien.

3. Le pouvoir confisqué

Pour assurer l’innovation technique qui est à la base de tout, les pouvoirs politiques constituent, à l’exemple de la Silicon Valley, des technopoles, qui sont véritablement les centres du Système technicien. On ne regarde pas à la dépense. L’argent coule à flots. Dans ces étranges cités, les techniciens, les savants, les technocrates et les financiers se rencontrent et élaborent des projets, qui sont notre avenir. Ici, il ne peut être question de démocratie. Les orientations étant imposées, le seul rapport au peuple qui subsiste, c’est la pédagogie. Il faut dresser les jeunes générations par l’école et les anciennes par la peur du déclassement, l’horreur du ridicule et toutes sortes d’opérations publicitaires et de propagande. De toute façon, celui qui déciderait de vivre autrement serait bientôt un paria, un homme fini, un exclu. Terrorisme technicien : il n’y a pas d’alternative. Mais tout ceci n’est qu’un énorme bluff.

Quant aux dirigeants de ce système, personne ne les connaît. Ce sont les experts et les décideurs : nouvelle aristocratie ayant ses codes, sa vie, ses lois, son mépris, sa condescendance et sa justification par le mérite. De responsabilité, il ne faut pas leur parler. Les experts étudient consciencieusement les questions, établissent des rapports minutieux. Les politiciens les lisent, et prennent la décision qui s’impose. Tout cela se fait dans le plus grand secret et en toute transparence : les informations sont disponibles, mais elles sont écrites dans un langage si abscons et étalées sur tant de pages qu’il est rigoureusement impossible de les lire et de les comprendre.

Enfin, si la décision s’avère avoir engendré une catastrophe, on invoquera le facteur humain, qui aura failli, et, si on s’avise de remettre en cause les décisions originelles, on sera indéfiniment baladé d’instances politiques en commissions et de commissions en comités. Chacun, en conscience, a fait son devoir. Et c’est exact.

4. Les Voies du progrès

Pour Ellul, on est sorti du capitalisme, en ce sens qu’aucun agent économique privé ne pourrait prendre sur lui de financer les projets titanesques du laser, de l’atome, de l’informatique, de la conquête spatiale ou du génie génétique. L’État finance l’innovation ; l’innovation booste l’économie ; l’économie finance l’État. Le moteur du système, c’est le développement technique. S’il s’arrête, tout s’effondre. Quand il écrit son livre, en 1985, les techniciens ne rêvent que d’informatique. On mobilise les ressources, on établit des plans, on fabrique. On lance le Minitel et le Personal Computer. On câble à tour de bras. Et on fantasme sur la nouvelle société, que l’on promet moins lourde, plus démocratique et pourvoyeuse d’emplois, à charge pour l’État d’adapter les citoyens.

Mais l’ordinateur fonctionne non pas en minutes ou en heures, ce à quoi l’homme moderne est habitué, mais en nanosecondes, c’est-à-dire qu’il s’agit là d’un temps proprement inhumain. Se met en place, par les réseaux informatiques, la synchronisation générale et absolue de tout le système, selon le temps de la nanoseconde. Inévitablement, l’homme, ses institutions et ses traditions devront s’accoutumer à ce nouveau temps. Cela engendrera un bouleversement complet de toutes les habitudes de vie et de pensée, par destruction des rythmes naturels. Ce qui n’ira pas sans souffrances ni sans d’incalculables conséquences psychologiques, médicales, sociologiques et politiques.

Pour le génie génétique, Ellul est tout aussi inquiet. Déjà, observe-t-il, le développement horriblement coûteux des techniques médicales a bouleversé la démographie mondiale, désaccordé la procréation du plaisir d’amour, médicalisé la vie entière, naissance et mort, et supprimé cet élément essentiel de la vie humaine qu’est la douleur physique. Mais, maintenant, le génie génétique s’apprête à modifier jusqu’à la nature de l’homme et du vivant en général. On va produire l’homme et la nature. On en a les moyens. Mais c’est vain. On ne sait pas ce qu’on veut. Aucun technicien ne le sait : ils ne s’intéressent qu’aux moyens. Une chose est certaine. L’être de cet homme produit aura été décidé par d’autres. On aura voulu son être. Par conséquent, il ne sera plus libre, et cette absence de liberté fera de lui non pas un homme, mais une ombre d’homme. Le transhumanisme ? Du bluff.

L’atome ? Cela signifie pour Ellul, au-delà même du danger et des pollutions effroyables, l’omnipotence de l’État, la centralisation absolue et la fin de toute vraie liberté. L’espace ? Une course idiote, absurde, démentielle, un gouffre financier, uniquement pour le prestige des États et le plaisir d’envoyer tourner autour de la terre des quantités astronomiques de carcasses métalliques destinées à la surveillance des hommes et des armées ennemies. Logique de guerre et de puissance que le discours technique et le grand spectacle hollywoodien sont chargés de rendre « sexy ». Encore du bluff.

5. L’empire du non-sens

On le voit, cette expansion technique est profondément absurde. La chose grossit, se complexifie. Plus cela va, plus elle rend le monde instable et dangereux. Et, surtout, elle ne sert à rien, sinon à gagner du temps. Télécommunications, ordinateur, transports, tout cela vise à réduire les distances, à, dit-on, rapprocher les choses et les hommes. On communiquerait plus et mieux. Tout cela est faux. Tout cela est bluff, dit Ellul. Car le gain de temps en question, d’une part ne correspond à aucune amélioration substantielle, mais encore détruit la vie, qui a besoin de temps, de recul, de calme et de méditation pour vraiment valoir d’être vécue. Et, plus prosaïquement, si l’on prend en compte tous les coûts du progrès technique (dépollution, investissements, chômage, survie des inaptes…), alors il ne se réduit à rien. Même du point de vue comptable.

Plus fondamentalement, la technique dirige notre attention vers d’insondables futilités. D’une part, on est bien obligé de se demander comment faire marcher le nouvel aspirateur, comment résoudre telle panne, mais encore nous voici pris dans le réseau de l’universel spectacle. « Le bonheur n’est plus un état intérieur mais une activité de consommation » (p. 471). Ici, Ellul rejoint Debord et Castoriadis. Cinéma, télévision, radio, ordinateur, tout cela nous détourne du réel, nous fait entrer dans le monde factice du gadget, de la publicité et du spectacle permanent et obligatoire que le système organise à sa gloire.

Comme il faut inventer pour « doper » la croissance, les objets techniques se multiplient à une vitesse ahurissante, et l’on se retrouve avec une profusion de moyens sans finalité. C’est le non-sens, qui va se refléter dans l’art et la philosophie. Dans l’art moderne, avec ses installations, ses prouesses, sa musique électrifiée, sa débauche d’effets pour toujours moins de sens, d’harmonie, de beauté ; dans la philosophie existentialiste, qui proclame l’homme sa préoccupation ultime, mais uniquement parce qu’il n’y a rien d’autre, parce que la seule réalité qui surnage, c’est le Moi, solitaire et dépressif, du sujet sartrien pour qui l’enfer, ce sont les autres.

Réduisant la vie et la pensée à une série d’opérations simples susceptibles d’être intégrées à l’ordinateur sous la forme d’algorithmes, la technique appauvrit ce qu’elle prétend enrichir. À l’intelligence vivante, elle substitue l’intelligence artificielle, au travail vivant le travail mort, à l’amour vivant l’amour mort de la pornographie. Elle tue pour classer, disperse pour planifier, enrégimente pour socialiser, emmagasine pour distribuer, détruit pour créer. Elle est la véritable cause de tous les totalitarismes. Sans elle, aucun d’entre eux n’aurait eu la puissance de destruction qui nous horrifie tant.

6. Conclusion

Tout ce progrès technique est financé par un endettement faramineux gagé sur des profits futurs supposés, et de moins en moins certains. Depuis la fin de la convertibilité en or du dollar, les monnaies sont gagées sur la valeur des biens en circulation. Si la masse de ces biens ne croît pas en valeur, ce sera la faillite. Or, les investissements nécessaires à la poursuite du progrès sont toujours plus énormes pour des rendements toujours plus faibles. Fatalement, il arrivera un jour où le fossé entre investissements et bénéfices ne pourra plus être maquillé par les jongleries financières et la gadgétisation de la vie. Ce jour-là, ce sera fini. La rationalité totale aura accouché de son contraire : l’irrationnel de la crise universelle. Si toutefois l’apocalypse nucléaire n’est pas venue avant mettre un terme à la vie sur terre.

Bref, l’avenir n’est pas très reluisant, mais « la partie n’est pas encore finie » (p. 92). Chacun dispose de son libre arbitre et il ne tient qu’à nous « d’instaurer une tremblante liberté » dans les interstices du système, pour que germe « ce Nouveau qui attend l’homme ». C’est-à-dire, comme Ellul le fit pendant la Seconde Guerre mondiale, de résister. Voie ardue, semée d’embûches, conforme à l’idéal chrétien. Un jour le monstre mourra et, alors, riche sera la moisson. L’espérance est le contraire du bluff.

7. Zone critique

S’il affirme que l’on est sorti du capitalisme pour entrer dans l’âge de la technique, Ellul note tout de même que le système technicien n’est destiné « à produire, ni des biens de consommation, ni du bien-être, ni une amélioration de la vie des gens, mais uniquement à produire du profit. Exclusivement. Tout le reste est prétexte, moyen et justification » (p. 571) Par conséquent, le moteur du système technicien, c’est bien le capital, au sens de Karl Marx. Pas le capitalisme, pas la société bourgeoise, pas la lutte des classes : le capital, pure quantité dont la vie n’est que la reproduction à l’identique du même, par le moyen de la technique. Logique implacable : le néant produit le gadget et, pour finir, la mort. À cela, Ellul opposait un christianisme très personnel, anarchisant, écologiste, anti-technicien, aussi anticapitaliste qu’anticommuniste, vision du monde qui se retrouve chez Ivan Ilitch et, Christ à part, chez les partisans de la décroissance ou de l’écologie radicale, chez des groupes comme Pièces et Main d’Œuvre ou des auteurs comme Pablo Servigne et Raphaël Stevens, les prophètes de l’effondrement prochain de la civilisation industrielle.

À l’opposé, l’autre grand penseur de la technique, Martin Heidegger, n’était ni chrétien, ni marxiste, ni anarchisant. Pour lui, la question de la technique se résumait à un « oubli de l’être », formulation excessivement théorique, peut-être, mais qui va droit à l’essentiel : la technique est née d’une vision du monde, caractéristique de l’Occident, où tout prend place dans la grande machine du monde, en tant qu’il y exerce une fonction. Où chaque objet, chaque être, est conçu comme fonctionnel. On oublie l’être, en ce sens qu’on ne pense plus aux choses dans le secret de leur essence, comme le poète et le philosophe, mais en tant qu’elles ont telle ou telle qualité, qu’elles font, qu’elles agissent. Pour lui, impossible de dépasser le système technicien si l’on ne dépasse pas cette vision du monde, intimement liée au christianisme, avec son Dieu transcendant, qui est un être (supérieur), et non pas l’être lui-même. Pour Heidegger, le salut n’est pas dans la religion, mais dans la poésie.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Le Bluff technologique, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010 [1988].

Du même auteur

– La Technique ou l'Enjeu du siècle, Paris, Economica, 2008 [1954].– L'Illusion politique, Paris, La Table Ronde, 2018, [1965].– Le Système technicien, Paris, Le Cherche-midi, 2012[1977].

Autres pistes

– Charbonneau Bernard, Le Système et le Chaos, Paris, Anthropos, 1973– Gunther Anders, L’Obsolescence de l’homme, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2001– Theodore Kaczynski, Le Manifeste de 1971, Paris, Climats, 2009– Martin Heidegger, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 1980– Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996– Jean Baudrillard, La Société de consommation, Paris, Gallimard, coll. « folio essais », 1986

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