Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jacques Rancière
La Haine de la démocratie est un ouvrage écrit par Jacques Rancière en 2005, à la suite de la victoire du « non » au référendum sur la Constitution Européenne. Ce livre est à la fois un parcours au cœur des différentes pensées de la démocratie à travers le temps, de Platon à nos jours et un diagnostic à propos de notre époque. Qu’est-ce que la démocratie aujourd’hui ? Entre ceux qui ne cessent de la dénoncer, ceux qui la défendent pour mieux instaurer l’oligarchie et ceux qui luttent pour qu’elle soit plus directe, Jacques Rancière nous propose une interprétation originale et débordante d’imagination qui éclaircit à sa manière le monde dans lequel nous vivons.
Au tournant du siècle et du millénaire, les repères politiques occidentaux s’effondrent. Alors qu’à la fin de la Guerre Froide le monde libéral pensait avoir gagné la bataille et que s’annonçait la « fin de l’histoire », les années 2000 voient naître un resurgir une multitude de contestations, remettant en question le modèle dominant. Alors qu’on pensait que la démocratie allait devenir peu à peu un système politique universel dans un monde meilleur. Or tous les repères politiques furent chamboulés. Plusieurs questions émergèrent alors : faut-il repenser nos systèmes politiques ? Faut-il repenser la démocratie ? Qui est légitime à gouverner ? Le système représentatif tient-il ses promesses démocratiques ? La pensée de Jacques Rancière se situe au cœur de ces questionnements auxquels elle tente de proposer une réponse à partir de trois grands angles. Nous vivons dans des États oligarchiques de droit qui fonctionnent grâce au mécanisme de la représentation.
Ce mécanisme permet aux élites au pouvoir d’y rester de manière légitime, tout en revendiquant la représentation comme une nécessité démocratique. Pourtant, le sens originel du mot démocratie n’est pas mis en pratique dans nos systèmes, ce qui oblige à réfléchir à cette forme politique aussi ancienne que centrale.
Avant tout, pour comprendre le court mais complexe ouvrage qu’est La Haine de la démocratie, il faut identifier le constat initial fait par Jacques Rancière : nos systèmes politiques ne sont pas des démocraties, mais ce qu’il appelle des « États oligarchiques de droit » articulés autour du mécanisme de représentation.
« Nous ne vivons pas dans des démocraties » (p. 81), écrit Rancière vers la fin de l’ouvrage. Nous ne vivons pas non plus dans un État dictatorial ou autoritaire. Nous vivons dans un État de droit dominé par une oligarchie, c’est-à-dire un petit nombre d’élites intellectuelles ou ayant un capital économique important. Dans cet Etat, nos droits et nos libertés individuelles sont en effet garanties : nous pouvons voter, la presse est libre ; mais ils ne le sont que tant que l’ordre règne. Si désordre il y a, on pourra les suspendre : dans le cas d’une menace pour la sécurité du territoire par exemple, comme les émeutes de banlieues en 2005.
Mais quel est donc cet ordre à défendre ? Pour l’auteur, il s’agit de l’ordre oligarchique : l’autre dimension qui caractérise notre système politique est celle-ci d’être dominé par les puissants. Nos systèmes politiques sont donc « entre deux extrêmes » : ils ne sont pas démocratiques, ils ne sont pas pour autant autoritaires, ce sont des États dans lesquels le droit est respecté et l’oligarchie domine. Pourtant, on appelle nos systèmes des démocraties. Mais c’est là un euphémisme qui cache en réalité un système de domination.
Comment se justifie alors cet euphémisme ? Jacques Rancière propose tout au long de l’œuvre et de façon sous-jacente une critique du système de démocratie représentative qu’il prouve être le mécanisme qui justifie et perpétue la domination oligarchique. Sa fonction est double : il permet à la fois la reproduction des élites au pouvoir, et produit la façade d’un peuple au pouvoir.
Pour défaire cette illusion, l’auteur étudie l’origine du système représentatif : dans l’Antiquité, la démocratie fonctionnait par le tirage au sort, c’est-à-dire par le gouvernement de « n’importe qui ». Aujourd’hui l’argument selon lequel nos populations sont bien trop nombreuses permet d’invalider le système de tirage au sort. Dans notre système, le peuple est souverain à travers des élus qui le représentent.
Rancière montre par ailleurs que loin d’être une adaptation du tirage au sort aux formes modernes de nos sociétés, le système représentatif est en réalité un mécanisme qui fait en sorte que seul un petit nombre domine. En effet, dans cette optique, les élections sont à la fois un processus qui permet le renouvellement du même personnel dominant et un acte de consentement à la domination de la part du « peuple » qui sera convaincu que le système représentatif l’aura rendu souverain.
« Il n’y a qu’une seule bonne démocratie, celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique » (p. 10), écrit Rancière au tout début de son texte. Cette phrase recèle le sens profond de ce qu’est la haine de la démocratie, que nous tenterons de comprendre dans ces quelques lignes.
Qu’est-ce que « la haine de la démocratie » diagnostiquée dans l’ouvrage ? Elle est déjà présente chez Platon, cette haine, mais prend, au cours de l’histoire, plusieurs formes. Généralement, la haine de la démocratie désigne l’anxiété ou le dégoût que ressentent certains individus lorsqu’ils s’aperçoivent que démocratie signifie que « n’importe qui » peut être au pouvoir. En d’autres termes, le pouvoir du peuple, ça peut être le pouvoir d’une femme, d’un pauvre, d’un ouvrier, d’un fou, etc. En démocratie, lorsque l’on marche dans la rue, on ne distingue pas qui pourrait être au pouvoir et qui ne pourrait l’être, puisque tout le mondepeut être potentiellement investi. C’est cette indistinction qui fait l’objet de la haine identifiée par Rancière.
De nos jours, cette haine prend une forme bien particulière. Les haineux envers la démocratie diagnostiquent une crise civilisationnelle : le problème, ce ne sont pas les institutions démocratiques mais bien ce que la démocratie a provoqué : l’individualisme et les individus égoïstes, appelés « les hommes démocratiques ». Autrement dit, ce sont les individus que la société démocratique a produit en nous mettant tous sur un pied d’égalité. Dans l’oubli des formes collectives du social, telles que la famille ou encore la patrie, s’est créé l’individualisme qui donne lieu soit à des revendications égoïstes, soit, pour ceux que l’on aura « calmés » en leur donnant du pouvoir d’achat, à une avidité de consommation. Pour aller plus loin, nous présenterons chacun de ces deux types d’individus.
L’homme démocratique avide de droits, d’abord. Le problème actuel, selon eux, ce sont les individus qui les peuplent ou qui veulent les peupler : ils sont à la fois avides de revendications et dangereux pour l’ordre établi. A l’encontre des valeurs de l’ordre naturel, ils pensent pouvoir accéder à des places dirigeantes qui pourtant, initialement, ne leur sont pas dédiées. De l’autre côté de la critique proposée dans la nouvelle haine de la démocratie se trouvent les individus avides de consommation. L’individualisme combiné à l’égalitarisme créés par la démocratie les a rendus narcissiques, et leur seul moyen d’exprimer ce narcissisme est de consommer. De fait, ils se détournent alors de la vie publique et par leur faute, la crise de la civilisation s’approfondit.
Mais qui sont ceux qui ressentent cette haine ? Ce sont ceux qui ont le droit, ou plutôt le titre, pour reprendre le terme de Rancière, à gouverner par leur naissance, leur richesse ou leur science. Ce sont les dominants qui ressentent du dégoût à l’idée que n’importe qui puisse dominer. Ils déplorent l’individualisme contemporain parce qu’eux, à titre individuel, sont aptes à gouverner le troupeau qui doit se présenter sous forme collective.
Pour le dire autrement, ceux qui ont toujours existé de façon individuelle sont horrifiés à l’idée que le commun des mortels ne soit plus domptable sous forme de masse, mais soient eux-aussi, à titre égal, des individus aptes à gouverner. Tel est le contenu de la nouvelle haine de la démocratie.
Si nos systèmes politiques ne sont pas démocratiques, qu’est-ce alors que la démocratie ? Jacques Rancière, dans son travail de philosophe, propose de retrouver le sens originel du mot démocratie en le lavant de toutes les connotations que l’histoire lui a apporté.
En premier lieu, il montre que la démocratie est intimement liée au politique en un sens bien précis. Le philosophe propose la distinction entre la police (l’ordre naturel des choses) et la politique (un ordre contingent, historique, qui se construit avec le temps). Alors que les autres types de régimes sont liées à la police, la démocratie est le seul système dans lequel a lieu la politique puisqu’elle ne reproduit pas un ordre de pouvoir déjà donné. C’est pour cette raison que la démocratie est en un sens un scandale : « un scandale pour les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur naissance, leur ancienneté ou leur science ait à s’incliner devant la loi du sort [...] Le scandale est simplement celui-ci : parmi les titres à gouverner[...] le septième titre est l’absence de titre. » (p. 47). Ainsi donc, le scandale de la démocratie, c’est de rendre possible le gouvernement de n’importe qui. Elle se fonde sur sa propre absence de fondement.
Par ailleurs, la démocratie n’est pas un ensemble d’institutions et d’entités juridiques, elle va bien au-delà des formes et on ne peut pas décrire les institutions de la démocratie. Pourquoi ? La démocratie est en réalité un processus perpétuel : le peuple est toujours en lutte pour sa souveraineté et il doit sans cesse revendiquer ses droits et tenter de prendre plus de place au sein du système politique. C’est ce mouvement-là qu’est, au fond, la démocratie.
En résumé, le diagnostic que propose Jacques Rancière dans La Haine de la démocratie est le suivant : ce que certains voient dans nos démocraties, c’est qu’elles ont provoqué une catastrophe civilisationnelle.
D’une part, elles ont engendré une crise des valeurs combiné à un individualisme égoïste.
D’autre part, elle laisse la porte ouverte au « gouvernement de n’importe qui », chose qui effraie les dominants. Ce que révèle ce diagnostic finalement, c’est à la fois le sens profond du mot « démocratie » et en même temps le fait qu’on ne peut qualifier nos systèmes politiques de la sorte. « Nous ne vivons pas dans des démocraties » écrit Rancière.
Nous vivons dans des États oligarchiques de droit dans lesquels le mécanisme représentatif permet de réitérer le gouvernement des mêmes élites. La démocratie, au contraire, a lieu lorsque que « n’importe qui » gouverne, sans qu’il n’y ait aucun principe de gouvernement.
La question de la représentation est centrale dans les mouvements politiques actuels. Il est nécessaire de la saisir pour pouvoir comprendre les enjeux des débats les plus contemporains. Nous proposons donc d’approfondir cette question en se référant à un autre auteur contemporain de taille, l’historien Pierre Rosanvallon. Dans son ouvrage Le Peuple introuvable, Pierre Rosanvallon retrace l’histoire du système représentatif, ou de ce qu’il nomme « l’aporie constitutive du gouvernement moderne » : l’histoire du système politique contemporain est l’histoire d’une tentative de conciliation entre souveraineté du peuple et gouvernement par un petit nombre. L’historien démontre grâce à une argumentation solide que la représentation est vouée à échouer dans son projet même, tout simplement parce que le peuple est composé de multiplicité, alors que le gouvernement prétend représenter n’en qu’« un ». Rosanvallon écrit alors que « si le principe de la souveraineté du peuple fonde avec évidence la politique moderne, sa mise en œuvre apparaît fort incertaine » (Rosanvallon). Il faut donc resituer historiquement l’association entre démocratie et représentation qui n’est pas initialement évidente : la démocratie athénienne était celle du tirage au sort et donc au hasard, et non celle de la représentation. La représentation altère le sens du mot « démocratie » et c’est pour cette raison que les débats contemporains lui opposent sans cesse la nécessité d’une démocratie « réelle » et « directe ».
Ouvrage recensé– La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2013.
Du même auteur– La leçon d'Althusser, Paris, La Fabrique, 2012.– La nuit des proletaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Pluriel, 2017.– Avec Eric Hazan, En quel temps vivons-nous ?, Paris, La Fabrique, 2017.– Les temps modernes : art, temps, politique, Paris, La Fabrique,2018.
Autre piste– Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, coll. « Folio histoire », 2002.