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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Nuit des prolétaires

de Jacques Rancière

récension rédigée parLucia PopaDoctorante en sociologie de l’art (EHESS).

Synopsis

Histoire

La Nuit des prolétaires est un ouvrage d’histoire sociale dans lequel Rancière veut donner du prolétariat français une image affranchie des clichés tels que celui de « classe dominée » ou de « victime du racisme social ». Le titre met en évidence une solution concrète trouvée au XIXe siècle par de nombreux ouvriers pour échapper à un cycle de vie stéréotypé, entre dure journée de travail et nuit de repos réparatrice. Les archives montrent en effet que les travailleurs ont souvent fait le choix de consacrer leurs nuits à la poésie, à la philosophie ou à d’autres passions intellectuelles.

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1. Introduction

Le prolétariat au fil du temps a-t-il seulement été une catégorie sociale passive et exploitée par différents centres de pouvoir ? Les ouvriers se sont-ils montrés incapables de comprendre leur condition et de devenir autre chose que ce à quoi ils étaient destinés par les mécanismes d’un déterminisme social inéluctable ? Peuvent-ils mettre au point un discours qui parle correctement d’eux-mêmes et de leurs intérêts ou ont-ils besoin pour ce faire des élites du savoir pour cette mission ?

Ce sont des questions problématiques que Rancière n’articule pas ouvertement dans cet ouvrage, comme pour éviter presque toute forme de conceptualisation. Néanmoins, le livre n’est pas une simple reconstruction historique à travers une mise en récit du monde ouvrier, car le philosophe suit un fil rouge qui est l’un de ses thèmes de prédilection : les méthodes d’émancipation de ceux qui sont nés dans une classe sociale exploitée.

En employant des archives, il laisse parler de nombreux ouvriers-artisans – menuisiers, tailleurs, cordonniers, typographes, vidangeurs, lingères, couturières – de leurs passions intellectuelles développées à l’aide des méthodes autodidactes. Le résultat de cette recherche est surprenant, car l’auteur découvre un prolétariat composé d’individus aux intérêts intellectuels persistants et très diversifiés.

2. À la recherche du « vrai » prolétariat

Au fil des années, Rancière a étudié plusieurs fonds d’archives pour comprendre les représentations que se faisaient les prolétaires de leur propre condition, sans partir d’hypothèses précises. Le philosophe a analysé les brochures et les journaux des ouvriers à la Bibliothèque nationale de France ainsi que différentes archives afin de suivre l’évolution d’une génération de prolétaires français, à partir des années 1830 jusqu’à la fin du XIXe siècle.

L’idée de fouiller les archives lui a été inspirée par les événements de mai 1968, lorsque de manière inattendue les protestations des ouvriers et celles de certains intellectuels formèrent un front commun de luttes et de revendications politiques. Ce moment historique a marqué un tournant dans l’orientation idéologique de l’auteur du Maître ignorant, ses livres écrits après cette période étant empreints d’une critique radicale de la pensée marxiste.

Rancière a voulu remonter par une analyse historique aux années 1840-1850, lorsque, selon lui, la théorie marxiste se substitua au mouvement ouvrier en tant que voix externe, censée exprimer les aspirations des acteurs sociaux à leur place. Il a critiqué certains intellectuels marxistes pour leur condescendance envers les classes exploitées et a cherché à découvrir les voix oubliées des ouvriers de cette époque, afin de montrer qu’ils étaient capables d’un discours intelligent sur leur propre existence. Au lieu de construire des thèses philosophiques personnelles, l’auteur a décidé de raconter des histoires d’ouvriers français du XIXe siècle.

Comme l’image du prolétariat a souvent été construite par les classes sociales dominantes qui insistaient sur des lieux communs tels que la misère, le désordre, la violence, l’alcoolisme et les orgies de cabaret, Rancière a souhaité mettre en avant d’autres perspectives – celles des ouvriers mêmes.

En analysant des brochures, des journaux, des mémoires et la correspondance archivée de certains prolétaires, il a pratiqué une sorte d’anthropologie du combat ouvrier. Il entre ainsi dans l’intimité du prolétariat et parvient à brosser une fresque sociale de ce monde composé d’individus conscients de l’injustice de leur condition, empreints d’un esprit révolutionnaire et romantique, passionnés par les livres et les arts et animés par des rêves d’émancipation qu’ils partageaient entre camarades au cours de discussions enflammées.

3. Rester éveillé pour devenir un être pensant

Nés dans des familles à faible revenu, pourvus d’une éducation limitée, destinés dès leur jeunesse à un travail physique usant et à des horaires excessifs, les ouvriers semblaient condamnés à ne jamais avoir accès à la culture, selon les stéréotypes marxistes que Rancière a en ligne de mire. Les prolétaires ne disposaient ni d’argent pour acheter des livres, ni de l’énergie et du temps nécessaires pour se consacrer à l’étude après une journée de travail.

Leur vie ne leur offrait donc pas la possibilité de se cultiver. Or les archives révèlent que de nombreux travailleurs ont réussi, au cours du XIXe siècle, à transformer le rythme de vie imposé par leur condition ouvrière, qui les condamnait à n’alterner que les phases de travail physique et celles de repos et de sommeil.

En analysant les archives, Rancière a constaté que les ouvriers n’avaient pas besoin d’être éclairés sur leur propre condition individus dominés et qu’ils aspiraient plutôt à s’imaginer autrement. Contrairement aux ouvrages classiques d’histoire sociale, La Nuit des prolétaires ne se focalise pas sur les mentalités de l’époque pour situer les personnages analysés dans un système complexe de déterminants macrosociaux. « L’histoire des mentalités me servait à la fois de modèle et de repoussoir » (p. 41), confesse l’auteur.

Au contraire, influencé par les théories de Michel Foucault sur le discours comme forme de pouvoir, Rancière laisse parler les documents produits par les ouvriers afin de mettre en lumière, telles qu’elles ont été formulées par les acteurs sociaux, les motivations des groupes affranchis des tendances de l’époque. Comment certains ouvriers ont réussi-t-ils à rompre avec la vision du monde produite par leur classe sociale ? Qu’est-ce qui les motivait, après une journée de travail épuisant, à éviter la tentation naturelle de se reposer et à continuer à lire pendant des heures des ouvrages de philosophie, d’histoire, de littérature ? Et comment purent-ils conserver ce rythme de vie au fil des années ?

La réponse à ces questions est la thèse implicite du livre : la motivation des travailleurs était une aspiration à l’émancipation, une envie de devenir des êtres pensants à part entière, capables de se consacrer à un style de vie et à une façon de penser qui les placeraient parmi les citoyens de plein droit de l’humanité.

4. Méthodes originales d’apprentissage

Les textes d’archives cités par Rancière ont été écrits dans la plupart des cas par des ouvriers. Ils parviennent à surprendre le lecteur en raison de leur valeur esthétique et de leur idéalisme romantique.

Souvent, ces mémoires ou ces lettres sont imprégnées d’idées similaires, comme la conviction que la connaissance de soi et l’exploration de son potentiel intellectuel sont plus importantes que la simple et amère acceptation de ses conditions de vie injustes et malheureuses. Comme l’ont noté les commentateurs de l’œuvre de Rancière, ces textes d’ouvriers semblent inspirés par la préface des Confessions de Rousseau et par les idées politiques de Saint-Simon sur la transformation de l’exploitation sociale en association fraternelle.

Ces ouvriers-artisans ont eu accès à la culture par le biais de méthodes souvent atypiques et ingénieuses. Certains, tel Louis Vinçard, ont appris à lire et à écrire à la maison, par le truchement d’une mère presque illettrée, mais qui savait transmettre le goût de la culture. D’autres ont été alphabétisés dans les écoles de village, où le curé enseignait le latin, ou dans des hospices pour enfants trouvés.

Adolescents ou adultes, ces artisans ont des rêves d’intellectuels, tels que vivre dans un petit paradis livresque – une bibliothèque personnelle riche et diversifiée. Ces amoureux des livres parviennent parfois à matérialiser leurs rêves : c’est le cas du cordonnier Charles Pénnekère qui était très fier de posséder 300 livres.

Néanmoins, ces méthodes atypiques d’apprentissage deviennent parfois de véritables obstacles sur le chemin professionnel des prolétaires. Par exemple, la lingère Jeanne Deroin a appris à écrire toute seule, en lisant, et son graphisme témoigne d’un apprentissage inabouti, qui mélange les caractères de l’imprimerie à la calligraphie scolaire. Quoique capable d’analyser les contradictions philosophiques du saint-simonisme et douée d’une vaste culture générale, on lui a longtemps refusé son brevet d’institutrice à cause de son écriture inhabituelle.

Souvent, cette passion pour la culture était partagée par d’autres ouvriers émancipés, ce qui créait une émulation intellectuelle réciproque. Parfois, cependant, les collègues tentaient de décourager un ouvrier qui manifestait le désir de s’instruire et de s’affranchir ainsi de sa classe sociale.

5. Rancière contre la « sociocratie »

La question de l’émancipation d’un individu ou de la « subjectivation politique » est une source importante de mésentente entre sociologues et philosophes politiques. Dans la tradition sociologique, l’individu a été souvent considéré comme l’effet relativement passif des pressions externes, mais certains courants tels que l’interactionnisme symbolique lui ont attribué plus d’autonomie, en pratiquant une micro-analyse qui rejetait tout déterminisme biologique et social de l’acteur social.

Néanmoins, comme l’avouent même les sociologues , les définitions les plus solides du concept de « subjectivité politique » ont été proposées par des philosophes, tels Hannah Arendt, Michel Foucault, Judith Butler et Jacques Rancière. Pour ces auteurs, la subjectivation politique désigne le processus de production d’un sujet dans un certain milieu ou contexte sociale.

En contestant les normes d’une sphère de l’existence sociale, le sujet les déborde, sa révolte acquérant ainsi une signification politique. Les sujets politiques se forment dans une lutte contre la pression des groupes d’appartenance, des normes, des interactions sociales, des institutions, ce qui les situe presque dans un au-delà de la société.

Bien que Rancière évite toute conceptualisation dans La Nuit des prolétaires, son approche est une critique indirecte de la sociologie, à laquelle il oppose de nombreux exemples de subjectivation politique, analysant le parcours des ouvriers qui ont réussi à dépasser les stéréotypes à l’égard de leur condition sociale.

Comme d’autres philosophes, il place la sociologie dans une ère « pré-politique » : en tant que savoir de l’ordre établi auquel les sujets politiques opposent leur désir de liberté, la sociologie ferait obstacle à la révélation des processus de subjectivation politique. Cette image de la sociologie, comme science des « forces de rappel » de la société, renvoie en particulier à certains courants de la discipline, notamment le structuralisme et le fonctionnalisme.

Rancière pense qu’au cours du XXe siècle la sociologie a réussi à se forger un rôle dominant parmi les sciences sociales, de sorte que l’on peut parler de nos jours d’une véritable « sociocratie ». La cible de ses critiques est souvent Pierre Bourdieu, qui a développé, notamment dans La Distinction, la théorie selon laquelle à chaque classe sociale correspondraient des goûts et un mode de comportement particuliers.

À l’aide d’exemples concrets, Rancière se propose de démontrer que l’individu n’est pas prisonnier des caractéristiques de sa classe sociale.

6. Conclusion

Cet ouvrage révèle aux lecteurs un aspect méconnu de la France du XIXe siècle : l’univers des ouvriers qui, au lieu de se laisser aliéner par leurs métiers pénibles et souvent abrutissants, ont développé une vive curiosité intellectuelle et aspiraient à être autre chose que des prolétaires exploités par les classes dominantes.

Leurs histoires montrent que l’émancipation passe par la soif de culture, car l’affranchissement des stéréotypes qui stigmatisent les dominés se produit seulement à travers un exercice intellectuel continu de remise en question des rôles et des codes sociaux.

7. Zone critique

En attaquant la sociologie et, surtout, le « sociologisme » ou la « sociocratie », Rancière essaye d’expliquer dans La Nuit des prolétaires, à travers de nombreux exemples, qu’un individu né dans une position sociale vulnérable peut surmonter sa condition et se libérer, par un effort intellectuel autodidacte, des stéréotypes qui lui sont attribués. Bien que l’auteur saisisse pertinemment un élément faible de la sociologie, à savoir la tendance à interpréter les stratégies et les choix d’un individu comme des pures conséquences des rapports sociaux, presque sans lui laisser d’échappatoires, son raisonnement n’est pas sans faille.

Comme d’autres philosophes avant lui, Rancière semble croire que la subjectivation politique serait produite par un pur hasard, tout en restant incompréhensible, presque comme un miracle. Néanmoins, l’émancipation ne se produit jamais dans le vide, mais plutôt à la suite d’une rencontre, d’un évènement qui stimule une remise en question de l’individu.

Au fond, La Nuit des prolétaires est un livre sur l’amitié, sur les cercles informels d’es ouvriers et leurs discussions passionnées. Cette amitié est le cadre social qui déclenche et entretient chez les individus la croyance dans la possibilité de l’émancipation. Une micro-analyse de ces cercles informels et de la production des singularités en leur sein serait peut-être la méthode qui bénéficierait à la fois des avancées de la sociologie et de la philosophie politique, en surmontant ainsi les conflits interdisciplinaires.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, coll. « L’Espace politique », 1981 (réédition poche, Hachette Pluriel, 1997 et 2012).

Du même auteur

– Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987.– Le Philosophe et ses pauvres, Fayard, 1983 (réédition poche, Flammarion Champs, 2007 et 2010).– Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000.– La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.

Autres pistes

– Antonia Birnbaum, Égalité radicale. Diviser Rancière, Paris, Amsterdam, 2018.– Anders Fjerd, Jacques Rancière. Pratiquer l’égalité, Paris, Michalon, coll. « Le bien commun », 2018.– Federico Tarragoni, Sociologies de l’individu, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2018.

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