Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jacques Rancière
Le Philosophe et ses pauvres représente une radiographie sélective et critique de la pensée occidentale qui, selon Rancière, n’a jamais cessé d’agrandir le fossé entre les « élus de la pensée » et les classes défavorisées. Ainsi, depuis Platon, de nombreux intellectuels ont affirmé que les différences sociales étaient naturelles et ont essayé de décourager les pauvres de penser par eux-mêmes. Ceux-ci étaient censés se résigner à leur statut social afin de préserver l’harmonie de la cité ou admettre qu’ils avaient besoin de philosophes pour connaître leurs propres intérêts politiques.
Avant d’élaborer la thèse centrale de son œuvre – l’égalité radicale – Rancière a développé ses idées dans deux ouvrages complémentaires : La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (1981) et Le philosophe et ses pauvres (1983). Dans le deuxième ouvrage, l’ancien disciple d’Althusser se propose d’analyser comment quatre figures notoires de la pensée occidentale – Platon, Marx, Sartre et Bourdieu – sont devenues de réels obstacles idéologiques à l’émancipation des classes opprimées.
Le livre s’articule autour de la liberté de pensée, considérée comme une étape essentielle de l’affranchissement de chaque individu.
Qui a le droit de philosopher ? Est-ce un droit démocratique et universel ou plutôt l’attribut d’une oligarchie de l’excellence ?
Rancière se propose de confronter à cette question fondamentale le travail de quatre intellectuels influents dans la culture occidentale. Tout au long de son analyse, il constate que les philosophes se sont construit une réputation d’élite de la pensée, en s’opposant constamment aux humbles qui n’ont pas assez de temps pour s’instruire. Selon eux, la mission du penseur serait celle d’« éclairer » les masses, de les aider à objectiver leurs propres problèmes et intérêts. Néanmoins, cette image du philosophe est imprégnée de condescendance envers la capacité des exploités à raisonner par eux-mêmes.
La Leçon d’Althusser (1975), ouvrage qui marque la distance prise par Rancière de son ancien professeur de l'École normale supérieure, représente la première publication d’une série conduisant à la rédaction du Maître ignorant (1987). Pendant plusieurs années, l’ancien disciple d’Althusser a élaboré, progressivement, une vision philosophique originale sur l’égalité radicale.
Rancière contesta d’abord la position d’Althusser sur les événements de Mai 1968 : ne faisant pas confiance à la capacité des révolutionnaires de comprendre et de poursuivre leurs intérêts, Althusser avait développé une théorie qui, selon Rancière, frisait l’autoritarisme pédagogique. Dans Le Maître ignorant, cette contestation prend une tournure radicale, rejetant toute forme d’autorité pédagogique, considérée comme abusive. Rancière avait élaboré ses arguments après avoir examiné pendant plusieurs années certaines théories philosophiques influentes dans l’espace occidental, ainsi que les archives des ouvriers français d’après 1830. Ce travail aboutit à la publication de deux ouvrages complémentaires. D’abord, dans La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier (1981), le philosophe met en valeur une certaine émulation intellectuelle qui a poussé plusieurs générations d’ouvriers à consacrer leurs loisirs à des domaines tels que la poésie, la philosophie, etc.
Ensuite, Le philosophe et ses pauvres (1983) représente l’effort de Rancière pour conceptualiser la théorie de l’égalité radicale. Rancière montre ainsi comment certains intellectuels influents du monde occidental ont formulé des théories complexes, agrémentées de réflexions pessimistes envers les pauvres, souvent représentés en tant que personnes qui n’ont pas le temps nécessaire pour se consacrer aux activités intellectuelles ou qui ont un accès limité aux formations universitaires prestigieuses.
Remontant jusqu’à Platon et d’Aristote, l’auteur montre que la pensée occidentale s’est construite en introduisant un écart théorique fondamental entre les philosophes et les pauvres. Rancière critique ces théories, expliquant que les pauvres n’ont pas besoin de l’aide des intellectuels pour s’émanciper.
Selon l’auteur du Maître ignorant, Platon a eu le mérite douteux d’avoir élaboré le « premier modèle de l’abrutissement, duquel dérivent les projets d’émancipation des Lumières ainsi que les modèles critiques des sciences sociales modernes » (Anders Fjeld, p. 48) . Rancière fait référence notamment à La République et aux Lois dans lesquels Platon présente l'inégalité sociale comme une nécessité, « un beau mensonge » qui a influencé profondément la culture occidentale.
Le philosophe grec soutient que seule la division parfaite des tâches professionnelles peut assurer le bonheur général de la cité. Mais il ne s’agit pas d’un bonheur égal : les artisans ne peuvent pas prétendre aux honneurs réservés aux guerriers, ni à la distinction et au détachement du philosophe. La cause de cette inégalité serait la providence qui a donné aux êtres humains trois types d’âmes, à l’origine des classes sociales : « l’âme de fer » aux artisans, « l’âme d’argent » aux guerriers et « l’âme d’or » aux dirigeants. Cette histoire qui explique la création de la stratification sociale a été inspirée par le mythe de l’âge d’or, élaboré dans un récit du poète grec Hésiode. Dans la cité idéale imaginée par Platon, seulement celui qui a reçu l’« âme d’or » pourrait être nommé roi car il est né avec un amour désintéressé de la sagesse et il peut comprendre les vérités absolues interdites aux autres humains. Cette sagesse le rend incorruptible, capable de gérer le pouvoir et la richesse de la cité sans en abuser. Pour cela, le roi devrait être d’abord un bon philosophe, raisonnement qui s’achemine vers un concept majeur de l’œuvre platonicienne : le « philosophe-roi ». Dans La République, Platon se révèle être un penseur fataliste et physionomiste : il affirme que certaines personnes ont des âmes et des corps abîmés qui ne peuvent correspondre qu’à certaines professions, alors que les activités nobles appartiennent aux élus, qui ont des traits harmonieux, dépourvus de déformations. Ceux qui essaient de transgresser cette fatalité naturelle et de philosopher, bien que le hasard leur ait donné un autre rôle social, menacent l’harmonie de la cité, car ils sont des facteurs d’anarchie. Ceux qui déchirent le tissu social sont pour Platon les « bâtards de la pensée », souligne Rancière, car ils essaient de s’emparer d’un savoir auquel ils ne devraient pas prétendre. Seul le « philosophe-roi » a le droit d’aborder les grands sujets de la pensée.
Rancière conclut que la séparation platonicienne des vertus a marqué la culture occidentale d’un profond clivage entre les aliénés de la production et les élus de la philosophie.
Après avoir commenté Platon, Rancière se tourne vers la pensée des XIXe et du XXe siècles, critiquant certaines orientations politiques, philosophiques et pédagogiques de gauche.
Dans cette partie de l’ouvrage, le philosophe s’arrête d’abord sur deux auteurs influents : Marx et Sartre. Bien que les deux penseurs soient assez différents, ils partagent, selon Rancière, une certaine vision pessimiste et méprisante à l’égard des pauvres, les considérant comme une masse inerte et passive.
Il se propose de rompre avec une tradition marxiste pour laquelle la classe ouvrière ne peut se défendre qu’à l’aide des savants. Loin de servir les intérêts des exploités, cette tradition essentialise et fige les différences entre les pauvres et les intellectuels. Une telle fracture contribue à rendre impossible l’espoir d’une action commune pour l’affirmation de l’égalité.
Rancière accuse Marx d’attitude méprisante même envers les ouvriers les plus actifs politiquement. L’auteur de La haine de la démocratie attire l’attention sur le fait que parfois, surtout dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx tend à créer une véritable police du prolétariat, distinguant le « vrai » du « dégénéré », connu dans la tradition marxiste comme « lumpenproletariat », catégorie dans laquelle il situait notamment les délinquants. Rancière parvient à démontrer comment l’auteur du Capital a jeté les bases d’une théorie réductrice et condescendante sur la condition des ouvriers, considérés comme destinés à ne pas pouvoir s’objectiver.
Il est important de distinguer la critique que Rancière adresse à la philosophie marxiste d’une certaine orientation anti-marxiste apparue en France au milieu des années 1970 et partagée par certains intellectuels appelés les « Nouveaux philosophes » qui s’efforçaient de démontrer que l’œuvre de Marx avait rendu le Goulag inévitable. Le propos de Rancière n’est pas celui-là et vise le scientisme marxiste : la conception selon laquelle le prolétariat serait incapable de comprendre son rôle politique sans l’accompagnement pédagogique des intellectuels bourgeois.
En ce qui concerne Sartre, il se concentre principalement sur une étape plus tardive de son œuvre, au cours de laquelle le philosophe existentialiste s’intéressait à la relation entre le Parti communiste et les travailleurs. Pour Sartre, les ouvriers étaient trop « fatigués » pour penser par eux-mêmes et devaient donc déléguer cette tâche au Parti. De fait, l’intellectuel frayait avec le Parti, et jamais avec les travailleurs.
La véritable cible de Rancière dans cet ouvrage n’est pas tant la tradition philosophique occidentale, que la sociologie incarnée par Pierre Bourdieu et avec laquelle Rancière entretient une féroce rivalité. L’ancien disciple d’Althusser s’intéresse principalement à l’influence du sociologue sur le processus de réforme du système éducatif français pendant le premier mandat présidentiel de François Mitterand. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que sa critique de Bourdieu est aussi féroce qu’hargneuse.
Les objections de Rancière à l’approche bourdieusienne de l’éducation peuvent être résumées de la manière suivante : sa sociologie est « douteuse, scientifiste, auto-glorifiante, réductive, déterministe et politiquement inefficace » (Oliver Davis, p. 23). En outre, l’argumentation de Bourdieu serait auto-glorifiante car il affirme que seule la sociologie peut décrypter la logique des événements sociaux complexes, à la différence des autres disciplines, telles que la philosophie.
Pour Rancière, Bourdieu est également réducteur, car il résume le champ social à des extrêmes tels que les oppresseurs et les opprimés, supprimant ainsi les chaînes d’intermédiaires et les échanges complexes entre les classes défavorisées et les élites de la distinction. Malgré sa réputation d’intellectuel progressiste, le célèbre sociologue français est pour Rancière plutôt déterministe, l’individu étant figé dans son environnement social, ses goûts, ses idées et ses émotions. Paradoxalement, Bourdieu s’inscrit ainsi dans le modèle de la société brossé par Platon, où les individus occupent toute leur vie le rôle assigné à la naissance.
Mais l’aspect le plus problématique de la sociologie bourdieusienne est pour l’auteur du Maître ignorant sa dimension « déprimante ». Les résultats de la radiographie sociale proposée par Bourdieu sont, pour lui, catégoriques et pessimistes, car il soutient que le renversement des rapports de domination est presque impossible.Cette vision de l’injustice sociale est politiquement « inefficace », estime Rancière, parce qu’elle ne peut pas être à l’origine de nouveaux programmes économiques et politiques.
Rancière a également critiqué la « pédagogie rationnelle » développée par Pierre Bourdieu et Jean-Luc Passeron dans Les héritiers. Les étudiants et leurs études (1964) et La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement (1970) pour son incapacité à fournir aux étudiants issus de milieux sociaux défavorisés une solution pour surmonter leur condition.
Rancière tente de montrer comment certaines figures prestigieuses de la pensée occidentale ont apporté leur contribution à la création et la reproduction des inégalités sociales.
Loin de libérer les classes opprimées, les intellectuels ont souvent ajouté à la domination économique le doute concernant la capacité des pauvres à raisonner par eux-mêmes.
De Platon à Bourdieu, malgré la variété des approches et des méthodes, les sciences sociales n’ont cessé de conseiller aux pauvres de confier aux intellectuels le soin de parler à leur place.
Le philosophe et ses pauvres apparaît comme un ouvrage difficile à contester, car, malgré le ton parfois exalté de sa critique, Rancière n’impose pas son autorité intellectuelle au lecteur.
Bien au contraire, il l’incite à rentrer dans le débat et à interroger à son tour les arguments de l’auteur. Néanmoins, son propos et son style ont tout du piège, car, de temps en temps, seuls les lecteurs munis d’une culture philosophique solide peuvent distinguer les arguments des intellectuels analysés de ses propres commentaires. Lorsque Rancière critique la généalogie du scientisme marxiste, la question de savoir s’il fait référence aux ouvrages de Marx ou plutôt à la vaste littérature influencée par l’auteur du Capital reste souvent sans réponse. Cela s’explique par le fait que Rancière rejette délibérément certaines règles de la rigueur académique et qu’il prend parfois la liberté de ne pas préciser clairement ses sources ou la littérature scientifique utilisée.
L’analyse de l’influence de Sartre reste incomplète parce que Rancière concentre sa critique sur un unique pan de son œuvre. Il laisse de côté un autre Sartre, plus anarchiste et plus radical, celui des Mots (1964), par exemple. La critique de la sociologie de l’éducation de Bourdieu est aussi sélective et la virulence du ton employé à son égard semble s’inscrire dans la rivalité emblématique entre les philosophes et les sociologues.
Ouvrage recensé
– Le philosophe et ses pauvres, Paris, Fayard, 1983.
Du même auteur
– La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, coll. « L’Espace politique », 1981 (réédition poche, Hachette Pluriel, 1997 et 2012).– Le partage du sensible, Paris, La Fabrique éditions, 2000. – La Haine de la démocratie, Paris, La Fabrique éditions, 2005.
Ouvrages sur Jacques Rancière
– Antonia Birnbaum, Égalité radicale. Diviser Rancière, Paris, Éditions Amsterdam, 2018. – Anders Fjerd, Jacques Rancière. Pratiquer l’égalité. Michalon Éditeur, coll. « Le bien commun », 2018. – Oliver Davis, Jacques Rancière, Cambridge/Malden, Polity Press, 2010.