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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Homo Domesticus

de James C. Scott

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Histoire

Les premiers États sont apparus environ 3 500 ans avant notre ère. Soit bien après la culture des céréales et la domestication du bétail. Ces repères chronologiques nous éloignent donc du récit traditionnel de la révolution néolithique et de son déroulé fluide, où se succèdent le processus de sédentarisation, l’apparition de l’État et le développement de la civilisation. Mobilisant l’écologie, l’anthropologie et l’histoire, James Scott analyse la naissance des premiers États agraires et ses lourdes conséquences. Sur le plan social comme sur celui de l’environnement.

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1. Introduction

Apparus en Mésopotamie, les premiers États se sont greffés sur des zones favorisées où des communautés sédentaires cultivaient des céréales et élevaient des animaux désormais domestiqués. Il s’agissait de petits territoires : les moyens de transport terrestre empêchaient alors les États archaïques de réquisitionner les céréales au-delà de 48 km.

Ni la sédentarité ni l’agriculture céréalière n’expliquent cependant l’émergence de l’État, souligne James Scott. En Asie comme en Amérique, où l’auteur puise d’autres exemples, il s’avère que « la sédentarité fut largement antérieure à la domestication des céréales et du bétail, et elle a souvent persisté dans les milieux où la culture céréalière était faible ou inexistante » (p. 61).

Scott prolonge ici ses travaux antérieurs sur l’État en se penchant sur sa genèse, à partir de récents travaux anglo-saxons. Il démontre que la forme-État ne relève jamais de l’évidence. Elle suppose toutefois des conditions favorables : conditions démographiques et conditions écologiques, que l’auteur analyse en détail, et de manière très concrète.

2. Le laboratoire mésopotamien

Durant les sixième et septième millénaires avant notre ère, la région de Sumer (dans le sud de l’Irak) n’était pas une zone aride. Situé à dix mètres sous son niveau actuel, le delta du Tigre et de l’Euphrate formait une vaste plaine alluviale, avec une mosaïque de milieux permettant aux chasseurs-cueilleurs de se nourrir à peu de frais. Ou, comme le dit l’auteur, de raccourcir la distance des repas, comme le feu l’avait fait longtemps auparavant, la cuisson des aliments ayant permis de consommer des ressources jusque-là proches mais indigestes (graines dures, peaux épaisses...).

Situés à l’intersection des routes migratoires des oiseaux et des mammifères (gazelles, ânes sauvages…), les mésopotamiens chassaient sans trop se déplacer. Ils exploitaient aussi les niveaux inférieurs de chaînes trophiques diversifiées (poissons, plantes, fruits...), qu’offrait un milieu favorisé par la transgression marine, la chaleur et l’humidité. Un régime de crues saisonnières leur permettait à l’occasion de jeter des semences sauvages dans des alluvions fertiles. C’est à dire de cultiver sans labourer.

Comme le feu avait permis la naissance du foyer, ces conditions favorables ont conduit à l’émergence précoce de villages sur des « dos de tortue », parcelles surélevées que Jennifer Pournelle (Université de Caroline du sud) a pu récemment cartographier. Dans cet environnement aquatique durant six mois de l’année, des bateaux en roseau transportaient bois, métaux, obsidienne…, favorisant les échanges avec d’autres communautés.

On retrouve le même schéma en Afrique (delta du Nil), en Asie (baie de Hangzou) et en Amérique (Teotihuacan) : les premiers grands établissements sédentaires sont aussi apparus en zone humide, c’est à dire dans une niche écologique. Cependant, les grands deltas fluviaux (Nil, Fleuve Jaune,etc.) n’ont jamais favorisé l’émergence d’un État. Dans l’Antiquité, les premières structures politiques de ce type étaient basées sur l’exploitation des céréales : blé, orge, millet. Puis riz et maïs pour celles qui les ont suivies. Pourquoi ? Parce que ces végétaux ont toutes les qualités pour produire un impôt, explique James Scott. Offrant une base de prélèvement, ils sont faciles à stocker et à prélever.

3. Le décor est planté

Contrairement aux tubercules, en effet, les céréales se voient, et aux yeux du collecteur, elles présentent l’immense avantage de mûrir en même temps, selon un calendrier connu. On peut aussi estimer le volume de la moisson. Aucune légumineuse, aucun tubercule, ne possède toutes les qualités que James Scott attribue aux céréales : visibilité, divisibilité, « évaluabilité », « stockabilité », transportabilité, et « rationalité ». C’est pourquoi les céréales sont des plantes politiques. Le prélèvement dont elles sont l’objet (pas moins de 1/5e de la récolte, estime l’auteur) permet de nourrir la population servile, alimenter les troupes ou payer un tribut. D’ailleurs, on ne connaît aucun État de la lentille ou du manioc.

Vers le milieu du troisième millénaire, les villes-États de Basse Mésopotamie s’entourèrent de murailles pour protéger leurs ressources agricoles. Une entreprise considérable, puisqu’elles s’étendaient sur 10 à 33 hectares en moyenne. Sans doute à la suite d’affrontements entre cités, les structures de pouvoir avaient débordé le cadre de la parenté pour s’institutionnaliser. Les paysans, les artisans, les commerçants, devinrent des sujets recensés et contrôlés par l’État. L’écriture sur un support durable fit son apparition à la même époque. Pas question de littérature. Durant cinq siècles, le travail des scribes fut uniquement une affaire de compatibilité et d’inventaire.

Les premières tablettes d’Uruk (3300-3100 avant J.-C.) sont essentiellement des listes, portant sur les céréales, les taxes et la main d’œuvre. Il n’y est question que d’orge, de prisonniers de guerre et d’esclaves. A Umma, l’appareil statistique va jusqu’à classer les textiles selon leur poids et leur maillage. Dans cette ville de cent hectares, forte de dix à vingt mille habitants, le recensement de la population permettait d’établir un impôt par tête, de répartir les corvées, et de gérer la conscription. À l’image d’Ur III, certaines sociétés sumériennes étaient fortement centralisées et militarisées, ajoute James Scott, dans le fil de ses travaux précédents. Les tablettes y mentionnent constamment des esclaves et des requis pour les corvées.

À l’inverse, on constate que les céréales sont abandonnées quand les murailles s’effondrent. La culture écrite s’évanouit. Peut-on pour autant se ranger derrière l’historiographie, qui qualifie de « siècles obscurs » les périodes où les états primitifs n’offrent ni édifices monumentaux, ni archives royales ? Non, répond l’auteur, en faisant valoir que l’écriture n’était qu’un mode de communication parmi d’autres. Tout comme la culture des céréales était qu’un des nombreux moyens de subsistance. Karen Rhea Nemet-Rejat (Université de Yale) souligne d’ailleurs que l’association de l’écriture à l’État (impôt) et aux céréales (travail éreintant) était suffisamment forte pour que les populations y résistent délibérément. La culture des légumineuses a pu aussi être un moyen d’échapper à l’État dans les régions périphériques.

Scott souligne que dans l’existence de l’Humanité, l’État a été une variable mineure. Son hégémonie date seulement des années 1600. « Il y a environ quatre siècles, un tiers du globe était encore occupé par des chasseurs-cueilleurs » (p. 30).

4. Une existence peu enviable

« Pourquoi des cueilleurs dotés d’un minimum de bon sens auraient-ils opté pour l’énorme augmentation de la quantité de travail pénible exigée par l’agriculture sédentaire et les soins du bétail, à moins d’y être contraints par une menace létale ? » (p. 107).

La question mérite d’être posée, d’autant que sur le site de Tell Abu Hureyra, les chercheurs ont conclu que si elle s’était développée sur des bases volontaristes, l’agriculture aurait représenté un investissement trop élevé. Nos ancêtres consacraient par ailleurs peu de temps à leur alimentation. Et on voit mal quel aurait pu être l’intérêt de passer des espèces sauvages, qu’il était facile de moissonner, à des espèces censées pousser là où elles ne le faisaient pas naturellement.James Scott souligne que la sécurité alimentaire des chasseurs-cueilleurs passait par la diversité de leurs ressources. En ce sens, présupposé de l’agriculture, la sédentarité était un risque. Si elle a pu être adoptée dans le delta mésopotamien, c’est parce que des ressources proches et très variées en atténuaient les dangers. Et parce que la population des villages était limitée.

Les cités céréalières, au contraire, regroupaient des milliers d’habitants. Ces immenses concentrations humaines, les premières du genre, ont vu apparaître des fléaux qu’aucun anticorps ne pouvait encore freiner : choléra, variole, rougeole, grippe... Elles s’accompagnaient d’une concentration tout aussi inédite de porcs, chèvres, canards, etc., dont les pathogènes s’adaptèrent à l’Homo Sapiens.

Le contexte de la domus (regroupement d’humains, d’animaux et de parasites autour de l’agriculteur et de ses installations fixes) était lui-même source de problèmes sanitaires, à cause des déjections, des eaux contaminées, et des parasites (poux, rats, etc.). Dans ces conditions, les États agraires étaient sujets à des épidémies à répétition.

Leur population souffrait de malnutrition chronique. Les champs d’orge ou de blé étant sévèrement ponctionnés par des insectes, des oiseaux ou des bactéries qui n’avaient jamais profité d’un tel festin, « la domus n’a jamais connu l’autosuffisance, même relative » (p.126). D’où un déséquilibre alimentaire, dont on peut constater les effets sur la taille des squelettes : ceux des chasseurs-cueilleurs mesurent quelques centimètres de plus que ceux des citadins.

Si le complexe céréalier néolithique a fini par s’imposer, c’est parce que les agriculteurs sédentaires ont connu des taux de reproduction sans précédent, estime l’auteur. La période de fécondité des femmes sédentaires était plus importante. Elles faisaient aussi plus d’enfants. À long terme, ce facteur très secondaire finit par être décisif.

5. La culture de la coercition

Les enfants représentaient aussi une main-d’œuvre appréciée. Car des terres fertiles ne valent que s’il existe un personnel pour les exploiter. Les paysans ne produisant pas d’eux-mêmes l’excédent que les élites s’appropriaient, il fallait donc les contraindre. La servitude devint ainsi le « système essentiel » des États archaïques.

Sumer se nourrissait d’esclaves venant de régions périphériques, de prisonniers de guerre, et d’une population forcée de se déplacer. Les captifs étaient installés ou réinstallés dans des colonies agricoles. À l’écart de la domus, les travaux les plus durs et les plus dangereux leur étaient réservés : mines, carrières, terrassement…

Si on excepte les artistes et artisans au service des puissants, ces captifs étaient indispensables pour assurer l’infrastructure matérielle de l’État et son fonctionnement. À Uruk, cité d’environ 42 000 habitants, les ateliers textiles assujettissaient 9 000 femmes, soit près de 20 % de la population.

Tout indique, les listes de morts en particulier, que les esclaves étaient maltraités, et que la main d’œuvre fuyait devant l’impôt, la servitude ou l’épidémie. Face à cette hémorragie permanente, certains auteurs ont avancé que les murailles de l’époque (dont la muraille de Chine) avaient au moins autant pour objectif d’empêcher les habitants de fuir, que de protéger les habitants contre une agression.

Les guerres entre États visaient d’ailleurs la capture de prisonniers, particulièrement de prisonnières. James Scott suggère qu’on avait là une autre forme de domestication : celle de l’humain, les États archaïques ayant un besoin constant de reconstituer leur main-d’œuvre, donc de veiller à sa reproduction. Ce qui conduit à l’hypothèse « que certaines cités-États mésopotamiennes aient eu pour origine la conquête ou le déplacement d’une population agraire par une élite militaire extérieure » (p. 195).

6. Une institution fragile

Malgré tout, la question de la naissance des premiers États reste une interrogation entière. S’il s’avère désormais que ce type d’institution politique n’est pas apparu en encadrant l’irrigation des céréales dans les zones arides, rien n’explique encore l’écart d’environ 4 000 ans qui sépare la culture des céréales de l’émergence des États mésopotamiens. De toute évidence, signale l’auteur, nos ancêtres ne se sont pas précipités dans les bras des premiers États, supposés porteurs de civilisation. James Scott consacre d’ailleurs un chapitre aux peuples sans État, qui entretenaient avec ces derniers des relations complexes, parfois contradictoires, et souvent instables. Il n’existe aucune preuve d’une « aspiration sociale à la sédentarité », signale l’auteur (p. 77).

L’évolution des premiers États est mieux connue. Tributaires du succès d’une récolte annuelle, potentiellement détruite par les calamités naturelles, leur sort dépendait d’une démographie dynamique. Menacés de pillage ou de destruction par les États voisins, ils devaient aussi faire face aux conséquences d’une surexploitation du milieu : la salinisation des sols et la déforestation.

Ces différents facteurs expliquent sans doute le déclin de certains États, ou leur « disparition », comme Ur III vers la fin du 3e millénaire avant J.-C., que l’auteur qualifie de reformulation de l’ordre politique. Leur disparition a fait renaître des communautés décentralisées, synonyme d’une émancipation bienvenue à tous les égards. L’apparition de l’État n’était donc pas le fruit d’évolutions irréversibles, et le politologue qu’est James Scott ajoute que des palais désertés ne signifient pas ipso facto une plongée dans la violence. « Il ne faut jamais confondre la notion de culture avec celle de centre étatique » (p. 225).

7. Conclusion

Associés aux céréales, les premiers États de la planète ont grandement perturbé les écosystèmes (en les simplifiant, en les détériorant, en faisant apparaître des pathologies), et confisqué l’exploitation collective des ressources naturelles au profit d’une gestion centralisée faisant largement appel à la coercition.

En fait de « civilisation », ce complexe écologique et social a suscité une hostilité qu’on ne soupçonne pas. Il a d’ailleurs fallu attendre près de 5 000 ans pour qu’il s’impose, et qu’il impose avec lui un modèle exploitation des ressources particulièrement fragile. Nous sommes devenus dépendants de plantes qui nécessitent une assistance soutenue, car elles ne peuvent pas se propager seules. Ce détail est crucial, car blé, orge, riz, maïs représentent aujourd’hui plus de la moitié de la consommation mondiale de calories.

Si on considère la notion de domestication, telle que l’auteur la définit (« effort continu d’Homo Sapiens en vue de façonner son environnement à sa guise » – p. 35), l’apparition des premiers États a finalement eu beaucoup plus de conséquences sur les équilibres naturels que l’utilisation du feu par une colonie réduite d’Homo Erectus. On peut même se demander si Sapiens lui-même n’a pas été domestiqué par l’État, à l’image des animaux de la domus.

8. Zone critique

Servi par une traduction fluide, cet ouvrage est silencieux sur la religion, et presque muet sur le droit : éléments pourtant liés au pouvoir de État que l’auteur circonscrit à la servitude et à l’impôt. Il occulte également la reconstitution des États après leur effondrement.

Ce livre ouvre toutefois de nombreuses pistes. On peut même le relier à des travaux qui n’ont, a priori, rien à voir entre eux, signe qu’il vient occuper un espace largement vierge : ceux de Marshall Salhins, par exemple, qui ont montré que les sociétés primitives pouvaient être des sociétés d’abondance. On peut aussi citer les recherches de Kenneth Pomerantz qui, se penchant sur deux régions ayant le même niveau de développement économique, s’est demandé pourquoi l’Angleterre avait décollé au XVIIIe, contrairement à la Chine du bas Yangzi. Cela s’expliquerait par des raisons écologiques.

James Scott montre que cet aspect environnemental occupe aussi une place centrale dans la construction de l’état. Il est même au cœur du politique. Son analyse est d’autant plus pénétrante que l’État est aujourd’hui le cadre désigné pour affronter des défis écologiques majeurs.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Homo domesticus : une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019.

Du même auteur– Zomia ou l'art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.– La Domination et les arts de la résistance. Fragments d’un discours subalterne, Paris, éd. Amsterdam, 2009. – Petit éloge de l'anarchisme, Montréal, Lux éditeur, 2013.

Autres pistes– Pierre Clastres, La Société contre l’État, recherches d’anthropologie politique, Paris, les Éditions de Minuit, 2014.– André Parrot, Sumer, Paris, Gallimard, 2006.

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