Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de James C. Scott
Empruntant au courant de pensée anarchiste son biais de lecture plutôt que sa théorie, l’auteur affirme qu’« il est possible de mettre au jour certaines idées qui restent invisibles à presque toutes les autres façons de voir le monde » (p. 9). Il nous invite alors à exercer notre esprit critique sur un certain nombre de sujets de réflexion. Conjuguant l’anthropologie et la science politique, il questionne la pratique de ces deux disciplines dans leur capacité à se faire l’écho d’agents subalternes, auxquels récits historiques et analyses politologiques ne donnent habituellement pas la parole.
Conçu sous la forme de six courts chapitres composés de 29 fragments qui sont autant de façons de voir le monde en anarchiste, ce petit livre aborde la politique et la citoyenneté sous un jour différent de celui auquel nous sommes généralement habitués. Rappelant que tous les changements de société positifs et les réformes de ces deux derniers siècles en Occident ont été le fruit de révoltes plus ou moins violentes, James Scott observe malgré tout que la majorité des actes de désobéissance civile passent inaperçus, parce que leurs auteurs choisissent de ne pas revendiquer leur contournement des lois ou règlements. La discrétion faisant partie de l’efficacité de ces actes mineurs, les textes officiels et les chercheurs n’en font généralement pas état.
Pensé comme un « manuel d’exercices de l’esprit », le livre passe en revue phénomènes historiques et anecdotes tirées de la vie quotidienne des citoyens ordinaires, de l’école à la maison de retraite, de l’usine à la boutique, du bidonville à l’aménagement du territoire, du potager à la forêt. Au sortir de sa lecture, nous sommes censés être plus attentifs aux possibilités réelles de participation et de contestation qui sont les nôtres et être en mesure de défendre la démocratie participative que nous chérissons tant.
La première page situe le positionnement intellectuel de l’auteur : il n’est pas anarchiste mais se rend compte d’une certaine coïncidence de ses écrits avec la « critique anarchiste de l’État » (p. 5) et exprime sa déception face aux révolutions communistes du XXe siècle. Le livre, plutôt qu’un résumé de la pensée anarchiste, est donc pensé comme une tentative de « voir le monde comme un anarchiste » (p. 6), à travers les exemples les plus concrets : éducation, urbanisme, santé publique, agriculture, etc.
Conscient de la violence structurelle qui fait, par exemple, voyager les organes des nourrissons des pays pauvres du Sud vers ceux, riches, du Nord, et de la faillite des institutions démocratiques occidentales, l’auteur cherche dans le questionnement original proposé par les anarchistes les « moyens d’opérer le changement politique » (p. 15). Les organisations ne seraient pas en mesure de le faire, car elles ne feraient généralement que représenter les intérêts de l’ordre établi. Ainsi, « la protestation non institutionnelle est une condition nécessaire, quoiqu’insuffisante, aux changements structurels importants » (p. 20).
L’auteur énonce alors la loi de « callisthénie » anarchiste, en référence à l’art grec de développer son poids de corps comme résistance : pour pouvoir réagir à une atteinte grave à la démocratie, il faut au préalable avoir su faire preuve d’insubordination dans une situation quotidienne. James C. Scott défend la notion d’« infrapolitique » : considérant que « plus de régimes ont été forcés à capituler, petit à petit, par ce qu’on a appelé la “démocratie irlandaise”, soit la résistance silencieuse et obstinée, la défection et la férocité de millions de personnes ordinaires, que par des avant-gardes révolutionnaires ou des foules en émeute » (p. 48), il croit en l’efficacité d’actions telles que « le ralentissement délibéré, le braconnage, le chapardage, la dissimulation, le sabotage, la désertion, l’absentéisme, l’occupation illégale et la fuite » (p. 20).
Il observe que la plupart des politologues et des historiens n’ont pas conscience de ce que les classes subordonnées ont par nécessité d’autres modes d’organisation qui rendent largement invisibles leurs modes d’action. Cette constatation doit entraîner un changement de regard dans les sciences sociales, insuffisamment soucieuses du point de vue des agents et manquant par conséquent une véritable « phénoménologie de l’action humaine » (p. 26).
Qu’est-ce que la démocratie sans l’égalité ? se demande l’auteur, considérant que « les démocraties libérales occidentales fonctionnent dans l’intérêt des 20 % de la population, plus ou moins, qui se trouvent au sommet de la pyramide de la richesse et des revenus » (p. 55). L’éthos anarchiste de mutualité, de coopération et d’autogestion représente pour Scott autant de valeurs en acte qu’il oppose à l’organisation formelle et verticale des institutions.
En définitive, l’État aurait produit les « égoïstes asociaux » (p. 23) que Hobbes, par un retournement de perspective, postulait comme antérieurs à lui. Scott postule que la petite bourgeoisie, en tant que « précieuse zone d’autonomie et de liberté » (p. 144), serait le lieu où se réaliserait le mieux le fragile équilibre entre les droits et besoins de l’individu et la nécessité anthropologique de s’organiser en société. Rappelant que, si elle est indépendante, la grande majorité de la classe paysanne est pauvre, il évoque l’histoire du métayage aux États-Unis : fruit des fence laws qui obligeaient les fermiers à enclore leur bétail, il sonna la fin d’un système plus autonome qui accueillait jusqu’aux esclaves libérés.
Allant plus loin, Scott note que le désir de posséder un bout de terre et d’y vivre de façon autonome a été à la source de nombreuses guerres civiles. Les insurrections égalitaristes ont en leur cœur des revendications que l’on peut qualifier de petites-bourgeoises. À l’encontre de Marx qui appuyait théoriquement la révolution aux seuls prolétaires, Scott rappelle la place éminente des artisans dans les mouvements de lutte et leurs pratiques plus égalitaristes que chez les ouvriers, moins organisés : « Une société dominée par les petits propriétaires et commerçants s’approche bien plus de l’égalité et de la propriété collective populaire des moyens de production que tout autre système économique jamais conçu à ce jour » (p. 167).
À l’inverse, il critique l’autoritarisme régissant la « vie institutionnelle » (p. 131) : la famille patriarcale, l’école, l’armée, le bureau ou l’industrie, la maison de retraite enfin, en soumettant les individus à des rythmes déresponsabilisants, ne leur permettraient pas de vivre pleinement leur citoyenneté. Invoquant La Boétie et Rousseau (p. 134), Scott pense que l’autocratisme tend à façonner des sujets et non des citoyens, leur inculquant la soumission, ou tout du moins la déférence, plutôt qu’un esprit indépendant.
Une idée fausse profiterait aux classes dominantes : les progrès sociaux seraient le résultat de changements pacifiques. Scott affirme au contraire qu’ils découlent en réalité de désordres extra-institutionnels. Même s’il fait le constat que la plupart des révolutions victorieuses ont conduit à un État plus puissant encore, à plus de répression, voire à un renversement de la démocratie, il affirme que la protestation pacifique ne peut aboutir au changement social, parce que les syndicats et les partis politiques utilisent la contestation à leurs propres fins plutôt que pour s’en faire les défenseurs. Ce qui revient à poser la question de « la contribution du crime et des perturbations aux transformations politiques démocratiques » (p. 52) et « contredit violemment la promesse de la démocratie » (p. 56).
Scott prend l’exemple de la défaite des Confédérés dans la guerre civile américaine, « guerre de riches faite par des pauvres » (p. 41), défaite due selon lui aux actes de désertion de milliers de soldats non propriétaires d’esclaves. Il oppose leur action furtive mais déterminante à la mutinerie ouverte, qui n’a aucune chance d’être suivie de succès. Sous d’autres latitudes, la guerre du Vietnam a vu se développer des actions de fragging, soit le fait pour les soldats de jeter une grenade sur un officier inconsidérément téméraire.
Par le passé, en Europe, les actions de braconnage sur les terres seigneuriales ont avantageusement remplacé la réclamation en justice des terres dont les paysans ou serfs bénéficiaient silencieusement. Plutôt que de faire valoir leurs droits ou de contester la justice seigneuriale, tous ces agents font le choix d’une action directe et secrète. Selon Scott, ce n’est que lorsque ces stratégies échouent que s’engagent « des conflits plus ouverts et plus désespérés, telles les émeutes, les rébellions et les insurrections » (p. 46).
Ainsi, « silencieuses, anonymes et souvent complices, les infractions et la désobéissance pourraient très bien constituer le mode d’action politique préféré des classes paysannes et subalternes pour lesquelles il est trop dangereux de défier ouvertement l’autorité » (p. 44). Cette action politique subalterne a de grands effets tout en partant du bas, pour « travailler de façon microscopique, coopérative, complice et massive aux changements du bas vers le haut » (p. 21).
« Nous avons tous tendance à associer par erreur l’ordre visuel à l’ordre efficace, et la complexité visuelle au désordre », écrit Scott (p. 94), car nous ignorons l’existence d’un « ordre fonctionnel complexe » (p. 95) tout à fait efficace. Partout sur le globe, durant ces deux derniers siècles, les pratiques vernaculaires ont été éliminées par l’État-nation moderne et même les formes politiques locales ont disparu à son profit. Scott attire l’attention du lecteur sur le fait que c’est le modèle occidental moderne qui a été érigé et présenté en référence universelle. En Occident même, les nations qui se sont formées ont fait disparaître les différentes composantes des peuples existants. Pour Scott, l’homogénéisation des cultures, des langues ou des systèmes de propriété va de pair avec la création d’un consommateur lui-même standardisé.
À l’encontre des systèmes synoptiques, favorisés par la planification urbaine ou du territoire et pour lever l’impôt, les toponymes vernaculaires rendent compte avec finesse des connaissances locales, utiles aux résidents mais obscures pour tous les autres. Peu à peu ont été développés ce que Scott appelle des « paysages de contrôle et d’appropriation » (p. 75), soit des systèmes hiérarchisés de savoir sur les populations, tels que l’attribution d’un patronyme aux personnes, complétée depuis par la photographie et les empreintes digitales. Pourtant, souligne-t-il, « la plupart des villages et des quartiers fonctionnent justement grâce aux réseaux informels et fluctuants de coordination qui ne reposent pas sur l’organisation formelle, et encore moins sur la hiérarchie » (p. 22).
Le vernaculaire est caractérisé par les « ententes informelles et l’improvisation » (p. 93) comme dans le cas du potager africain dont les interactions vertueuses entre les différentes espèces en apparent désordre expliquent l’efficacité. À l’inverse, l’arbre standardisé, ou Normalbaum, conçu pour un rendement optimal à l’hectare et une inspection simplifiée, ne tenait pas compte de la nécessité, pour la santé d’une forêt, que représente la diversité des espèces, des âges et des biotopes, et aboutit à une « forêt morte » (p. 82), tout comme les plantations désastreuses d’un hévéa unique, sélectionné pour ses propriétés jugées utiles pour l’industrie, ont montré l’échec d’une planification hyper-interventionniste, proche du modèle fordiste.
La partie sans doute la plus développée est celle que James Scott consacre au système éducatif. L’exemple d’un jardin d’enfant révolutionnaire crée en 1943 à Copenhague, copié depuis dans le monde entier, dans lequel les enfants étaient libres de jouer avec des matériaux de construction plutôt qu’avec les habituelles installations n’offrant que peu de possibilités d’interactions ludiques, nous amène à réfléchir à ce que peut être un changement possible de notre regard sur l’aménagement. Selon Scott, l’autonomie comme valeur anarchiste fonctionne et « chaque institution humaine peut être évaluée en ces termes » (p. 111). Il s’agit pour le public de prendre une part active à la définition de l’objet.
Scott s’en prend aux tests normalisés d’entrée dans le secondaire, qualifiés de « gaspillage social » en ce qu’ils laissent de côté une grande majorité d’élèves, ainsi qu’à l’évaluation quantitative de la qualité des travaux universitaires à travers le Science Citation Index et ses différents successeurs. Ces « critères de méritocratie pour la sélection des élites et la distribution des fonds publics » (p. 183) s’appliquent au détriment de l’apprentissage coopératif comme de la diversité des formes d’intelligence, et ont des « effets colonisateurs pervers » (p. 191), telles que citations négatives validées, non-prise en compte des publications non anglophones, ou citations réciproques. En plus d’être inégalitaires, ces évaluations seraient donc de mauvais outils de mesure. Présentées comme objectives et transparentes, elles seraient en réalité le produit d’une politique cachée. Scott observe qu’« une mesure colonise le comportement » (p. 188) et que le champ d’observation lui-même s’en trouve transformé en ce qu’il tente de s’adapter pour répondre à la norme proposée.
De même, Scott estime que l’analyse coût-bénéfice, mise au point en France par l’École de Ponts et Chaussées et apparemment objective, a permis que tous les phénomènes existants, de l’air aux poissons en passant par les paysages, reçoivent une évaluation financière dans l’optique d’une éventuelle compensation. Là encore, cette analyse entrerait en réalité dans des calculs politiques et économiques cachés au public. Si Scott se déclare donc « pour le politique », c’est parce qu’il lui paraît que celui-ci est escamoté par une quantification systématique des enjeux et n’est plus du ressort des citoyens, qui s’en trouvent désormais exclus.
Face à la « naturalisation de l’histoire », cette tendance rétrospective à décrire les processus historiques comme ayant une finalité précise, James C. Scott nous enjoint de regarder passé et présent comme la somme d’actions complexes plutôt que d’y voir une direction unique et ordonnée.
Contre un ordre qui domestique et soumet, Scott défend un apparent désordre vernaculaire, parfaitement fonctionnel, qui encourage l’autonomie et la participation citoyenne. Confiant en la capacité de l’humain à dépasser l’égoïsme structurel dans lequel l’a plongé l’avènement de l’État-nation, qui le prive d’autonomie à moins qu’il ne la dissimule, l’auteur rappelle la résistance exceptionnelle de la communauté française de Chambon-sur-Lignon, dont des habitants cachèrent plus de 5 000 juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
C’est la « particularité » de ces actes individuels qui servirait de déclencheur à l’engagement, selon la formule de la Torah qui veut que « le cœur suive la main ».
Ce livre est une réédition de 2013, ce qui montre l’intérêt du public français pour les questions qui y sont abordées. Le côté particulièrement accessible de l’ouvrage y est sans doute pour quelque chose, le livre étant par ailleurs très court, à la différence du reste de l’œuvre de Scott. De même, le recours aux exemples, abordés avec clarté et simplicité, permet d’ancrer plus fermement dans les esprits les réflexions qu’il veut nous voir aborder. La présentation sous forme de fragments, une nouveauté chez Scott, emprunte à l’écrivain gréco-irlandais Lafcadio Hearn « une forme de composition libre et intuitive » (p. 27) et permet une lecture fractionnée.
Renouant avec les concepts élaborés dans son précédent ouvrage La Domination et les arts de la résistance (2009), notamment la distinction entre « texte caché » et « texte public » et la notion d’« infrapolitique », il ouvre d’immenses perspectives en termes de recherche, car il invalide la définition habituelle de la science politique et des subaltern studies. Ainsi, les pratiques informelles, le plus souvent silencieuses, devraient bénéficier d’au moins autant d’intérêt de la part des chercheurs que les explosions sociales déclarées.
Ouvrage recensé– Petit éloge de l’anarchisme, Montréal, Lux Éditeur, 2019 [2013].
Du même auteur– La Domination et les arts de la résistance, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.– Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013.– Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019.