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Zomia ou l’art de ne pas être gouverné

de James C. Scott

récension rédigée parNatacha Giafferi-DombreDocteure en anthropologie et chercheuse indépendante, membre de l’ANR PIND (Université de Tours).

Synopsis

Société

Prenant pour objet de son anthropologie historique une zone montagneuse du Sud-Est asiatique continental appelée Zomia – 2,4 millions de km2, 80 à 100 millions d’individus –, James C. Scott renouvelle sa lecture anarchiste des faits culturels vernaculaires dans leur relation à l’État. Il postule que ces espaces de montagne représentent non un archaïsme, mais une zone de résistance consciente au « colonialisme interne » des États. En effet la très grande diversité sociolinguistique et religieuse qui s’y manifeste est le résultat d’établissements successifs de populations fuyant l’oppression des vallées.

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1. Introduction

Prenant le contre-pied d’une historiographie qui situe les peuples des collines dans un primitivisme anhistorique, James C. Scott propose une démarche neuve en ce qu’elle spatialise l’approche d’un sujet politique et historicise celle d’un territoire géographique, s’étendant des hautes vallées du Vietnam au nord-est de l’Inde et traversant le Cambodge, le Laos, la Birmanie, la Thaïlande et une partie de la Chine. Cette approche transnationale considère l’utilisation des espaces les plus élevés comme un acte politique volontaire.

La mosaïque formée de centaines d’identités ethniques, regroupées en cinq familles linguistiques, formerait un ensemble sociopolitique original, appelé Zomia (la paternité du terme est attribuée à Willem van Schendel, fervent défenseur des « études zomiennes »). Zone d’intense brassage culturel, la Zomia résulterait d’une réaction d’évitement comme forme d’adaptation à la prédation des États.

Recourant au concept de « sociétés statofuges » et considérant la friction du terrain comme un outil potentiel de guérilla, l’auteur réévalue la question du darwinisme social qui place les sociétés des collines comme antécédents culturels de celles des vallées. Observant les stratégies tant agricoles que religieuses ou culturelles, il en vient à considérer la géographie comme une ressource particulière et le renoncement de certaines populations à l’écriture comme un choix motivé. Scott offre ainsi à travers son étude de la Zomia une « histoire de l’absence de l’État, délibérée et réactive » (p. 11).

2. Espaces étatiques et zones refuges

Comme Fernand Braudel l’avait fait pour la Méditerranée, James C. Scott propose une perspective globale de la « Zomia ».

Il lie l’existence de cette aire, qu’il qualifie de « zone refuge, à l’expansionnisme toujours renouvelé de l’État, qu’il soit précolonial, colonial, ou postcolonial. La mise en valeur des espaces agricoles de monoculture céréalière irriguée nécessitant une forte main d’œuvre, cette dernière a, depuis longtemps, constitué la véritable richesse de ces régions. La ressource la plus précieuse n’était donc pas l’espace, mais plutôt l’homme, corvéable à souhait. D’où une tendance forte à la prise de captifs, dont la descendance, si elle ne parvient pas à s’enfuir, demeure en esclavage au service de princes ou de puissants particuliers (« booty capitalism »).

Si l’on y ajoute les guerres incessantes engendrant des déplacements de populations, les razzias d’un royaume sur l’autre pour assurer sa prééminence militaire et les épidémies récurrentes dues aux fortes concentrations humaines, l’échappée vers les hauteurs constitue une solution viable tant pour des individus que pour des communautés entières. Ainsi la Zomia est-elle pour Scott un « effet d’État », son corollaire inévitable.

La zone décrite par l’auteur se trouve à la périphérie de neuf États, soit une configuration inhabituelle tant l’État-nation centralisé, compact et continu, est devenu notre modèle de référence. Ainsi la Zomia en tant qu’espace transnational cohérent, aux souverainetés plurielles et instables, nous permettrait-elle de réfléchir à « une nouvelle manière d’étudier les aires régionales » (p. 9). S’inspirant de la démarche amorcée par Pierre Clastres avec La Société contre l’État (1974) et de Gonzalo Aguirre Beltrán avec Regions of Refuge (1979), Scott choisit pour angle d’analyse la géographie : identifiant sédentarité et projet étatique, il qualifie à l’inverse de « fugitive » l’agriculture itinérante caractéristique des sociétés montagnardes.

Ainsi, si les populations des vallées peuvent être enfermées dans un espace étatique (comme c’est le cas en Chine, où les différentes murailles ont été conçues tant pour préserver l’empire des incursions barbares que pour empêcher la paysannerie de le fuir), les structures sociales des hauteurs peuvent être considérées comme des espaces « d’évasion » en ce sens qu’elles sont un espace de survie culturelle et religieuse pour de nombreuses communautés.

C’est la notion de « friction » qui fonde le raisonnement de l’auteur : considérant que la distance réellement parcourue, et non à vol d’oiseau, est un facteur de résistance), il voit en l’utilisation des avantages de la topographie un outil conscient employé par les populations réfugiées : fortifications le long de crêtes pour se protéger des razzias, communautés maritimes mobiles remontant les détours secrets des marais et mangroves, villages cachés prêts à être abandonnés. À mesure que la friction du terrain augmente, ces populations éparses et mobiles pratiquant des cultures mixtes échappent au contrôle politique et développent des différences culturelles et religieuses plus marquées.

3. État et civilisation

Pour Scott, le mouvement vers les montagnes, qui s’accompagne d’une perte volontaire de l’écriture, outil de domination, constitue une « auto-barbarisation » consciente (p. 11), comparable à celle des Guayaki fuyant les reducciones espagnoles observés par Pierre Clastres dans La Société contre l’État. Un tel mouvement s’oppose donc frontalement au discours civilisationnel de l’État.

Accompagnant les religions du Salut (islam, christianisme, bouddhisme) le long des artères commerciales et des voies navigables, ces tentatives ont constitué des séquences de darwinisme social supposées mener les « sauvages » vers la civilisation. Le discours civilisateur, que Scott qualifie de « centripète », fait figure de « récit de civilisation classique des cultures de cour siamoise, birmane, khmère, malaise et, surtout, chinoise et vietnamienne » (p. 224). Les « barbares » doivent être assimilés le long d’un continuum allant du « cru » au « cuit » [remplacés aujourd’hui par « les euphémismes de “développement” et de “progrès” » (p. 228)], de la mobilité à la sédentarité, des tubéreux aux céréales, de la culture itinérante sur brûlis à l’irrigation, de l’oralité à l’écriture, de la tribu à l’État, de la diversité culturelle à l’ethnie unique.

Si elles peuvent reprendre certains motifs des religions des basses terres comme éléments de prestige et de différentiation sociale, les populations des hautes terres restent pourtant libres de leur affiliation ethnique et religieuse, et elles ne manquent pas d’en changer chaque fois que la nécessité, au gré des conflits de la région, s’en fait sentir. Postulant une « relation inversement proportionnelle entre altitude et degré de civilisation » (p. 196), Scott oppose à l’uniformité culturelle des vallées le chatoiement linguistique, vestimentaire et religieux des collines.

Si les peuples sans État sont toujours dés-historicisés, dans le sens où ils sont perçus comme n’ayant pas d’histoire et constituant un « résidu aborigène », cette même absence d’histoire peut constituer une intéressante stratégie de camouflage, autorisant des changements opportuns d’ethnie, de langue et/ou de religion. « Alettrés » plutôt qu’illettrés, ces peuples sans écriture – l’écriture étant vue comme la « technologie fondamentale de l’administration » (p. 421) – seraient en réalité des post-lettrés. Stratégie supplémentaire de subsistance avec l’agriculture fugitive et l’absence de centralisme politique, l’oralité devient nécessité et non déficience.

4. Agriculture itinérante fugitive versus riziculture concentrationnaire

Contre l’idée d’une « séquence chronologico-évolutionniste » (p. 357), faisant du passage d’une l’agriculture sur brûlis à la riziculture irriguée une progression, Scott y voit deux modes politiques et socio-culturels d’utiliser la terre et de penser l’organisation sociale.

Faisant correspondre uniformité culturelle et uniformité des parcelles cultivées, sortes de « monocultures » dans les deux sens du terme, il qualifie l’agriculture des hauteurs de « stratégie agropolitique (…) pour se prémunir des raids, empêcher la formation de l’État et échapper à toute tentative d’appropriation par l’État » (p. 360).

Itinérante et sur brûlis, moins exigeante et plus variée, caractérisée par un grand nombre de variétés végétales et des maturations étalées dans le temps (voir tableau pp. 375-377), elle se complète avantageusement de chasse, de pêche et de cueillette.

À l’opposé, le riz, à l’instar des autres céréales que favorisent les États pour la facilité qu’ils ont à les taxer (« On trouve toujours une céréale – et d’ordinaire une seule céréale (…) au cœur du régime de toute « civilisation » (p. 701)), exige des travaux herculéens, notamment pour la construction de rizières en terrasse, et une main-d’œuvre toujours renouvelée. Cette concentration en main-d’œuvre constitue la base des systèmes étatiques du Sud-Est asiatique, si bien que le maintien de la densité de population est essentiel à la survie des États-rizières.

Ainsi, tout comme l’agriculture sucrière, la riziculture irriguée a-t-elle souvent pour escorte l’institution esclavagiste. Les poumons rizicoles, grandissant et rapetissant à mesure des guerres, s’accompagnent d’une construction nationale coercitive et d’une organisation du travail non libre.

5. Une relation fluide et dialogique

Ces « espaces antagonistes mais profondément reliés » (p. 51) que sont collines et vallées évoluent dans un mouvement de constant va-et-vient, les populations passant de l’état d’esclavage à celui de liberté au gré des succès ou des défaites militaires. Qualifiant de « jumeaux ennemis » les peuples étatiques et leurs voisins fugitifs, James C. Scott observe la « nature dialogique de cette spécificité» (pp. 287-298).

Entre peuples de l’amont et peuples de l’aval, Scott dessine les contours d’échanges continus. Banditisme, trafic d’esclaves, razzias sur les vallées, or, opium, poivre et épices, essences rares, coton, manioc (la farina de guerra du monde hispanophone), maïs ou sorgo : les productions des hauteurs sont parfaitement complémentaires de la riziculture exclusive des vallées qu’accompagne une production manufacturée de tissus, céramiques et objets métalliques, indispensables aux populations des hauteurs.

Ce « caractère complémentaire des niches agro-écologiques » (p. 203) plaide pour une « oscillation entre les logiques centripètes et centrifuges en fonction des conditions politiques et économiques » (p. 694). D’ailleurs, pour Scott, ces déplacements de populations auraient été « la règle et non l’exception dans le monde précolonial » (p. 271).

Pour fuir les rapts opérés par les États afin de se fournir en esclaves, les populations n’ont eu d’autre choix que de se déplacer régulièrement tout en maintenant la relation avec des intermédiaires venus des espaces étatisés. Selon les contractions, l’expansion ou l’effondrement des États se créent des « zones de morcellement » extrêmement diverses culturellement. Ces « séquences constituent en réalité un ensemble d’options sociales représentant chacune un positionnement distinctif vis-à-vis de l’État » (p. 38), dont le récit civilisationnel, tout en dualité, ne tient nullement compte.

6. L’invention de la tribu : ethnogenèses

« Toute identité ethnique et tribale est nécessairement relationnelle » (p. 480) : sociétés des basses et des hautes terres vivraient « en miroir », à la fois parallèlement et opposant leurs valeurs tant politiques qu’économiques ou culturelles. Scott, allant à l’encontre de la « séquence évolutionniste », fait le choix d’un « constructivisme radical » (p. 14) : il suit la thèse Walter Benjamin pour qui c’est l’État qui crée la tribu, laquelle est un phénomène secondaire et non antérieur à celui-ci.

Si « la “tribu” et l’ethnie commencent exactement là où les impôts et la souveraineté s’arrêtent » (p. 12), comme l’observe Scott, alors l’ethnicisation d’une population ne décrirait rien d’autre que la réaction de l’État à son non-assujettissement.

Ainsi, « une distinction dans le statut politique se voit “traduite” ethniquement » (p. 75). Une fois inventée, cependant, une ethnie peut accéder à une existence autonome si elle facilite l’expression d’un mouvement de contestation politique. De même, l’élément religieux peut devenir mobilisateur en ce qu’il formule les attentes de changement des plus déshérités : révoltes prophétiques, mouvements sectaires et millénarismes constituent une autre « technologie sociale » pour éviter d’être assimilé et peuvent à leur tour, en fournissant une nouvelle cosmologie, aller jusqu’à la création de nouvelles identités ethniques (ainsi en Birmanie).

Toutefois, même lorsque des groupes en viennent à s’identifier comme telle ou telle ethnie, ils jouent de « la porosité de ces identités comme une ressource politique » (p. 449) et en changent facilement. La « désintégration de la société en unités minimales » peut ainsi devenir une « stratégie de dernier recours » (p. 387) et Scott souligne la très grande fluidité des structures sociales des peuples des hauteurs, capables de se désagréger et de se réagréger rapidement.

Cette plasticité stratégique fait que ces sociétés ne laissent que très peu de traces historiques ou archéologiques, tout comme elles ont choisi de se passer de l’écriture. L’auteur souligne enfin les tendances politiques démocratiques et acéphales de ces populations, qu’il analyse comme un choix stratégique de préservation de leur autonomie en réaction aux régimes autocratiques dont la proximité est une menace.

7. Conclusion

L’espace décrit par James C. Scott n’est plus. Depuis le milieu du XXe siècle, ses populations ont été intégrées de force à l’aide de « technologies destructrices de distance » (p. 14) telles que l’aviation, les défoliants et la pratique de la terre brûlée auxquels les armées française, américaine, britannique, birmane, vietnamienne ou chinoise ont recouru au prétexte de la « pacification ».

Les territoires des montagnes étant convoités car ils offrent des ressources intéressantes (or, pierres précieuses, minerais divers), ils font désormais l’objet d’une intense déforestation, d’une colonisation botanique et humaine, ou d’installations hydrauliques localement destructrices. Afin de « normaliser la périphérie » (p. 45), certains États, tels le Vietnam, la Birmanie ou la Thaïlande, n’ont pas hésité devant « l’absorption, le déplacement et/ou l’extermination des habitants » (p. 45).

Face aux modèles institutionnels hyper-standardisés, les sociétés acéphales de la Zomia n’avaient que peu de moyens à leur disposition pour échapper à la prédation des Etats voisins. Ajustant leur distance vis-à-vis de « la force gravitationnelle (…) de l’État le plus proche » (p. 598) par des pratiques et des structures changeantes et une importante mobilité, elles auront toutefois réussi à résister jusqu’au XXe siècle.

8. Zone critique

Dans cet ouvrage, James C. Scott a souvent recours à la perspective comparative avec d’autres aires géographiques et culturelles : Cosaques, Tziganes, Berbères, Arabes des Marais, Marrons du Suriname, de la Jamaïque ou des Grands Lacs américains. Ces comparaisons, souvent très fécondes, nous aident à dépasser la perspective régionaliste qui enferme trop souvent le regard des chercheurs.

Son usage politique de l’anthropologie, en continuation de l’œuvre de Pierre Clastres, nous permet également d’appréhender la manière dont le récit civilisateur a eu des conséquences désastreuses sur notre façon d’envisager l’ethnographie des peuples des montagnes. Sa vision de la construction de l’ethnie est à ce titre rafraîchissante.

Pour de nombreux critiques, son usage de l’hypothèse d’un choix politique éclairé de populations dont la fuite avait peut-être d’autres causes, comme du postulat d’un égalitarisme constitutif des sociétés montagnardes, est souvent abusif tout comme le serait ses répétitions didactiques.

Mais sa démarche reste originale en ce qu’elle combine les approches historique et anthropologique, et la postface de Romain Bertrand, directeur de recherche au CERI, Sciences Po, souligne toute l’originalité du travail de l’auteur : Zomia, écrit ce dernier, est « un lieu en forme de concept » (p. 615). Il relève le « parti pris analytique » de Scott de considérer cette aire géographique comme le lieu d’une réflexion d’anthropologie politique. En ce sens, il reste indépassé.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné. Une histoire anarchiste des hautes terres d’Asie du Sud-Est, Postface de Romain Bertrand, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 2019 [2013].

Du même auteur– La domination ou les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris Amsterdam, 2009.– Petit éloge de l’anarchisme. Six fragments sur l’autonomie et la dignité, Montréal, LUX, 2013.– Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2018.

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