Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jamil Dakhlia
Dans cet ouvrage, Jamil Dakhlia explore les royaumes respectifs de la politique et de la célébrité, montrant que leurs frontières sont autrement plus poreuses que l’idéalisation qui a pu en être faite. Dès les années 1960, la professionnalisation de la communication politique encourage l’intégration de pratiques issues de la vedettisation, qu’il s’agisse de la mise en scène contrôlée ou de la gestion publique de crises intimes. Au cœur de la « peopolisation », se trouvent en fait trois acteurs en dialogue permanent, les acteurs politiques, les médias de masse, et les publics, au profit de la démocratie de masse.
« Peopolisation », « pipolisation », « pipeulisation », « peoplisation »… comme le montre la variabilité de son orthographe, la « peopolisation » est un terme qui reste aujourd’hui encore flou, car il recouvre des pratiques très diverses et parfois contradictoires. Le terme remonte au début des années 2000, lorsque le phénomène émerge dans la politique française, et s’implante définitivement à l’occasion de la présidentielle de 2007 opposant Nicolas Sarkozy à Ségolène Royal, deux habitués de la mise en scène de l’intimité au profit de la communication politique.
En rappelant que, si le terme de « peopolisation » est récent, la pratique est, elle, bien ancienne (remontant à Napoléon Ier ou même Louis XIV), cet ouvrage se donne les moyens de comprendre les articulations entre les politiques, les médias et les publics : les premiers visant à faire entendre leurs propositions citoyennes, les seconds devant jouer les intermédiaires du dialogue démocratique, et les derniers revendiquant leur droit à voir certifier l’intégrité publique mais aussi personnelle de leurs dirigeants.
Le mouvement de peopolisation en France peut être daté du début des années 2000, mais c’est véritablement lors de la campagne présidentielle de 2007 opposant au second tour le futur président Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal, que la notion s’impose véritablement. La victoire de Nicolas Sarkozy et son exercice présidentiel viendront entériner ce tournant, en donnant à voir une présidence parfois qualifiée de « bling bling ». Plus largement, ces années marquent une intense controverse sur le cadre de la politique française et les limites devenues floues entre vie publique et vie privée.
La peopolisation de la vie politique reconfigure en effet une certaine vision de la philosophie et de la pratique française en la matière. La sphère publique a été traditionnellement conçue, comme le montrent bien les travaux du philosophe Jürgen Habermas, comme un espace intermédiaire entre l’État et la société civile, un espace au sein duquel la vie privée doit soigneusement restée éloignée au risque de parasiter voire de pervertir le monde collectif. Sous la présidence Sarkozy, beaucoup voient dans la peopolisation une déliquescence du débat politique en faveur d’une « société du spectacle », voire d’un populisme marqué.
D’autres critiquent de surcroît l’influence étrangère sur une société française jusqu’ici attentive à préserver la vie intime de ses politiques, au contraire des États-Unis plus prompts à juger les dirigeants sur leurs actions privées ou du Royaume-Uni, où règne en maître une presse à scandales très agressive (les fameux « tabloïds »). Enfin, faut-il en effet considérer la peopolisation de la vie politique comme un dévoiement d’idéaux et de principes sacrés ? Ou signifie-t-elle, de façon plus pragmatique, une reconfiguration de la sphère publique autour de nouvelles valeurs et préoccupations de la part des citoyens ?
Pour pleinement saisir les ressorts de la peopolisation, il faut remonter le fil de l’histoire et s’interroger sur les formes qu’a pu prendre ce phénomène avant son apparition « anglicisée » dans le débat public français. La concentration intense sur la figure du dirigeant ne date pas d’hier.
Des personnalités historiques comme Louis XIV, Marie-Antoinette ou Napoléon Ier ont focalisé l’intérêt sur leur vie intime, privée et familiale. Louis XIV, en particulier, donnait à voir une représentation de son quotidien permanente et flamboyante : apparats, spectacles, exaltation du quotidien… le règne du Roi Soleil avait pour clé de voûte une « esthétisation de la royauté confondue avec sa personne ».
Bien sûr, avec l’apparition des médias de masse au XIX e siècle, la personnalisation du pouvoir prend une nouvelle dimension, portée par un star-system en construction. Hollywood produit des nouveaux « Olympiens », comme les appelait le sociologue Edgar Morin, en proposant des personnalités suffisamment inaccessibles pour encourager la projection-identification du public (comme Marylin Monroe ou Fred Astaire). Ceux-ci vont être de véritables locomotives pour les politiques, qui trouveront en eux des modèles à copier dans la production de la popularité publique.
En parallèle, au cours du XXe siècle, l’affaiblissement des structures traditionnelles (la religion, la Nation, les communautés, les partis politiques…) et des grands récits sur le progrès encouragent la montée de l’individualisme où la réalisation de soi devient centrale. En toute logique, les figures de grands héros, déployant d’extraordinaires qualités de leadership (pensons notamment au Général de Gaulle), disparaissent au profit de figures publiques individualisées, à la trajectoire « humaine ». Les hommes politiques furent certainement parmi les derniers à intégrer ce tournant, ce dont la peopolisation est un indicateur.
La notion de « peopolisation » recouvre trois dimensions : d’abord, elle décrit la porosité entre les catégories de « personnalités politiques » et de « people », soit parce que les premiers imitent les formes de publicisation propres aux seconds, soit parce que les seconds s’engagent en politique. Ce fut le cas de célébrités comme Arnold Schwarzenegger aux États-Unis, devenu sénateur de la Floride, ou d’Emmanuelle Béart et de Josiane Balasko en France, engagées respectivement en faveur des sans-papiers et des mal-logés. Cet investissement de la sphère politique par les vedettes permet une mise en lumière de problèmes publics par l’instrumentalisation de leur célébrité, c’est-à-dire de leur accès facilité aux médias de masse et aux journalistes.
Ensuite, la peopolisation décrit l’exposition accrue des responsables politiques dans les magazines « people », soit de leur propre initiative (des séances photos pour Paris Match, par exemple, comme ce fut le cas de Ségolène Royal à la naissance de son dernier enfant), soit sans leur consentement, à l’occasion de photos paparazzis pour des magazines comme Voici, comme l’expérimenta avec fracas l’ancien président François Hollande, dont la relation extraconjugale fut ainsi rendue publique.
Enfin, le terme désigne les phénomènes d’imitation qui ont eu lieu au sein de la presse elle-même, à mesure que les magazines dits « sérieux » ont intégré des méthodes et des représentations propres à la presse people, c’est-à-dire faisant la part belle à la starisation et aux récits de l’intime. À la télévision, l’émission « Ambition Intime » diffusée sur M6 en amont de l’élection présidentielle de 2017 marqua un tournant historique : le programme explorait la vie personnelle des candidats plus que leurs propositions politiques, insistant sur les épreuves vécues et les sentiments personnels.
Lorsqu’acteurs politiques et vedettes se rapprochent, c’est une construction classique de la sphère publique qui est rendue caduque, voulant que les premiers renvoient au sérieux de l’organisation sociale et les seconds au frivole du divertissement populaire.
Pourtant, les gammes de partenariats entre les deux univers sont nombreuses : ils peuvent relever de « photo opportunity » (lorsque les politiques cherchent une exposition médiatique grâce à une vedette de l’industrie du spectacle ou du sport), ou consister en affinités (amicales ou amoureuses), à l’instar des nombreuses relations de Nicolas Sarkozy avec des figures populaires comme Christian Clavier ou Arthur… jusqu’à, bien sûr, son mariage avec Carla Bruni.
Ces relations sont encouragées par le phénomène sociologique bien connu d’endogamie, selon lequel les individus tendent à fréquenter des gens issus de leur milieu. C’est le fameux « entre-soi » où les intérêts des milieux supérieurs sont préservés par les relations personnelles, voire intimes, précisément cachées de l’œil du public. Or, il peut être mis à nu par la peopolisation, ou instrumentalisé par la communication politique. Dans cette dernière stratégie, l’objectif est de faire correspondre l’individu avec ses convictions politiques : ainsi de Nicolas Sarkozy ou Silvio Berlusconi, mis en récit comme self-made-man, en accord avec le néolibéralisme défendu.
Ce phénomène n’est pas propre à la France, qui semble plutôt intégrer des logiques médiatiques déjà très avancées ailleurs. Les débuts de la peopolisation moderne remontent à John Fitzgerald Kennedy qui implanta, dans les années 1960, un nouveau style de communication politique. D’un côté, sa jeunesse, son sourire et son bronzage toujours impeccable contrastaient avec un Nixon plus vieillissant et moins adepte des médias. De l’autre, la mise en scène de son épouse Jackie et de leurs deux enfants terminait de composer le tableau du rêve américain, tout en permettant de tisser le fil entre l’intégrité de la vie personnelle et les compétences de la vie publique.
Le processus de peopolisation de la vie politique française dépend de trois acteurs principaux : les politiques, les médias et les publics. Les acteurs politiques constituent leur exposition médiatique people selon des degrés de volontariat, de participation et de consentement. Les acteurs médiatiques se scindent traditionnellement en presse sérieuse et en presse de divertissement, voire en presse à scandales. L’opinion publique qui, telles les deux faces d’une pièce, est constituée à la fois de l’électorat politique et des publics des médias de masse.
La professionnalisation de la communication politique joue également un rôle majeur dans la peopolisation. Parce qu’elle s’inscrit dans un univers à trois dimensions entre politiques, médias et publics, la peopolisation ne peut pleinement s’épanouir que dans des systèmes démocratiques qui permettent précisément la mise en relation et le dialogue entre ces entités. Plus encore, la peopolisation semble caractéristique des scrutins majoritaires plus que proportionnels, puisque ceux-ci favorisent l’émergence de quelques dirigeants bien connus plutôt qu’une focalisation sur la vie idéologique des partis.
Le développement des médias de masse a joué un rôle prépondérant dans les reconfigurations de la peopolisation. La télévision, adepte des plans rapprochés et du direct, située de surcroît dans le cocon familial, a très rapidement proposé un autre rapport aux hommes politiques, proposant des contenus plus sensibles et plus personnels. Ce mouvement s’est amplifié dans les années 80-90, avec la multiplication des chaînes de télévision , ouvrant la voie à des programmes peu coûteux, comme les talk-shows, où la discussion se faisait à bâtons rompus et dans le dialogue parfois vif, plutôt que dans des jeux stricts de questions-réponses. Bien sûr, Internet a fini d’intensifier la circulation de l’information intime, notamment avec l’émergence de snaparazzi, c’est-à-dire d’individus publiant en ligne des photos ou des vidéos prises sur le moment.
« Politique » et « people » semblent contradictoires et pourtant, les deux espaces partagent une histoire ancienne et des ramifications contemporaines complexes, et cela à tel point que parler de « la » peopolisation écrase la variété des pratiques. Jamil Dakhlia rappelle ainsi que deux types de peopolisation sont possibles : d’un côté, celle qui est initiée et assumée par les acteurs politiques eux-mêmes, lorsqu’ils se rapprochent de la vedettisation ; de l’autre, celle qui expose, volontairement ou non, les vies intimes des politiques dans les médias de masse. Des magazines comme Paris Match ou Voici, ou des émissions télévisées comme « Ambition Intime », visent à offrir une tribune à des politiques où l’intimité ainsi mise en scène sert de gage d’authenticité.
Au service de la communication politique, la peopolisation montre que les politiques sont « comme tout le monde », en proie à des peines et des problèmes similaires à ceux des citoyens, en même temps qu’ils disposent de compétences et de trajectoires exceptionnelles.
L’ouvrage prend à revers la critique habituelle qui disqualifie la peopolisation comme un phénomène de perversion de la politique traditionnelle, en même temps qu’il la prend au sérieux en s’interrogeant sur ce que cette critique révèle de nos attentes quant à la politique. Il montre que la dissociation entre la culture politique et la culture de la célébrité renvoie davantage à une idéalisation de la politique qu’à une réalité des pratiques, même historiques.
De grandes personnalités comme Napoléon Ier ou Louis XIV pratiquaient déjà une mise en scène de leur vie intime au profit de leur popularité publique. Les reconfigurations de la démocratie moderne, qui place les médias de masse comme les principaux acteurs du débat public, ont accéléré un mouvement de mise en scène du soi politique. Des dérives éthiques existent bien sûr, au sein notamment d’une presse avide de scandales de mœurs, mais à laquelle on aurait tort de réduire le phénomène de peopolisation.
Ouvrage recensé– Jamil Dakhlia, Politique people, Paris, Bréal, Coll. Thèmes & Débats, 2008.
Autres pistes– Christian Delporte, La France dans les yeux. Une histoire de la communication politique de 1930 à nos jours, Paris, Flammarion, 2007.– Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Paris, Hachette littératures, 1991.– Pascal Perrineau, Le Désenchantement démocratique, Paris, Éditions de l’Aube, 2003.– Philippe Riutort, Sociologie de la communication politique, Paris, La Découverte, 2007.– Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007.