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La peur ou la liberté

de Jan-Werner Müller

récension rédigée parMarc CrépinJournaliste indépendant. A occupé plusieurs postes à l'étranger et dirigé les rédactions de France Culture et de France Info.

Synopsis

Société

Cet ouvrage est en fait celui de deux auteurs : Jan Werner Müller qui le signe, et la philosophe Judith Shklar, dont un texte fameux, Le libéralisme de la peur, constitue la dernière partie du livre. Jan Werner Müller y puise son inspiration. Pourquoi le libéralisme, ce courant de pensée promoteur des libertés individuelles, apparaît-il désormais comme un modèle de réussite des élites ? Il examine ici le point de vue des victimes du libéralisme. Il en analyse les mutations et sa relation avec les populismes.

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1. Introduction

Dans les premières lignes de La peur ou la liberté, Jan-Werner Müller cite le très controversé Vladimir Poutine, l’un des chefs d’État les plus connus pour son hostilité au libéralisme. Le président russe proclamait en juin 2019 dans le Financial Times : « L’idée libérale est devenue obsolète. » Dans ce livre, l’auteur entreprend d’analyser la nature et les origines des innombrables attaques qui visent le modèle libéral. À Moscou bien sûr, mais aussi à Washington avec Trump, à Varsovie avec Kaczynski, à Ankara avec Erdogan, à Budapest avec Orban… des pays où des régimes antilibéraux occupent le pouvoir. L’auteur considère que, bien après la fin de la guerre froide, le libéralisme demeure le seul modèle capable de résister au populisme et à l’autoritarisme.

Avec une certaine arrogance, Victor Orban et d’autres dirigeants populistes se proclament désormais gardiens de démocraties illibérales. Et ce sont toujours les libertés individuelles, traditionnellement garanties par le libéralisme, qui restent menacées. Les tenants du populisme accusent le libéralisme de tous les maux, notamment parce que les élites, grandes bénéficiaires de la mondialisation, écraseraient les gens ordinaires.

Mais, si le libéralisme est mis en cause par en haut, il l’est aussi par en bas, par les militants des mouvements anticapitalistes comme Podemos en Espagne, Syriza en Grèce ou La France insoumise et, différemment, les Gilets jaunes. L’ouvrage de Muller dresse un état des lieux du libéralisme et revient sur l’histoire polymorphe de ce courant sociétal, politique et économique, avant de démontrer la grande pertinence des travaux de la philosophe et politologue américaine Judith Shklar.

La hargne antilibérale des populistes est si vive qu’on a même vu aux Pays-Bas le dirigeant nationaliste Thierry Baudet exiger une « dé-libéralisation » fondamentale de nos sociétés. Les libéraux sont aussi accusés de détruire l’État-nation et les populistes, qui affirment être « le peuple », se proposent de le sauver. Enfin, pour les partis de gauche, le libéralisme a fait « triompher le capitalisme à l’échelle de la planète ». Jan-Werner Müller tente donc ici d’apprécier si la lutte entre libéraux et populiste a encore un avenir.

2. Une genèse insaisissable ?

Dès les premières pages du livre, il faut bien constater que le concept de libéralisme, dont on situe l’apparition au XVIIe siècle avec les philosophes anglais, Thomas Hobbes et John Locke, a beaucoup changé et mérite une nouvelle définition. Rarement une idée politique aura connu autant d’évolutions au cours des siècles, au point de signifier une chose et son contraire.

Le libéralisme peut être politique, culturel ou économique. S’il se radicalise en devenant néo-libéralisme, il désigne une vision ultralibérale des échanges et de la politique.

Pour Jan-Werner Müller, le libéralisme porte en tout cas l’idée de la liberté des individus, à l’opposé du discours populiste démagogique. Il est envisagé comme un impératif, celui de garantir à chacun le meilleur épanouissement possible. L’auteur, admiratif de la pensée de Judith Shklar, s’inspire de la typologie qu’elle a élaborée.

Elle considère qu’il existe un libéralisme du perfectionnement de soi, ou encore libéralisme du développement personnel, qui permettrait de préserver l’individu de toute oppression de l’État. Cet aspect ne va pas sans une autre version du libéralisme, le libéralisme des droits naturels, qui fonde en théorie tout ce qui est permis pour que l’individu s’épanouisse dans une société donnée.

Si la pensée de Judith Shklar l’inspire, c’est parce qu’elle allie l’expérience à une approche théorique. Née en Lettonie, elle fuit avec sa famille les persécutions nazies. Cette période de violence politique, comme Hannah Arendt, a beaucoup influencé sa réflexion. Dans le texte qui clôt cet ouvrage, et que Müller a choisi de présenter, elle analyse le libéralisme en partant d’un constat : ce modèle politique s’impose et s’est longtemps imposé, surtout au XXe siècle, par la peur. Ce siècle a été marqué par le développement d’idéologies despotiques et meurtrières : le nazisme, le stalinisme, le fascisme.

Toutes avaient en commun de contraindre l’homme par la cruauté qui induit la peur. Ce qu’elle baptisera ensuite le « libéralisme de la peur » permet d’aborder une nouvelle approche de la doctrine libérale dont l’objectif est de rechercher la protection de l’individu et de favoriser la liberté personnelle.

3. Le libéralisme de la peur ou la peur du libéralisme ?

L’évolution des idées libérales et aussi de la signification du libéralisme ne sont finalement que le reflet de l’évolution de nos sociétés. Si Jan-Werner Müller a écrit un livre très argumenté où il détaille les contradictions et les espoirs du libéralisme, il explique le devoir en partie à Judith Shklar. En s’appuyant sur ce texte, extrait d’un ouvrage collectif publié en 1989, il propose de dépasser la peur du libéralisme pour sortir de l’impasse de l’antagonisme populisme-libéralisme.

Cette analyse part donc d’une notion capitale dans la pensée conservatrice, celle de la peur.La peur détermine les comportements et les choix politiques. Elle est la conséquence de la cruauté pratiquée par tant de régimes au XXe siècle sans égard pour la dignité des individus. La théorie du libéralisme de la peur décrit donc une doctrine vouée à préserver du pire : l’atteinte à la liberté individuelle que représente la cruauté. Judith Shklar rompt avec l’habitude qui veut que les privilégiés soient toujours les avocats du libéralisme. Elle se place du point de vue des victimes de tous les pouvoirs et entreprend ainsi de réhabiliter un certain libéralisme trop souvent dénigré. Comme le souligne Müller, « ce modèle lié à l’idée d’universalité permet à tout individu de mener une existence libre et en sécurité ». Et on en revient à l’idée que les démocraties libérales sont le moins mauvais des régimes pour préserver les libertés.

Judith Shklar fait aussi appel à Montaigne, l’un des premiers avocats de la tolérance. La tolérance constitue, selon elle, une limite « irréductible que ne sauraient franchir les agents de l’État ». Sans limitation du gouvernement, sans contrôle permanent du pouvoir politique, sans son partage, la liberté, écrit-elle, est inimaginable. Contrairement au populisme, il s’agit ici, sur le plan social, de répartir le pouvoir entre divers groupes qui, dès lors, peuvent acquérir une capacité d’assurer un rôle politique. Le libéralisme correspond, selon Isaiah Berlin, à une liberté négative, qui signifie « ne pas être obligé ».

Mais en garantir l’application suppose un authentique pluralisme et l’élimination de toutes forme d’inégalité sociale. Enfin, Judith Shklar précise que sans institutions démocratiques et sans un système judiciaire équitable et indépendant, le libéralisme se voit menacé. Elle ajoute : « Il est juste de dire que le libéralisme est monogame, loyalement, et en permanence marié à la démocratie, mais qu’il s’agit là d’un mariage de raison ».

4. Libéralismes ou libéralisme ?

Si l’ensemble de l’ouvrage de Jan Werner Müller est constellé de références historiques sur le libéralisme, il s’attarde plus particulièrement à en décrire l’évolution lorsqu’il tente de repérer les motivations de Judith Shklar pour établir sa doctrine. Il présente l’histoire du libéralisme comme une « collection de tâches aveugles ».

De Princeton où il enseigne, l’université fondée 30trente ans avant la déclaration d’indépendance des États-Unis, il se doit de constater que les pères fondateurs de la Constitution américaine avaient prôné la liberté, la raison et la tolérance, des vertus qui ne les ont pas empêchés de justifier, à l’époque, l’esclavage. L’auteur remarque cependant que c’est aussi et surtout parce qu’on y pratiquait des idées libérales, la liberté d’opinion, la liberté de pensée, et qu’y existait une presse libre, que cette démocratie a pu ensuite s’amender.Depuis la Renaissance, le libéralisme est une tentation à laquelle ont succombé plus d’un souverain.

On l’appelait alors « libéralité ». Du XVIIe au XVIIIe siècle, le marché et l’économie ont imposé une forme d’émancipation libérale. L’auteur rappelle qu’un peu plus tard, Bonaparte se réclamait aussi des idées libérales et que Madame de Staël, plus tard, qualifiait Napoléon de « plus libéral de tous les Français ». Cela ne l’a pas empêché, remarque l’auteur, de « restaurer le pouvoir de l’Église catholique, de mettre l’Europe à feu et à sang et de rétablir l’esclavage ». Difficile de faire moins libéral !

5. Leçons d’histoire

Le libéralisme, à travers l’histoire, peut prendre de nombreux visages. Passons sur le droit de vote qu’on accordait dans beaucoup de nations européennes aux seuls citoyens disposant d’une assise financière, et jamais aux citoyennes. Le libéralisme à la fin du XIXème siècle prend l’apparence de la « souveraineté de la raison » et pour Joseph Görres, cité par Müller, il n’était plus qu’une « alliance malheureuse entre l’arrogance de l’argent et la suffisance intellectuelle des érudits ».

Par la suite, après la célèbre proclamation de François Guizot : « Français, enrichissez-vous ! », il apparait comme un système politico-économique au service du capitalisme.

Jan-Werner Müller a aussi beaucoup lu Tocqueville, grand observateur de la progression des idées libérales de son temps. Il remarque que le libéralisme, en garantissant les libertés individuelles contre les « tyrannies » de l’État, peut se muer en individualisme outrancier. Or, selon lui, « l’individualisme et l’individualité sont exclusifs l’un de l’autre ».

Alexis de Tocqueville craignait que ce libéralisme n’inspirât plus aux populations que de l’ennui. C’est exactement ce que dira le politologue américain, Françis Fukuyama, un siècle plus tard. C’est, aux yeux de l’auteur, une des motivations des électeurs populistes qui, faute de perspectives, d’aventures, de surprises et d’héroïsme, offrent leur vote aux candidats qui accusent le libéralisme de détruire la nation, l’esprit national, la culture du peuple ou le peuple, tout simplement.

Il restera à définir la place de l’État. Le libéralisme doit être attaché au progrès social et garantir à l’individu sa liberté. Or, seul l’État permet une liberté effective à tous, une liberté réelle, pratique, par la solidarité. Cette conception sociale-libérale de la liberté marque un tournant démocratique. Dans les années 1920-1930, la démocratie libérale apparaît comme le meilleur moyen de se démarquer des tendances identitaires qui se développaient à droite de l’échiquier politique.

Et c’est aussi, souligne l’auteur, une bonne façon de se démarquer des démocraties populaires. Il cite un des maîtres à penser de l’époque, Wilhem Röpke, en 1933 : « L’homme des masses combat la démocratie libérale pour la remplacer par la démocratie illibérale. » Des propos qui ont trouvé un écho de nos jours à Budapest.

6. De la peur à la liberté

Pour Jan-Werner Müller, dans son évolution contemporaine, le libéralisme a été victime du « coup du lapin ». L’avènement et la multiplication des régimes populistes au XIXe siècle y trouve en partie son explication. Pour mieux comprendre les valeurs du libéralisme, il faut d’abord expliquer les causes de sa condamnation par les populistes.

Ceux-ci considèrent que les critiques qu’on leur adresse ne sont que des leçons de morale. Ils affirment être les seuls à représenter le vrai peuple ou la majorité silencieuse. Ils ne cachent pas non plus leur colère à l’encontre de l’establishment et des élites qui seraient incapables de comprendre le vrai peuple.

Mais, selon l’auteur, « le problème tient surtout à l’antipluralisme du populisme et à sa tendance à exclure l’adversaire ». Et, dans ce processus d’exclusion, on trouve bien sûr les élites « cosmopolites ».

Ce que le journaliste britannique David Goodhart dans son essai, Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale, décrit comme une nouvelle scission entre Somewheres et Anywheres (gens de quelque part et gens de n’importe où). La rivalité entre des tribus d’enracinés, pauvres et souverainistes, et de déracinés, riches et élitistes, expliquerait l’élection de Trump et l’avènement du Brexit. Selon l’auteur, le nouvel antilibéralisme assimile le libéralisme à un affaiblissement moral, une sorte de nihilisme.

Et c’est bien au nom de la peur du libéralisme que les populistes sont prêts à renoncer à la liberté, sans trop en prendre conscience. Ils considèrent des groupes entiers de la population comme inauthentiques. Ils n’hésitent pas à affirmer que les élites ont trahi le peuple ou que l’Union européenne a trahi les nations. Müller, pour solder cette lutte politique des libéraux et des populistes, ne voit que deux issues aussi inadaptées l’une que l’autre.

La première est la condamnation morale, qui s’est pratiquée en France contre Jean-Marie Le Pen, ou aux États Unis lorsque Hilary Clinton a qualifié avec mépris les électeurs de Trump d’« irrécupérables ». Cette stratégie, note l’auteur, renforce le discours populiste anti-élitiste. L’autre solution serait de s’inspirer des projets des populistes en matière de sécurité, de nationalisme et d’immigration. Elle serait tout aussi vaine.

7. Conclusion

L’auteur ne dit pas si c’est réellement Vladimir Poutine qui a motivé ce livre. Dans sa propre conclusion, il revient sur la déclaration du chef du Kremlin pour s’interroger sur l’obsolescence réelle du libéralisme.

Ce qui paraît acquis selon lui est que la mise en scène du conflit entre le « peuple » et les « élites cosmopolites libérales » manque totalement de pertinence. On a pu noter d’ailleurs à quel point les dirigeants populistes cherchaient une légitimité en interprétant leur lutte politique comme un combat culturel. Qui sont les vrais Allemands ? Qui sont les vrais Français ?

Le libéralisme reste étranger à ces revendications parce qu’il consiste avant tout à laisser à l’individu le choix de son comportement. Et le libéralisme préconisé par Judith Shklar le confirme. Il ne dicte pas « ce que l’on doit penser mais il ne fait que suggérer ce à quoi il importerait de penser ».

8. Zone critique

Jan-Werner Müller a réalisé un travail minutieux pour démontrer qu’un modèle politique ancien comme celui du libéralisme pouvait être une réponse aux déviances de la gouvernance autoritaire. On peut s’étonner de voir son propos parfois marginalisé par la brillante analyse de Judith Shklar sur le libéralisme de la peur. Mais c’est son choix.

Si sa culture de l’histoire des idées et des théories politiques apporte beaucoup au texte, la multiplicité des incidences, des assertions et des apartés nuit à sa fluidité.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Jan Werner Müller, La peur ou la liberté. Quelle politique face au populisme ? Paris, Premier Parallèle, 2019Suivi du texte de Judith Shklar, Le libéralisme de la peur.Du même auteur– Qu’est-ce que le populisme ? Paris, Gallimard, 2016.– Difficile démocratie. Les idées politiques en Europe au XXe siècle, Paris, Alma, 2013.

Pour aller plus loin– Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992.– David Goodhart, Les Deux Clans. La nouvelle fracture mondiale. Paris, Les Arènes, 2019.– Paul Magnette, Judith Shklar. Le libéralisme des opprimés, Paris, Michalon, 2006.

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