Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Baptiste Fressoz
Notre société moderne n’a pas l’apanage de la controverse technologique : restaurant l’intime connaissance de l’environnement qu’avaient les sociétés des siècles précédents, Jean-Baptiste Fressoz propose une relecture critique de la construction du progrès technique par l’analyse de la notion de risque technologique aux XVIIIe et XIXe siècles.
À rebours du récit contemporain qui plonge les siècles derniers dans une course au progrès technophile et aveugle, Jean-Baptiste Fressoz dévoile les ressorts de la « production scientifique et politique d’une certaine inconscience modernisatrice ». Le succès technologique de la révolution industrielle occidentale ne tient pas à la légèreté blâmable des populations et des gouvernants, mais à la construction d’une rhétorique du risque imposant par la force la dégradation environnementale.
Réintroduisant « l’intelligence environnementale » de ces sociétés, Jean-Baptiste Fressoz offre un travail documenté d’une actualité déroutante : en suspendant temporairement le cours de l’histoire, il dissipe le caractère téléologique des innovations technologiques et reconstitue les vestiges de réticences oubliées.
Dérivé du terme arabe rizq (part que Dieu accorde à tout homme), le risque est réinvesti au XIIe siècle par les marchands italiens pour désigner les éventuelles pertes commerciales dues aux aléas du voyage. Pour Jean-Baptiste Fressoz, la transformation fondamentale des sociétés des XVIIIe et XIXe siècles réside justement dans la construction du risque comme argumentaire technique destiné à faire accepter un nouveau dispositif : en « [appliquant] un calcul de probabilités aux affaires de vie, de mort, de santé », il doit permettre de prévoir les comportements à adopter.
Cette négociation scientifique et politique repose sur un ensemble de « dispositifs rendant possible, acceptable et même désirable la transformation technique des corps, des environnements, des modes de production et des formes de vie » que l’auteur appelle des « petites désinhibitions modernes ». Véritable « entreprise », la modernité technologique résulte de la neutralisation des inquiétudes et résistances des populations attachées à des normes maîtrisées et respectueuses de leur environnement.La probabilité mathématique participe de la construction du risque, comme nouvelle norme de l’acceptable et du raisonnable, dont la controverse de l’inoculation à la fin du XVIIIe siècle révèle la progressive institution. Cette technique médicale repose sur l’injection d’une faible dose du virus que l’on veut combattre dans l’organisme afin de l’immuniser.
Malgré les ravages de la petite variole, le procédé ne se généralise pas : présentée tour à tour comme moyen d’assurer son existence (sur le modèle d’une comptabilité des chances de survie) ou comme atteinte à un corps sain et donc sacrilège théologique, l’inoculation divise l’opinion savante. En fait, le calcul mathématique de chances de survie fait du patient un sujet autonome et responsable : en étant capable de peser le pour et le contre de l’inoculation, il se passe de l’autorité médicale.
C’est donc toute une philosophie politique qui mute, irriguée par les théories utilitaristes et physiocrates dont les écrits de Tissot, Helvétius et Rousseau témoignent. Dans une société d’êtres rationnels, le bon gouvernement consiste non plus à contraindre à l’obéissance, mais à orienter vers le bien commun, soit l’intérêt du plus grand nombre calculé par la probabilité. Mais dix ans après la publication retentissante du mémoire de La Condamine en 1754, moins de mille individus ont été inoculés en France (contre des milliers d’esclaves aux Caraïbes).
Le calcul de la probabilité de survie ne compense pas la perception de l’incertitude finale : la situation présente dissout toute la force de conviction d’un risque non nécessaire (pourquoi tenter le diable, alors qu’aucune épidémie ne sévit) ; d’autre part, la crainte des remords suffit à dissiper l’envie d’essayer (mieux vaut perdre son enfant d’une vraie maladie, que d’une opération hasardeuse). À ce jeu de proportion, la quarantaine apparaît moins risquée.
L’inoculation s’appuie en fait sur le régime dit de la « civilité de la preuve » : la véracité d’une démarche scientifique repose sur le témoignage d’une personne de qualité, c’est-à-dire de rang social supérieur. Vécue comme une prouesse, l’opération fait l’objet d’une étude minutieuse des proches de l’inoculé consignée dans des Journaux d’inoculation. En relatant chaque étape de la guérison, ils constituent l’échec ou le succès à venir. Le médecin s’intègre donc à un réseau de patronage avec ses patients qui prennent physiquement part à la démarche médicale. Dans une société où la parole d’un homme d’honneur fait foi, l’expérience individuelle prime sur la généralisation statistique.
La rationalité politique fondée sur la probabilité prend un réel essor après la Révolution française dont l’idéologie pousse à la recherche d’une optimisation des ressources et de la démographie nationales. C’est dans cette urgence politique que s’inscrit la campagne de la vaccine dont le succès fulgurant (400 000 vaccinés en 1805 contre dix fois moins d’inoculés en quarante ans de controverse à la fin du XVIIIe) s’appuie sur l’entreprise étatique. Issue d’une maladie bovine (cowpox) dont on découvre les propriétés immunisantes en 1798, la vaccine provoque à nouveau la méfiance des populations, d’autant qu’à l’inverse de l’inoculation, il s’agit de permettre à un virus inconnu d’origine animale d’intégrer un organisme sain.
Pour parvenir à des expériences répétées et concluantes, les médecins pratiquent des vaccinations en série sur des populations d’enfants trouvés ou d’hospices faisant de ces « corps éprouvettes » l’enveloppe nécessaire d’un virus qu’on ne parvient pas à conserver autrement. La valeur de la preuve change de paradigme : dorénavant, c’est la figure de l’expert philanthrope, savant objectif et profondément humaniste, qui détermine la validité de l’expérience en la répétant. La sérialisation des protocoles médicaux repose sur la récupération des institutions de charité au profit d’un utilitarisme sanitaire.
L’incapacité à obtenir un résultat assuré après vaccine et à l’interpréter conduit à la constitution minutieuse de typologies savantes sur de vastes planches graphiques représentant les camaïeux de bubons varioliques (Atlas Rayer, 1835). Le symptôme n’est plus le signe de la maladie, il devient la maladie. Cette entreprise scientifique va de pair avec la centralisation et le contrôle des données médicales à travers la création en 1804, d’un Comité philanthropique rattaché au ministère de l’Intérieur : son but, diffuser la vision positive de la vaccine et collecter les données des nouvelles opérations pratiquées.
Or, cet enregistrement administratif s’apparente à une mille-feuille de filtres, de l’autocensure du médecin taisant ses échecs de peur des représailles à l’administration régionale falsifiant les rapports pour gonfler les chiffres : « l’ignorance, comme le savoir, se fabrique ». La version officielle du succès de la vaccine ne parvient pas à faire diminuer la méfiance des populations dont l’hostilité grandit face à l’hécatombe des vaccinés dans les années 1820.
En continuant à en vanter les mérites, les médecins dont la connaissance est filtrée par les failles du dispositif statistique mis en place par le Comité philanthropique incarnent la figure de l’expert : paroi artificielle entre science et pouvoir, il a pour mission de discipliner les masses rebelles aux innovations médicales. Le cas de la vaccine est emblématique de ce « biopouvoir » foucaldien qui manipule une rhétorique politico-scientifique pour neutraliser toute résistance.
La Révolution industrielle se déploie dans une société où l’environnement trône en majesté (par le biais des théories du climat par exemple). Le paradoxe de ce « capitalisme chimique » s’explique par la mutation des pouvoirs juridiques en matière d’environnement.
Dans l’Ancien Régime, la police a essentiellement pour mission de surveiller les mœurs et la santé de la population, et d’assurer l’ordre public. Elle n’avait en aucune façon de prérogative normative, charge dévolue aux corporations dont on respectait le savoir-faire et l’éthique comportementale spécifique. En bon intermédiaire, l’institution policière exerçait une veille continue et recensait les plaintes transférées ensuite au pouvoir judiciaire.
En matière d’industrie ou d’activité commerciale, une consultation préalable du voisinage (enquête dite de commodo incommodo) relevait les inconvénients éventuels de l’activité à venir et en déterminait le futur emplacement. L’introduction des manufactures chimiques à la fin du XVIIIe siècle bouleversa cette régulation coutumière en transférant la gestion environnementale locale au pouvoir central. Au prétexte de l’innovation, le droit coutumier pluri-centenaire est écarté, et les notables locaux supplantés par les experts scientifiques : « dorénavant, le vrai procède de l’actuel ».
Au début du XIXe siècle, l’industrie, enrôlée dans la course au développement, devient gage de puissance nationale : le territoire français se couvre d’une quarantaine de complexes industrialo-chimiques contre une douzaine de manufactures en 1780. Par conséquent, l’impératif de rentabilité d’un dispositif extrêmement coûteux rend caduques les arbitrages coutumiers : forcés de tourner à plein régime et de sécuriser le capital considérable investi dans leur entreprise, les investisseurs exigent une garantie normative. Avec le décret du 15 octobre 1810 naît le premier jalon d’un « droit dérogatoire » pour l’industrie.
En se contentant de recenser les futurs spoliés à indemniser, les enquêtes de commodo dissocient les procédures administrative et judiciaire : la première dévolue au préfet autorise l’établissement, la seconde arbitre les dédommagements faits aux populations. La notion d’illégalité subit donc une profonde transformation : les pollutions industrielles ne sont plus susceptibles d’être pénalisées. L’environnement acquiert une valeur marchande qu’achève de réaliser la ténacité des populations indemnisées : à titre d’exemple, la résistance de la Provence industrieuse des années 1810-1820 instrumentalise au mieux les notions de dédommagement pour ruiner les entreprises établies. Face à la dégradation environnementale des industries de soude, les notables marseillais exigent une compensation financière exorbitante et témoignent ainsi d’une véritable maîtrise des procédures judiciaires.
Cette réforme d’arbitrage s’accompagne de la constitution d’une rhétorique hygiéniste perverse : rassemblant des industriels et chimistes, le Conseil de salubrité encourage les politiques de saniratisation de l’environnement urbain au moyen des produits chimiques produits par ces mêmes établissements.
En court-circuitant l’avis des médecins praticiens et universitaires, il impute à la misère matérielle et morale de la classe laborieuse, les raisons de sa mauvaise santé. Par l’hygiénisme, la grande industrie transforme la critique environnementale en critique sociale et pousse le vice à faire du développement industriel, l’unique garant de l’ordre social.
L’abolition du système des corporations à la Révolution française détruit l’autorité professionnelle à la source de tout règlement technologique. La construction de la norme de sécurité revient donc à l’État central qui tente d’en assurer la généralisation nationale, selon des modèles bien différents de part et d’autre de la Manche : là où le modèle français normalise et légifère, le système anglo-saxon s’appuie sur l’encouragement à l’innovation pour perfectionner la technique.
La construction du gigantesque gazomètre de Pauwels à Paris en 1823 enflamme l’opinion : faut-il passer à l’éclairage au gaz ? Attentats terroristes, explosions urbaines, dépendance problématique au charbon, pollution carbone de l’air, pertes d’emploi sont tout autant de raisons sérieuses invoquées par ses détracteurs.
L’évaluation du risque lié au gaz est alors confiée à des experts aux procédures nationales différentes : en France, elle s’effectue au sein de l’Académie des Sciences dont les méthodes favorisent le consensus. En préservant la décision finale de toute intervention extérieure au corps scientifique, elle uniformise les rapports, développe l’autocensure et pousse au ralliement général. La science à la française se construit de manière univoque et strictement surveillée, d’où la normalisation des procédés de sécurité.
À l’inverse, la procédure britannique multiplie les enquêtes de terrain et les avis contradictoires, interdit de statuer et encourage plutôt l’ingéniosité des techniciens sans jamais dissimuler les risques potentiels du gaz. Exemple par excellence de « l’imprévisibilité radicale du risque », le gaz présente un bilan désastreux : meurtrier et trop coûteux en énergies fossiles, il rappelle que l’innovation n’est jamais absolument maîtrisée.
Dans une économie industrielle basée sur l’investissement de capitaux faramineux, il est fondamental d’en assurer la rentabilité. L’établissement d’une norme de sécurité commune suppose l’identification du responsable juridique : alors que sous l’Ancien Régime, la faute d’une chose passive (comme les ravages commis par une bête folle) est imputée au propriétaire, l’industrie du XIXe est constituée d’une chaîne infinie de petites responsabilités qui, en multipliant ainsi les fautifs, rend difficile la sanction ciblée.
Il s’agit alors de simplifier la prévisibilité du risque en garantissant l’infaillibilité de la machine (d’où le développement de soupapes sophistiquées pour les machines à vapeur que l’auteur développe longuement) : les notions de « vice de construction » et « perfectionnement » orientent peu à peu la sanction juridique vers la seule responsabilité humaine, mouvement que traduit la création de systèmes d’assurance dont chaque patron est sommé de solliciter les compétences par la loi de 1898.
En définissant son domaine d’activité, l’appareil juridique et financier trace ainsi la frontière entre ce qui relève de sa compétence (le risque technologique, la responsabilité humaine) et le caractère aléatoire de toute catastrophe industrielle, prix à payer pour la gloire de l’humanité.
Le tour de force de la révolution industrielle est d’avoir aboli l’ancienne « police des choses environnantes » pour justifier la dégradation de l’environnement et restreindre la notion de risque technologique à un domaine juridique précis. Or, sa détermination ne résulte pas d’une correction a posteriori d’une libéralisation outrancière de l’industrie, mais bien plutôt de l’établissement d’une nouvelle juridiction protégeant les capitaux investis et assurant la compétitivité industrielle au détriment des équilibres environnementaux traditionnels.
En fait le XIXe siècle a inventé « l’état d’exception technique » dans l’élan duquel notre société moderne s’est construite. À rebours du mea culpa contemporain, ce précis d’histoire environnementale fait de notre époque l’héritière directe de la grande industrie du XIXe et non la première à exercer une réflexivité critique sur son développement.
Voilà de quoi réorienter la lutte moderne dans cet « étrange climat actuel de joyeuse apocalypse ».
Jean-Baptiste Fressoz offre un brillant exemple de l’actualité de la recherche en histoire. Ses principes méthodologiques s’appuient sur les mutations récentes de l’historiographie des sciences : l’objet des controverses scientifiques a ceci d’intéressant qu’il replace le lecteur au moment même de l’élaboration des théories scientifiques et de la construction des argumentaires, qu’ils y soient hostiles ou favorables. Ces dernières apparaissent alors dans toute leur incertitude et leur dangerosité rendant ainsi à la voix étouffée de leurs détracteurs toute sa rationalité et sa logique.
Plus généralement, l’histoire des sciences a délaissé son point de vue internaliste qui faisait du récit des découvertes scientifiques, une chaîne linéaire et glorieuse trop souvent déconnectée des sociétés. Or, en se focalisant sur la fabrique sociale de la science – et ici, du risque technologique – Jean-Baptiste Fressoz révèle un ensemble de mécanismes sociopolitiques dont résulte la science, contrôlant, encourageant et réorientant les innovations au gré des intérêts économiques et des sociabilités urbaines.
Ouvrage recensé– Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
Autres pistes– Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Archives contemporaines, 1989.– Peter Baldwin, Contagion and the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1999. – Olivier Faure, Histoire sociale de la médecine, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Economica, 1994.– Sébastien Jahan, Le Corps des Lumières, Paris, Belin, 2006.– François Jarrige, Au temps des « tueuses de bras ». Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle (1780-1860), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.– Bruno Latour et Steve Woolgar, La Vie de laboratoire : la Production des faits scientifiques, Paris, La Découverte, trad. 1988.– David Arnold, The Problem of Nature. Environment and Culture in Historical Perspective, New York, Wiley, 1996.– Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle en France, 1789-1914, Paris, EHESS, 2010.– Caroline Monceau, Les Douleurs de l’industrie. L’hygiénisme industriel en France, 1860-1914, Paris, EHESS, 2009.– Paolo Napoli, La Naissance de la police moderne. Pouvoir, normes, société, Paris, La Découverte, 2003.– Dominique Pestre, Introduction aux sciences studies, Paris, La Découverte, 2006.– Simon Schaffer et Steven Shapin, Le Léviathan et la pompe à air, Paris, La Découverte, 1993.– Hélène Vérin, La Gloire des ingénieurs, Paris, Albin Michel, 1998.