Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Baptiste Malet
L’or rouge, c’est le concentré de tomates, produit phare de l’industrie alimentaire mondiale. Grâce à l’enquête de Jean-Baptiste Malet, nous découvrons comment il est fait, comment il est acheminé, et nous découvrons son histoire, qui est celle de la conserve industrielle et du capitalisme contemporain. Ce faisant, Jean-Baptiste Malet instruit un procès au tribunal des droits de l’homme : celui de la mondialisation, des formes nouvelles d’esclavage qu’elle induit et des ravages qu’elle produit sur la santé humaine.
Jean-Baptiste Malet ne s’en cache pas : le but de son livre, c’est de « dévoiler les rapports de production dans notre monde globalisé » (p. 43). Pour cela, il prend comme sujet d’étude la tomate ou, plus précisément, cette sorte très particulière de tomates qu’est la tomate d’industrie.
Peu à peu, dans ce livre conçu comme une marqueterie dont les pièces seraient les chapitres, on découvre comment l’Américain Heinz, ayant mis la science au service de l’industrie, transforma la tomate, qui est une denrée périssable, en une matière première, au même titre qu’un métal, susceptible d’être revendue aux quatre coins du monde. On comprendra comment s’est formée la structure actuelle, sino-américano-italienne, de la filière. On sera surpris et atterré par le rôle central qu’y joue la mafia et l’exploitation éhontée des travailleurs.
Enfin, on verra le monde autrement : véritable « nef des fous », dirigée par des mafieux authentiques, des illuminés libertariens et des militaires communistes chinois reconvertis dans le capitalisme le plus débridé. Soulevé d’indignation, on se sentira néanmoins impuissant et on refermera le livre satisfait d’avoir lu une histoire pleine de rebondissements et de machinations, à moins que notre indignation ne débouche, et c’est vraisemblablement le vœu de Malet, sur l’action politique.
Au commencement de l’histoire de la tomate d’industrie, il y a une découverte, et une invention. La découverte, c’est celle de la tomate sauvage en Amérique. L’invention, c’est celle de la conserve par le Français Appert à la toute fin du XVIIIe siècle. D’abord objet de luxe qui permettait aux aristocrates d’Europe de manger des fruits en toute saison, la conserve fut bientôt le compagnon obligé de la colonisation et de la guerre moderne. Sans elle, pas d’expéditions lointaines, pas de guerres longues et sans trêve. Après avoir révolutionné le commerce de la sardine, la conserve arriva en Italie. En 1880, s’ouvre la première conserverie de tomates à Parme.
Quelques années auparavant, lui aussi attiré par les formidables perspectives offertes par la conserve, l’Américain Heinz avait fondé son entreprise, qui se démarqua d’emblée par son caractère fortement scientifique. Effrayé par les grèves de 1877 et la Commune de Pittsburgh, il entreprit, dès avant Taylor, de rationaliser scientifiquement et d’automatiser au maximum le travail de ses ouvriers. Il ouvrit même, en 1890, un département de sociologie, augmentant le salaire de ses employés en échange de l’acceptation, par ceux-ci, des conditions nouvelles de travail à la chaîne ; inventant, en somme et d’un même mouvement, l’organisation scientifique du travail et le paternalisme.
Le succès de Heinz fut complet. Sur le plan social, il pouvait en 1930 se vanter de n’avoir eu aucune grève à déplorer en soixante ans d’existence. Sur le plan commercial, c’était encore mieux. La mondialisation, déjà. Lors du banquet organisé en 1924 par la société en simultané sur plusieurs continents, on put ainsi entendre le président républicain Coolidge faire l’éloge de l’entreprise comme d’un fleuron du capitalisme américain : la production était scientifique, la lutte des classes inexistante et le marché était devenu mondial. Réduite à l’état de concentré et soumise au procédé de l’aseptisation, la tomate était devenue une matière première imputrescible, susceptible d’être transportée, vendue et transformée à loisir : le fruit était devenu une matière première d’industrie comme une autre. L’agro-industrie était née.
Cependant, jusque-là, la tomate n’était guère en elle-même que le banal fruit que l’on connaît, et le concentré n’était qu’un procédé de conservation des déchets de la production de tomates fraîches. C’est ici qu’intervient le génie génétique des laboratoires Heinz, qui conçurent ce qu’on appelle aujourd’hui la « tomate de combat », dure comme du bois, immangeable, faite pour s’affranchir de la main-d’œuvre humaine : Kennedy ayant mis fin au programme d’importation de travailleurs mexicains en 1963, il avait fallu mettre au point un procédé de récolte qui permît aux patrons de ne pas dépendre d’une main-d’œuvre autochtone trop exigeante.
Les machines existaient, mais les tomates étaient de forme trop variée pour qu’elles puissent fonctionner sans mélanger la terre, les tomates, les tiges et les feuilles. Il fallait des tomates adaptées à la machine, ce que l’ingénieur Charles Rick fabriqua, sur la base du gêne j-2. La « tomate de combat » était née, ouvrant la voie la mécanisation totale de la récolte.
Que ce soit en Californie, en Italie du Sud, ou au Xinjiang (province occidentale de la Chine, largement turcophone), c’est donc ce fruit de synthèse qui est récolté pour fabriquer le concentré de tomate : sa teneur en eau est parfaitement adaptée aux procédés d’évaporation industrielle par lequel on crée la matière première.
Mais chacun y va de sa méthode : camp de concentration, esclavage, mécanisation. En Californie, c’est presque de la science-fiction. Il n’y a plus ou presque de paysans dans les champs. Le géant Morning Star (400 millions de chiffre d’affaires) ne fonctionne qu’avec quatre cents employés et produit « autant de tomates que la Chine ou l’Italie » (p. 199). Libertarien, son patron Chris Rufer est un illuminé de la science persuadé que l’humanité atteindra le bonheur suprême par la mécanisation intégrale et la disparition de l’État.
En Chine, c’est différent. Là-bas, les travailleurs sont corvéables à merci, le gouvernement met à disposition des industriels la main-d’œuvre des camps de concentration (les Laogaï) et l’industrie de la tomate est tenue par l’armée (les travailleurs portent l’uniforme). Bref, un vrai paradis, que les Américains, inventeurs du « conditionnement aseptique optimal », qui leur permet de s’affranchir des distances à l’intérieur même du processus de production, furent les premiers à exploiter. Le dirigeant de Heinz, Tony O’Reilly, était lié à Reagan et à ce Kissinger qui avait en 1972 négocié avec Deng Xiaoping l’ouverture de la Chine aux capitaux américains. Il s’en était suivi un changement complet de politique. Fini le paternalisme. Heinz se déleste de ses activités de production et se concentre sur la transformation et le marketing. En 1986, il ouvre la première usine chinoise de concentré. C’est du concentré pour bébés, celui-là même dans lequel on trouvera du mercure, du plomb et des OGM…Autre modèle, et centre mondial de l’industrie de la tomate : l’Italie.
À mi-chemin entre la Chine et l’Amérique, la péninsule n’a pas encore mécanisé toute sa production, qui se fait encore très largement à la main grâce à l’inépuisable réservoir de main-d’œuvre que constitue l’Afrique voisine, main-d’œuvre servile qui vient s’entasser dans les ghettos, ces bidonvilles tenus par la mafia, où les hommes sont réduits en esclavage, les femmes à la prostitution.
Le sud de l’Italie c’est le siège de la mafia. C’est donc un endroit où s’accumule un argent sale qu’il faut blanchir. Procédé : le Compensation Trade.
Nous sommes dans les années 1990. Deng Xiaoping règne en maître sur le pays. Le Xinjiang est, pour le pouvoir chinois, une terre de colonisation. Liu Yi, cadre du Bingtuan, organisation militaire chinoise contrôlant un tiers des surfaces arables de ce pays et chargé de le « développer », a une idée. Par son ensoleillement la province se prête admirablement bien à la culture de la tomate. La main d’œuvre, quand elle n’est pas servile, est abondante et bon marché.
La mafia italienne pourra facilement y blanchir son argent en construisant des usines, et c’est ce qu'on fait, à la mode chinoise des années 1990, c’est-à-dire que l’on construit des usines sans compter, processus qui aboutit rapidement à la surproduction. Les prix baissent de façon radicale, et la qualité aussi. Le marché mondial est inondé, à la grande satisfaction des capitalistes chinois et italiens, qui augmentent alors leurs marges et provoquent la ruine de leurs concurrents.
En France, la première conserverie du pays (le Cabanon, Provence) a été rachetée par l’armée chinoise via le Bingtuan. En Afrique, les petits récoltants sont ruinés par la concurrence déloyale, les Italiens revendent dans le continent noir les déchets reconditionnés des industries chinoises, bourrés substances chimiques souvent périmées et toxiques, à des prix défiant toute concurrence. Les conserveries sénégalaises, jadis florissantes, sont mortes.
Le néocolonialisme français laisse la place à la Chinafrique. Le général Liu Yi a quitté son pays, où les travailleurs sont désormais trop chers. Il est installé au Ghana, d’où il importe un triple concentré chinois si mauvais que les professionnels du secteur appellent l’encre noire. C’est une pâte que nul ne mangerait si on ne la délayait d’autant de colorant, de dextrose, d’extraits de carotte et autres adjuvants.
Ainsi, tandis que l’homme d’affaires Liu Yi, général d’une armée qui arbore le drapeau rouge de la Commune de Paris, se demande avec son fils, Quinton, tour à tour citoyen de la République populaire de Chine, des États-Unis d’Amérique et de Saint-Christophe-et-Niévès, paradis fiscal, s’il ne serait pas opportun de fonder un casino à Accra, la capitale de ce Ghana qu’il fournit en tomates empoisonnées, les Africains ruinés s’entassent dans des camps italiens tenus par la mafia pour y louer leur bras a des salaires de famille (cent euros par mois contre cinq cents en Chine, deux cents du temps des Mingongs).
De leur côté, les producteurs français de tomates font faillite parce que la grande conserverie du Cabanon ne transforme plus que de la production chinoise qu’elle étiquette avec soin « made in France ». Les Ouïghours, les Chinois pauvres et les prisonniers du Laogaï fournissent, à raison de vingt-quatre euros la journée – quand ils ont l’heur d’être payés – les centaines de milliers de tonnes de concentré chinois produit chaque année. Des usines chinoises flambant neuves ferment avant même d’avoir ouvert ; le crime organisé fleurit ; l’Afrique se meurt ; les blanchisseries d’argent tournent à plein régime.
Sans compter qu'au fond de l’aride Californie, le patron anarchiste Chris Rufer, qui n’a pas craint d'utiliser un vers du grand Thoreau pour nommer son atroce cuisine sans hommes, la Morning Star, peut tranquillement y faire afficher ce slogan que l’on croirait tiré des œuvres de Staline : « La science découvre les lois de la nature que l’industrie applique pour atteindre le bonheur, l’harmonie et la prospérité » (p. 203).
En fin de compte, le capitalisme mondialisé, que Jean-Baptiste Malet excelle à décrire, n’offre guère de choix que la ruine (des usines françaises et des planteurs africains), le crime organisé (italien), l’esclavage (chinois) ou la robotisation intégrale (californienne).
On ne peut y échapper : les laboratoires chargés de contrôler la production sont corrompus, et si un port décidait de renforcer ses contrôles, il serait aussi perdu pour la compétitivité, et mourrait. Quant à la charité, elle soulage un peu les misérables travailleurs, mais paraît, dans l’univers ahurissant décrit par Malet, aussi dérisoire que méritoire.
Seule lueur d’espoir, un patron italien, Pasquale Petti, dont le portrait dressé par Jean-Baptiste Malet vaut le détour.
Emporté, furieux, italien en diable, il tempête et rugit : seul à faire de la vraie sauce tomate concentrée, il accuse la grande distribution qui ne pense qu’à ses marges, étrangle les producteurs et les accule à produire de l’immangeable. Une seule solution : rendre les distributeurs responsables de ce qu’ils vendent. C’est ce que propose un syndicat italien, et aussi ce que voudrait Malet, qui se présente comme un indigné, avec toutes les vertus et toutes les limites que cela implique.
Il s’indigne de la mafia, de l’exploitation des travailleurs, de la corruption, il dénonce un esclavage moderne et indéniable, des nuisances colossales. Son livre donne à penser, on verra autrement, par exemple, les phénomènes migratoires. Cependant, on s'étonnera de certains stéréotypes nationaux : l’Américain croit à l’affranchissement de l’humanité par la machine et le commerce, l’Italien est mafieux et pittoresque, le Chinois commerçant, l’Africain misérable et le Français, qui a tout inventé, ne voit rien venir.
Ouvrage recensé– L’Empire de l’or rouge, Paris, J’ai lu, coll. « Documents » 2018.
Du même auteur – En Amazonie, Paris, Fayard, 2013.
Autres pistes– Jean-Luc Danneyrolle, La Tomate, Actes Sud, 1999– Domenico Losurdo, Contre-histoire du libéralisme, La Découverte, 2013– Caroline Puel, Les trente ans qui ont changé la Chine (1980-2010), Buchet Chastel, 2011– Jean-François Gayraud, Le monde des mafias : géopolitique du crime organisé, Odile Jacob, 2005