Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Baptiste Vidalou
Dans cet ouvrage, Jean-Baptiste Vidalou dénonce la vision asphyxiante de l’aménagement du territoire, qui se résume à gérer l’espace en intensifiant les circulations — il s’agit ainsi de rendre les hommes et les choses gouvernables. Contre cette logique sécuritaire et calculatrice, l’auteur fait de la forêt un territoire de résistance. « Être forêt », c’est opposer à la rationalité économique un autre mode d’existence, ancré dans le monde, qui, irrésistiblement, déborde tous les cadres.
Notre civilisation extractiviste – qui repose sur l’exploitation des ressources naturelles – court à sa perte. « 70 milliards de tonnes de matières extraites par an ! » (p. 159). Pétrole, charbon, gaz, minerais, roches et uranium... Des ressources dont la formation aura pris plusieurs millénaires ont été extraites en seulement deux siècles.
Évidemment, l’exploitation du sous-sol suppose de détruire les habitats naturels qui sont juste « au-dessus ». Ajoutez à cela les ravages de l’agriculture industrielle et vous aurez une idée de la pression qui pèse sur les forêts mondiales. Rien qu’en Amazonie, qui représente la moitié des forêts tropicales restantes sur la planète, l’équivalent d’un terrain de football disparait toutes les sept secondes !
La globalisation économique s’accompagne de grands projets d’infrastructure, chargés d’assurer le développement des échanges logistiques – routes, ports, aéroports, barrages hydrauliques, ou encore centrales électriques... Contre tous ces projets d’aménagement, « des résistances inventent leur propre manière d’habiter et de défendre un territoire » (p.171). En France, ces luttes se multiplient depuis une trentaine d’année : de la « Zone à Défendre » du bois de Tronçan, dans le Morvan, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ; de l’opposition contre le barrage de Sivens à celle contre le projet d’enfouissement radioactif de Bure, des habitants se révoltent contre la destruction de leur espace de vie.
Pour Jean-Baptiste Vidalou, la forêt est un espace sauvage et indomptable. Elle est ainsi devenue l’ultime rempart contre l’avancée destructrice de la modernité. Face à la logique conquérante de l’économie mondiale, la forêt serait en mesure d’offrir de nouveaux imaginaires politiques – radicalement opposés à la rationalité gestionnaire des modes de gouvernement contemporains.
« Voilà l’idée de ce pouvoir gouvernemental : tout prévoir, tout calculer, c’est-à-dire tout réduire à de l’économie. » (p. 18) Ce pouvoir « gestionnaire », au nom de la rentabilité, cherche à administrer les corps, les populations et les écosystèmes. L’essai de Jean-Baptiste Vidalou s’inscrit donc dans la continuité des travaux de Michel Foucault.
Lors de ses cours donnés au Collège de France entre 1977 et 1978, dont résulte l’ouvrage Sécurité, Territoire, Population (2004), le philosophe analyse l’évolution des manières de gouverner. Après la « souveraineté » puis la « discipline », il définit la « sécurité » : une nouvelle forme de pouvoir, inspirée de l’économie et de la biologie. Tandis que la « souveraineté » et la « discipline » cherchaient à assurer, par la contrainte, l’obéissance totale des gouvernés, la « sécurité », elle, met en œuvre des procédés de contrôle plus souples. À la suite de Foucault, l’auteur situe l’apparition de ce mode de gouvernement avec l’émergence en France des physiocrates à la fin du XVIIIe siècle. Pour ce courant dont François Quesnay et le marquis de Mirabeau sont les plus illustres représentants, la politique et l'économie constituent des forces physiques qu’il s’agit de déchiffrer. Ainsi, « toutes les relations sociales ou politiques se traduisent en fonction de qui produit quoi, qui dépense quoi, qui fait circuler quoi et où » (p. 76). Conformément à l’adage libéral « Laissez-faire, laissez-passer ! », il s’agit dorénavant de ne pas trop gouverner ; de laissez-jouer ces processus considérés comme naturels en venant se calquer sur eux.
Contrairement au paradigme de la « souveraineté », dont la finalité était de fixer le territoire, la « sécurité » repose donc sur un principe de circulation. En s’efforçant de maintenir un espace de concurrence où toutes les mobilités sont garanties, le gouvernement cherche à prévenir les événements imprévisibles. « [Le] but est d’assurer les bonnes circulations tout en limitant les mauvaises, faire en sorte que ça circule partout en évitant les résistances » (pp. 180-181).
L’aménagement du territoire français trouve son origine dans une logique de conquête militaire. Afin de rendre le royaume plus gouvernable, il a fallu perfectionner son maillage administratif et développer un important réseau logistique. L’histoire de France se résume donc à un lent processus de colonisation de l’espace. Mais pour conquérir le territoire, encore faut-il le rendre lisible. Pour cela, les représentations cartographiques ont été des instruments essentiels. Les cartes servent un projet de domestication du territoire : repérer les villes, la dispersion des villages, les zones enclavées ou infranchissables. Elles ont pour fonction de rationaliser et d’aplanir la géographie de territoires périphériques, afin d’y mener des actions efficaces.
Cette « mise au plan du territoire » a vu le développement de savoirs et de techniques perfectionnés. C’est la naissance des ingénieurs qui, à eux seuls, portent cette entreprise stratégique de rationalisation. « À l’âge des Lumière, [...] l’ingénieur d’État, l’ingénieur des Ponts et chaussées, [...] à travers la construction et l’entretien des voies de circulation, va élaborer des procédures de planification et de contrôle de plus en plus larges. » (p. 112). Dans ce contexte, la forêt est un espace « chaotique » qu’il s’agit de mieux gouverner. On dessine des « pénétrantres », ces grandes routes forestières qui relient les bourgs entre eux, afin de favoriser la circulation des biens et des personnes.
Cette logique planificatrice se poursuit tout au long du XXe siècle. D’un côté, les grandes forêts sont transformées en « ressources exploitables » : après les avoir déboisées, on replante des arbres dédiés à la sylviculture industrielle. De l’autre, on cherche à pacifier le territoire en intégrant les « autochtones ».
Aussi crée-t-on des parcs et des réserves de biosphère, censés promouvoir un « mythe récréatif » où « pratiques locales » et « nature exceptionnelle » favoriseraient conjointement les activités touristiques. « Préservation et exploitation forment aujourd’hui les deux faces d’une même colonisation qui veut que ces montagnes et ces plateaux soient désenclavés et entrent dans l’ordre du marché » (p. 14).
Cette stratégie d’homogénéisation des territoires ruraux connait aujourd’hui un saut qualitatif et quantitatif. Avec l’émergence du développement durable, ce rapport à l’espace s’est aggravé. Alors même que nous détruisons la planète, la télédétection par satellite nous permet de mesurer, en temps réel, chaque pixel de forêt détruite. Autrement dit, la prise de conscience de notre potentiel destructeur a considérablement accru notre volonté de contrôle et de rationalisation. L’imagerie satellite continue de lisser notre représentation du monde. Cette vision « d’en haut » nourrit une logique de gouvernement gestionnaire qui cherche à tout contrôler. En effet, nous observons la naissance de nouvelles ingénieries. On construit ainsi des indicateurs de séquestration de carbone afin de créer de nouveaux marchés. En mesurant la quantité de carbone capté par une forêt privée, on calcule des flux de compensation permettant à son propriétaire d’accroitre ses activités polluantes. Aussi, la « gouvernance mondiale de la biodiversité » n’a-t-elle pas invalidé l’approche économique des physiocrates. Au contraire, on assiste « à une généralisation à l’ensemble des êtres et des choses de la tyrannie de la mesure » (p. 93). En effet, au nom de la « transition écologique », il s’agit de mieux piloter la gestion des ressources naturelles. « Partout doivent être mobilisés gisement éolien, gisement solaire, gisement de biomasse, gisement de méthanisation, gisement d’innovation dans l’isolation des bâtiments » (p. 161). Ce nouveau récit économique repose sur une « mystique de l’interconnexion » : grâce aux technologies et aux réseaux intelligents, tout serait géré en temps réel. Ainsi, « ce qui nous a été présenté comme une transition vers le pouvoir soi-disant décentralisé annonce en fait une nouvelle étape vers le gouvernement total du monde » (p. 185)?
Face à cette volonté pluriséculaire de gestion du territoire, la forêt a toujours constitué un rempart. En effet, « les montagnes, les forêts, depuis toujours, semblent se dresser et offrir un abri à ceux qui ne veulent plus être gouvernés » (p. 40). Depuis très longtemps, les « communaux » – ces espaces gérés collectivement par les paysans pour la cueillette, la chasse ou l’approvisionnement en bois – sont des lieux autogérés qui permettent aux plus pauvres de survivre en tissant des liens de solidarité. La forêt constitue donc un espace « en-dehors », qui résiste à la colonisation du pouvoir. Ainsi, « les différents codes forestiers qui se succèdent en France du XVIIe au XIXe siècle correspondent aussi aux moments où les insurrections paysannes furent les plus intenses » (p. 102) . Car en effet la forêt est attachée à un imaginaire insurrectionnel. Pour Robin des Bois, elle n’est pas seulement un lieu de refuge, mais surtout un espace de résistance à un système injuste. Les espaces sauvages ont ainsi toujours constitué des terreaux favorables aux révoltes. En 1701, l’insurrection des « camisards » protestants contre les persécutions qui suivent la révocation de l’Édit de Nantes , voient huit années de guérilla dans les montagnes cévenoles. Comme le remarquent les autorités royales, les Cévennes sont «“un pays pas comme les autres”, où le relief est tout à fait propice à la guerre d’embuscades avec sa succession de fonds de vallée et de lignes de crêtes » (p.22). Cette histoire insurrectionnelle plonge ses racines jusque dans les Caraïbes et en Amérique latine, où les forêts ont constitué des lieux de fuite pour les esclaves noirs – ce que l’on a appelé les vagues de « marronnage ». Ainsi, la forêt s’oppose-t-elle radicalement à l’espace esclavagiste de la plantation.
Pour reprendre les mots du philosophe Dénètem Touam Bona, c’est un lieu « d’où jaillirent des formes de vie inédites ». En Amazonie, les communautés marronnes apprirent ainsi les modes de vie traditionnels des peuples amérindiens. La forêt est un donc un lieu de lutte et de refuge, mais surtout, de régénération.
Pour Jean-Baptiste Vidalou, cette tendance à aplanir le monde sous forme de cartes trahit une aliénation propre au monde occidental. Notre géographie planificatrice souffre d’un biais de perception : à l’instar d’une photographie aérienne, nous regardons les choses « par le haut » – comme s’il s’agissait de « ressources extérieures ». Implicitement donc, nous agissons comme des êtres détachés du monde.
De là peut-être la vision négative de la forêt qui a irrigué les représentations occidentales – cette dernière étant perçue comme un espace « trop anomique, irrationnel, enchevêtré, touffu, chaotique, [...] finalement trop singulier » (p. 123).
À une vision désincarnée du monde, il s’agit d’opposer une autre perception, ancrée dans le réel. À l’opposé de la vision économique, la forêt est un espace sensible, que l’on ressent et qu’on habite. Reconnaitre cette relation fait apparaitre une « nouvelle géographie » : l’espace n’est plus conçu de façon « quadrillée » mais à travers la pluralité des relations et des perceptions qui le constituent. En effet, « une forêt se compose d’un enchevêtrement infini d’êtres vivants [...]. Un arbre de 50 mètres de haut [....] peut atteindre 200 hectares de surface d’échanges biologiques » (p. 70).
Car la forêt n’est pas un « vide à conquérir », c’est un espace où la vie prolifère et déborde. Comme le disait justement Gilles Deleuze, la forêt est « une puissance qui grandit ». C’est donc une entité qui ne peut être cloisonnée. Alors, comme la forêt qui jaillit, « tâchons d’être forêt [...], tige par tige, racine par racine, feuille par feuille. Jusqu’aux cimes débordantes, entre ciel et terre, devenir ingouvernables » (p. 19)
Dans cet essai, Jean-Baptiste Vidalou réalise une surprenante généalogie de l’aménagement du territoire français. Il montre ainsi que notre rapport à la géographie prend sa source dans une vision militaire, qui cherche rationaliser l’espace vide. Dans ce contexte, la forêt doit assurer le bon cours des circulations économiques. À l’ère du développement durable, ce rapport à l’espace s’est amplifié. Tantôt qualifiée de réserve de biosphère ou de puits de carbone, la forêt est devenue l’emblème de cet « environnement-global-à-gérer » ! Face à cette « rationalité quadrillante », l’auteur rappelle que la forêt est un espace où la vie prolifère. Lieu d’autonomie, de solidarités et de résistances à toutes les formes d’oppression, la forêt est par nature ingouvernable. Cet ouvrage explique donc pourquoi, ces dernières années, les luttes contre les grands projets d’aménagement sont devenues un lieu fertile de régénération du politique.
Cet ouvrage frappe par son interdisciplinarité. À la frontière de la philosophie, de l’histoire et de la géographie, l’auteur livre une analyse richement documentée qui actualise la pensée de Michel Foucault. En s’inspirant largement de son ouvrage Sécurité, Territoire, Population (2004), l’auteur parvient à appliquer sa description des mécanismes de « sécurité » à la « gouvernance mondiale de la biodiversité » ! Néanmoins, une fois lu, l’ouvrage laisse un goût d’inachevé. En consacrant beaucoup de pages à réaliser sa généalogie de l’aménagement du territoire, l’auteur élude un peu ce que signifie « être forêt ». S’il apporte des définitions éparses, ces dernières apparaissent encore incomplètes. Afin de surmonter ce manque, on aurait souhaité que l’ouvrage donne davantage la parole à celles et ceux qui habitent ces territoires en lutte.
Ouvrage recensé— Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Zones », 2017.
Autres pistes— Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’évènement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Éditions du Seuil, 2013.— Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard, Coll. « Hautes études », 2004.