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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

La Nature malade de la gestion

de Jean-Claude Génot

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Science et environnement

Gérer la nature dans la seule optique de la biodiversité, ce n'est plus la protéger, c'est l'aménager. C'est aussi la figer, lui interdire d'évoluer spontanément, en un mot, lui dénier ce qui la caractérise : sa naturalité, son indépendance vis-à-vis de l'homme. Stimulé par des subventions et des contrats européens, ce jardinage s'effectue sous la houlette de gestionnaires qui raisonnent à leur petite échelle, spatiale et temporelle, en fonction de choix culturels ou idéologiques. Il est grand temps de s'affranchir de cette obsession du contrôle, et de considérer le monde naturel dans sa biocomplexité. Ne serait-ce que parce que le réchauffement climatique rend illusoire le maintien artificiel d’îlots éphémères.

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1. Introduction

La visite des anciens pays du bloc soviétique, dans laquelle l'auteur nous entraîne, est l'occasion de découvrir des zones protégées dont l'immensité fait rêver les écologistes occidentaux. Dans la réserve de Berezinsky (Biélorussie), les tourbières à sphaigne occupent ainsi 11 000 hectares (ha). En Roumanie, la réserve forestière de la Nera coiffe une hêtraie de 5 000 ha, sans doute la plus vaste d'Europe.Même si ces milieux ont souffert au cours du temps (du productivisme stalinien, de la guerre…), leur richesse est considérable.

On compte ainsi 2 500 espèces dans le parc de Bielowieza, en Pologne. En Roumanie, le Retezat, premier parc national (38 000 ha répartis autour de 20 pics à plus de 2 000 m) abrite 55 espèces de mammifères, 30 % des plantes sauvages du pays, 22 % des 400 espèces endémiques.

Les surfaces protégées sont beaucoup plus modestes en France, mais plus que la superficie, ce sont la dynamique végétale et l'état des écosystèmes qu'il faut retenir. Quand il est question de protéger des espaces naturels en Biélorussie, il s'agit réellement de protection. Quitte à exploiter des zones annexes.

La réserve de Berezinsky comprend ainsi trois secteurs. Avec ses roselières et ses marécages, le noyau central occupe 22 000 hectares interdits à la pénétration humaine. Il est entouré d'une zone tampon de 66 000 ha où la cueillette est autorisée, comme la coupe de bois, sous contrôle. Une zone de transition de 33 000 ha protège ces deux secteurs de l'agriculture intensive.

En Roumanie, le Retezat abrite une réserve naturelle de 4 600 ha, dont l'accès n'est autorisé que sur décision de l'Académie des sciences qui la dirige. Retezat fait partie du réseau Pan Parks, initié par le WWF, qui suppose 10 000 ha de milieux protégés, sans route. Imagine-t-on pareille chose dans un parc français ? demande Jean-Claude Génot.

À l'Office national des forêts (ONF) dont relèvent 4,6 millions d'ha, soit 27 % de la forêt française, seuls 15 000 ha font l'objet de réserves biologiques intégrales : 0,8 % des forêts domaniales. La plus grande ne dépasse pas 2 600 ha. Dans le parc national des Cévennes, le plus forestier de la métropole, seulement 1,8 % de la zone centrale est classée en réserve intégrale : 1 066 ha répartis en six sites. Même les réserves naturelles, où il est possible « d'interdire toute action susceptible de nuire au développement naturel de la faune et de la flore » (loi de 1976), mettent l'accent sur l'intervention. Sur une protection active avec tout un arsenal technique.

2. Des sanctuaires aux habitats secondaires

Si la gestion des ex-forestiers du bloc soviétique n'est pas sans reproche, elle apparaît bien éloignée des prescriptions de l'Union européenne.

À l'origine pourtant, les Occidentaux ont créé des sanctuaires. Les premières actions de protection de la nature visaient à soustraire des espaces à l'intervention humaine. Naquirent ainsi le parc de Yellowstone aux États-Unis (1872), et les premières réserves naturelles européennes : Neufchâtel en Suisse (1882), les Sept-Îles, en France (1912). Viendront ensuite les parcs naturels, dont le parc national de la Bérarde, en 1913 : l'ancêtre du parc des Écrins.

En 1956 cependant, l'Union internationale pour la protection de la nature devient « Union internationale pour la conservation de la nature » (UICN, acteur important de l'écologie internationale). Ce glissement sémantique, de la « protection » à la « conservation », marque le triomphe de conceptions anglo-saxonnes, où la « conservation » désigne une protection des milieux qui intègre des activités humaines, pourvu qu'elles respectent le renouvellement des ressources. Le terme est décliné par les Conservatoires d'espaces naturels, apparus en 1976.

Ces structures associatives entretiennent le milieu par des chantiers réguliers, afin de mettre en valeur le patrimoine naturel.Les instances européennes vont prolonger et institutionnaliser cette approche, à travers la directive Oiseaux et surtout la directive Habitats, à l'origine du réseau de sites Natura 2000. Il s'agit de conserver des milieux d'intérêt communautaire et leurs espèces, sur la base d'un plan d'action avec des objectifs bien définis. C'est là que le bât blesse, résume l'auteur, en dénonçant une muséographie, dont on perçoit les limites : elle exclut la dynamique des systèmes, au nom de la protection des espèces.

Pas question, par ailleurs, comme le proclame une pancarte en Roumanie, de restaurer la nature d'il y a 2 000 ans. Nos gestionnaires se focalisent sur la faune et la flore des milieux agropastoraux. Sur les 81 000 ha gérés par les conservatoires des sites, on relève ainsi 82 % de milieux ouverts, dont 40 % de milieux herbacés. Mais s'il faut privilégier les milieux ouverts, pourquoi ne pas gérer des terres touchées par la déprise agricole ?

Au-delà, l'hostilité à la friche peine à convaincre : selon des scientifiques, 20 à 25 % de l'avifaune européenne d'il y a 10 000 ans a disparu lors de la conversion des forêts en cultures. Aujourd'hui, imagine-t-on, après destruction de la forêt amazonienne, combattre le reboisement ?

Les choix des gestionnaires n'ont rien de scientifique. Les espèces remarquables, qui, hier, devaient être justifiées sur la base de critères scientifiques ont d'ailleurs cédé la place à des espèces dites patrimoniales. Celles-ci relèvent d'un choix arbitraire, idéologique ou affectif, qui ne peut fonder une stratégie de protection. L'espèce patrimoniale signale en outre qu’il y a des espèces auxquelles l'homme donne droit de cité, et les autres, qui ne méritent guère qu'on s'y attache. Comme la ronce, qui protège pourtant les graines du chêne. Pourquoi certaines espèces seraient-elles plus importantes que d'autres ?

3. Les managers verts

Le maintien de milieux ouverts offre l'opportunité de réaliser des travaux annuels (fauchage, etc.), donc de justifier des contrats et des crédits qui se renouvellent. En l'absence d'une « nature de référence », ajoute le philosophe Baird Callicott, il n'y pas de lois naturelles à respecter, donc pas d'éthique fondée sur son respect. C'est la porte ouverte à toutes les pratiques. Y compris aux perturbations volontaires (feux, etc.) pour « mimer » la croissance de la forêt...

Les gestionnaires de la nature utilisent les mêmes outils que les autres gestionnaires de l'espace : pelles mécaniques, tracteurs, débroussailleuses… Ils empruntent leur vocabulaire et leurs méthodes au management moderne : indices, cibles, programmes de suivi, procédures, contrôles, et bien sûr évaluations.

À l'image du WWF, les organisations elles-mêmes sont désormais gérées comme des entreprises. Aux États-Unis, The Nature Conservancy gère un budget d'environ un milliard de dollars. Propriétaire du plus grand réseau mondial d'aires protégées (47 millions d'ha dont 41 à l'étranger), elle emploie 3 200 personnes dans 528 bureaux. En France, la plupart des associations qui ont participé au « Grenelle de l'environnement », collaborent désormais avec le monde économique. Non sans schizophrénie.

L'ONF est depuis longtemps sous le feu critique des écologistes, en raison de ses missions contradictoires : protéger la forêt, et en même temps, l'exploiter. France Nature Environnement (qui veille sur 180 000 ha) lui a toutefois donné son aval pour « une production accrue dès lors qu’elle permet de mieux préserver la biodiversité ». Ailleurs, on cherche à « optimiser » un troupeau utilisé pour le pâturage. L'administration n'est pas en reste. Au ministère du Développement durable, « certains chargés de mission proposent du contrat pour faire une clairière ou une mare comme des représentants de commerce payés aux résultats » (p. 60).

Partout fleurit la « valorisation », sortie tout droit du langage économique. En matière d'interprétation, elle se fond dans les 3P (parking, panneau, poubelle), qui justifient et mettent en valeur les gestionnaires. Mais que gagne la nature à une telle gesticulation ? Ces opérations flattent les élus locaux, dont les paysages deviennent un produit d'appel pour le tourisme local, mais elles imposent l'idée qu'il n'existe pas de nature sans artifice. Dans ces conditions, le choix d'une nature livrée à elle-même ne se pose pas. Quel gestionnaire proposerait un plan de gestion portant sur un siècle ?

4. La logique gestionnaire

La notion de gestion s'est imposée à la fin du siècle dernier. En 1980, la Stratégie pour la protection de la nature dévoilée par l'UICN signale que « la conservation est définie comme la gestion par l'homme de la biosphère ». Cette conception anthropocentrique de la protection va de pair avec la volonté de contrôler le monde naturel. Elle souligne aussi l'importance des botanistes et des ornithologues « qui ont largement influencé la protection de la nature et continuent de le faire » (p. 108).

Les ornithologues sont en effet à l'origine de réserves comme les Sept-Îles ou la Camargue. Mais leurs sanctuaires sont désormais des vitrines. Pour l'auteur, ils « remportent la palme pour le suréquipement des réserves et autres coins de la nature : miradors d'observation, panneaux explicatifs, mangeoires, nichoirs, plates-formes de nidification, charniers... » (Id.).

Ce type d'intervention n'est pas l'apanage des ornithologues. Ici, on réintroduit des bouquetins, là on construit des abris pour des chauve-souris, plus loin on creuse des mares pour les batraciens… Si la liste est longue, le résultat est identique : « Favoriser une espèce, c'est dénaturer le tout » (p. 23). C'est particulièrement net dans le cas de l'Office national de la chasse et de la faune sauvage (ONCFS), dont « la gestion est clairement révélée pour ce qu'elle est, à savoir orienter un espace en particulier sa production végétale pour une espèce ciblée » (p. 59). La logique « espèces » mène ainsi à des positions incohérentes en termes de sauvegarde du milieu.

Les botanistes ont aussi une responsabilité dans le passage de la protection à la gestion. Présents dans tous les groupes d'experts, ils sont notamment à l'origine de la liste des habitats de la directive européenne. Cette liste intègre des habitats qui n'ont rien de naturel, car la plupart des plantes sont des espèces de lumière. Cela signifie que la dynamique naturelle, qui conduirait à un stade boisé, constitue, pour les botanistes, une « perte de richesse ». D'où l'impératif de maintenir les milieux ouverts, et de conserver les stations pour protéger un taxon, même s'il faut déployer des moyens lourds (bulldozer...).

Comme le montre l'outarde canepetière, la logique gestionnaire confine à l'acharnement thérapeutique. Cet oiseau qui peine à survivre au milieu des plaines agricoles conduit à cultiver des carrés de luzerne, au milieu d'un désert biologique, sans arbres et sans arbustes. Cela n'a guère de sens. Pour l'auteur, il vaut mieux opter pour la conservation de cette espèce dans son milieu d'origine : les steppes d'Asie. « Les protecteurs de la nature doivent appréhender les questions de conservation à la bonne échelle de temps et d'espace » (p. 31).

5. Une nature en trompe-l’œil

L'importance attachée à une diversité spécifique conduit à des aberrations. Mais la biodiversité est, en elle-même, une notion sujette à caution. C'est la version moderne d'une nature homo-dépendante, alors que « la biodiversité est une nécessité fonctionnelle pour la nature », qui se décline par des propriétés comme la dynamique spontanée ou l'évolution. Comment une large diversité serait-elle préférable à un écosystème qui fonctionne ?

La biodiversité est un concept plastique qui justifie toutes sortes d'interventions. Mettre des bovins là où il n'y en jamais eu, ou faire usage d'usage d'explosifs pour se débarrasser des arbres qui gênent. Mais elle n'a pas de réelle définition scientifique. Le terme lui-même est apparu en 1986 à Washington. Pour alerter les politiciens, Edward Wilson et Walter Rozen ont enlevé « logical » à biological diversity, faisant naître un concept qui déborde le champ de la science. Cette construction sociale aboutit donc à une construction tout court : la biodiversité peut être créée par la culture et la domestication. On « fait » de l'orchidée, comme on « fait » du grand tétras, ce qui donne à certains gestionnaires l'impression de créer des espèces.

Mesurée et contrôlée, la biodiversité est la version technicienne de l'arche de Noé. Les projets de géo-ingénierie développés sur les espaces naturels sont tout à fait en phase avec le credo en une science censée remédier à tout. Mais le rétrécissement du sauvage, qu'évoque l'anthropologue Sophie Bobbé, ne renvoie pas à la seule victoire de l'artifice sur le naturel. Il reflète aussi des conceptions idéologiques.

Comme le soulignait l'artiste naturaliste Robert Hainard, rien de ce qui donne un sens à la vie ne peut être préservé dans une société libérale. La liberté de la concurrence dévore toutes les autres. La gestion d'espaces désignés évite de remettre en cause les mécanismes qui conduisent à détruire la nature. Incidemment, elle offre de sérieux débouchés à des fournisseurs d'équipements et de services, qui s'abreuvent aux mêmes subventions européennes que les gestionnaires.

Les zones protégées par la loi (parcs nationaux et réserves naturelles) représentent en outre 2,7 % du territoire métropolitain, alors que 24 % du même territoire figurait, en 1995, dans l'inventaire des zones naturelles d'intérêt faunistique et floristique (ZNIEF). Les espaces protégés ne répondent pas aux enjeux. La biodiversité « ordinaire » est oubliée, voire condamnée.

6. Conclusion

Nommer la nature « biodiversité » c'est mettre un mot sur l'inconcevable : nous entamons la sixième extinction de masse, avec des menaces portant sur 12 à 52 % des espèces. C'est admettre que l'immensité sauvage a cessé d'exister.

Que signifie donc gérer la nature, quand le propre de celle-ci est de ne pas être gérable ? L'expression « gestion de la biodiversité » est là pour l'affichage et le statut social des gestionnaires. D'autant que la culture du résultat, le chiffre, ne rend pas compte de la complexité de la nature. Le discours de type managérial fait oublier la modestie des moyens destinés à la nature, à l'heure où la « mise en corridor » d'espaces isolés s'apparente à un vœu pieux.

La nature a moins besoin de technique que de temps et d'éthique. Laissons-lui un peu plus d'opportunités pour se gérer elle-même. Rendons-lui sa naturalité.

7. Zone critique

Jean-Claude Génot insiste logiquement sur les forêts qu'il connaît très bien, celles des Vosges, en particulier. D'autant que la forêt, « lieu sauvage depuis la nuit des temps », est l'aboutissement de la dynamique végétale. Elle est ainsi au cœur de la problématique gestionnaire dont il dénonce les excès. Si ses accents sont partisans, tous les milieux sont concernés par cette volonté de manager le sauvage. Dune, marais ou pelouse calcaire, la moindre zone protégée dispose aujourd'hui de son plan de gestion et de son document d'objectifs.

Chasse aux subventions ou pseudo-neutralité des choix « scientifiques », l'auteur ne surprend guère les observateurs de terrain, qui savent que, souvent, la protection vise moins la nature qu'une certaine image de la nature. Mais en pointant l'origine de ces dérives, il nous fait découvrir que le business de la conservation correspond à l'arrivée au pouvoir de Reagan et Thatcher. La « gestionnite » ne serait-elle que la première étape d'une offensive néolibérale ?

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Jean-Claude Génot, La Nature malade de la gestion, Saint-Claude-de-Diray, Hesse, 2020.

Du même auteur– Nature : le réveil du sauvage, Paris, L'Harmattan, 2017.– Plaidoyer pour une nouvelle écologie de la nature, Paris, L'Harmattan, 2015.– François Terrasson, penseur radical de la nature, Saint-Claude-de-Diray, Hesse, 2013.

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