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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Casseroles, amour et crises

de Jean-Claude Kaufmann

récension rédigée parAurélie ThépautJournaliste et titulaire d'un DEA de Sciences Sociales (Sorbonne).

Synopsis

Société

Cet ouvrage consacré à la cuisine révèle la manière dont les repas structurent la famille. Réalisé à partir d'entretiens compréhensifs – une méthode développée par l'auteur, il montre comment, pour les amis comme pour la famille, la table est un instrument central de la fabrication du lien. Pourtant, elle est aussi un lieu de luttes. L'individualisation des pratiques alimentaires, la progression d'une cuisine rapide à base de produits prêts-à-manger et la difficulté des échanges autour de la table mettent en péril un modèle reposant sur la communion par le goût.

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1. Introduction

L'objet de l'ouvrage est de montrer comment la table a toujours créé du lien social. Pourtant, le modèle des repas a évolué au fil des siècles, jusqu'à devenir aujourd'hui bipolaire avec d'un côté, le repas pris rapidement et de manière très individualiste et de l'autre, le repas censé marquer l'union et la communion d'un couple, d'une famille ou d'amis.

Mais même dans ce cadre, où l'investissement du « chef » (qui reste le plus souvent, dans les faits, une cuisinière) en cuisine est total, les échanges ne sont pas toujours à la hauteur des attentes de chacun.

2. Évolution des modèles de repas

L'histoire politique du goût peut se résumer selon trois temps.

Premièrement, les pratiques alimentaires furent pendant des siècles institutionnalisées par la religion. Les comportements alimentaires étaient ainsi dictés par l'ordre religieux et non par le goût. Les sensations n'étaient pas exprimées. Inconsciemment, les sociétés occidentales sont encore imprégnées par certains de ces codes, même si d'autres prescriptions (médicales, scientifiques, gastronomiques ou culturelles) se sont substituées aux anciennes consignes religieuses.

Le deuxième temps est marqué, au contraire, par le surgissement subversif des plaisirs. Cette dynamique s'amplifie à la fin du Moyen-Âge et débouche au XVIIe siècle sur une réflexion sur le goût. Le « bon goût » devient alors un instrument de classement et de distinction sociale. Le plaisir de la table arrive sur le devant de la scène au XIXe siècle, avec la découverte de l'univers sensible de l'individu. En parallèle, la science impose de nouvelles visions et la chimie change le savoir diététique.

Le troisième temps est celui que nous vivons actuellement. « Au mouvement social de définition du bon goût se sont ajoutées quantité d'autres dynamiques multipliant les univers de choix » (p. 36) , avance Jean-Claude Kaufmann.

Lorsque l'ordre religieux dictait les comportements alimentaires, les repas étaient marqués par les sacrifices et les banquets. Le repas était alors considéré comme un acte de communion divine dans lequel le vin occupait une place importante. La conception orientale du banquet se distingue de cette pratique, la consommation de vin étant proscrite. L'accent est alors mis sur les douceurs à grignoter.

Avant le XVe siècle, dans un souci de fixer des règles de comportement établissant un minimum de retenue pour éviter de glisser vers l'animalité, apparaissent les manuels de discipline sur les manières de table, étudiés par Norbert Elias dans La civilisation des mœurs (1939). Du XVIe au XVIIIe siècle, l'usage des bonnes manières vise à conquérir une position sociale. « La table des banquets est devenue le terrain d'une gigantesque lutte » (p. 84), observe Jean-Claude Kaufmann. Après s'être cantonné aux tables mondaines, ce mouvement de distinction sociale produit un « habitus d'ordre, de tenue et de retenue », ainsi que le formule Bourdieu, imposant de « manger dans les formes ».

Ces manières de table cristallisent un véritable modèle de mœurs, le point de départ étant la discipline des corps. Le respect des horaires des repas, la place des objets, les conventions de table et les choix alimentaires participent aussi à la définition de ce modèle strict.

Dans la première partie du XXe siècle, l'apparition de nouveaux produits et de nouveaux appareils, comme l'ouvre-boîte, annoncent l'avènement du fast-food et du prêt-à-manger, où l'individu-consommateur se substitue à l'institution du repas familial. Le modèle de l'individu-consommateur se caractérise par le grignotage, l'individualisation des pratiques et la déstructuration des repas. Les membres du foyer piochent directement dans le « frigo » selon leurs envies et leurs rythmes, instituant ainsi une véritable « culture du frigo ».

Par ailleurs, dans l'ensemble du monde, les repas sont de plus en plus souvent pris hors du domicile. En Europe, le petit-déjeuner a tendance à être pris de façon désynchronisée par les membres de la famille. De nouvelles manières de manger apparaissent, comme celle du « plateau-repas ». Ce changement de comportement procure davantage de liberté à l'individu.

3. Les repas dans la vie conjugale

Le sursaut culinaire apparaît avec l'implication amoureuse et les débuts de la vie à deux. Les repas pris à deux se régularisent et se densifient. Le rituel du « petit apéro » est particulièrement prisé par les jeunes couples. Un rituel qui, au fil du temps, masque, selon le sociologue, « le vide relatif et la difficulté de la conversation intime ».

Au départ des enfants, Kaufmann constate une sorte de désengagement et de restriction à l'égard des repas. C’est particulièrement vrai à la retraite, où s'engage un processus de déprise lié à plusieurs facteurs : l'essoufflement du couple quant à la contrainte des repas, les facteurs diététiques et les prescriptions alimentaires.

Dès lors, l'enquête fait apparaître deux logiques inversées : la frugalité conjugale et l'exubérance familiale. En effet, le retour des enfants à la maison marque le réinvestissement dans les repas familiaux autour de plats symboliques comme l'indémodable pot-au-feu, plat familial et réconfortant par excellence. Pourtant, subsiste un décalage entre la représentation des tablées familiales et la réalité de leur déroulement, pas toujours aussi agréable qu'on veut bien se le faire croire.

Kaufmann aborde les « repas fondateurs », ceux qui sont censés sceller l'existence d'un nouveau lien familial, comme le premier petit-déjeuner conjugal ou le premier repas dans la belle-famille, qui officialise l'accueil dans la parenté. Un moment particulièrement délicat où chacun tente d'apparaître naturel, mais où les tensions sont réelles au vu de l'obligation d'intimité dans lequel le repas place les convives. Les conversations et les manières de table prennent alors toute leur importance. De nombreux sujets sont tabous. Les parents évitent d'être trop interrogatifs pour ne pas paraître intrusifs, malgré leur envie d'en savoir plus sur le nouvel arrivant. La nourriture partagée est alors le sujet qui délivre quand la conversation devient problématique.

Parfois, le jeune introduit est confronté à un choc culturel par rapport aux valeurs que sa propre famille lui a inculquées. Des micros luttes se jouent alors autour de la table.

Les repas amicaux sont l'occasion de vérifier l'état du lien. Les convives rêvent de partager un moment d'intensité, à la fois profond et positif. Les enfants et les vacances font partie des sujets de conversation privilégiés. « Les amis tiennent un double langage, observe Kaufmann. Celui, très sincère, de la communion aussi parfaite que possible autour de la table. Et celui de l'analyse, ensuite, lorsque chacun est rentré chez soi.» (p. 239). Et la réalité n'est pas toujours à la hauteur de l'image que l'on s'en fait.

4. La nature des échanges à table

En parallèle de la cuisine quotidienne, où priment rapidité et individualisme, les repas du week-end sont l'occasion de remobiliser les membres de la famille. La table met en forme la vie de famille. Depuis les années 1950, avec l'amélioration des conditions de vie et de l'équipement ménager, le repas domestique structure les relations familiales dans l'ensemble des couches sociales.

Comme le souligne Kaufmann, il est orchestré par « une actrice centrale, grande prêtresse de la nouvelle religion domestique : la maîtresse de maison » (p. 88). La fonction nourricière de la femme se retrouve dans son implication plus importante dans les activités culinaires. Même si la durée consacrée aux activités culinaires a considérablement diminué depuis 50 ans, la figure de la cuisinière dévouée résiste encore de nos jours.

En revanche, la manière d'échanger à table a changé.

Auparavant privés du droit de parole, les enfants sont désormais au centre des conversations en tant que sujets des débats ou objets de taquinerie et de plaisanteries diverses. Il est rare qu'ils ne soient pas soumis à l'obligation rituelle de raconter leur journée. L'enfant est invité à s'exprimer à table, ce qui peut parfois créer une gêne chez les enfants timides ou silencieux, d'autant plus s'ils font l'objet d'une comparaison avec leurs frères et sœurs plus volubiles.

Malgré ces éléments, la conversation familiale et conjugale peut être difficile. Les sujets de conversation les plus fréquents portent sur les nouvelles du jour et la critique de la parentèle et des amis. Ces échanges servent à créer un univers commun. Lors des repas, les familles cherchent soigneusement à éviter les conflits. La tenue et la retenue sont obligatoires, on privilégie une ambiance douce, les disputes et les échanges vifs sont proscrits. La politique n'est pas évoquée, sauf en cas de consensus. « La famille n'est pas toujours le lieu d'exercice de la parole la plus déliée » (p. 118), fait remarquer le sociologue. Par ailleurs, il pointe un paradoxe déjà relevé par Georg Simmel : alors que la finalité des repas est de communier ensemble, le plaisir gustatif reste une expérience profondément individuelle et secrète. Pour autant, la nourriture constitue un sujet phare, tout comme les projets familiaux constituent un autre sujet très important.

Dans certaines familles, particulièrement celles où la discipline est rigide, il s'avère difficile de trouver un sujet de conversation. La télévision fait alors office d'alternative et devient un instrument régulateur de la conversation. L’auteur rappelle que plus d'un Français sur deux la regarde pendant le dîner, soulignant ainsi la fonction « familiale » de la télévision.

En résumé, selon l'analyse du sociologue, les familles et les individus se livrent une guerre douce et permanente autour des repas. Deux logiques sociales s'affrontent : la volonté de communion familiale autour des repas et la montée de l'individualisation des pratiques (goûts, rythmes et lieux). La confrontation de ces deux logiques est particulièrement aiguë concernant les enfants. L'alimentation des enfants constitue d'ailleurs l’un des sujets les plus conflictuels entre parents et grands-parents.

5. Cuisine ordinaire et cuisine passion

Le chef – ou plutôt la cuisinière – se trouve face à une multitude d'alternatives quant au choix des aliments, à la manière de les préparer, au style de repas, etc. Ces choix ont des conséquences sur la famille, tant nutritionnelles que sociales, puisque c'est lors des repas que se dessine la forme de la famille. Le chef, donc, ne cesse de prendre des décisions, dont la portée est plus importante qu'il ne l'imagine. La notion de « chef » en est d'ailleurs révélatrice.

Celui qui cuisine habitue sa famille à manger d'une certaine façon. « La cuisine est un combat permanent, assure Kaufmann. Le chef est un stratège qui souvent hélas agit moins par envie de faire plaisir que par réaction à des indifférences et des mécontentements » (p. 281). Peu à peu, une culture alimentaire spécifique s'installe dans chaque famille. Le chef mitonne ce qui unit, c'est-à-dire ce que la famille apprécie de manger, sans oublier l'aspect nutritionnel.

L'analyse des entretiens révèle que la cuisine est composée de deux mondes : celle de la « cuisine ordinaire », inscrite dans le quotidien et souvent considérée comme rébarbative au même titre que le ménage et « LA cuisine » de la créativité et du plaisir. Ces deux mondes sont opposés par leur rapport au temps : la première doit être rapide et correspond au rythme de la semaine tandis que la vraie cuisine requiert du temps et de l'envie ; elle s'associe à la temporalité du week-end et permet de « casser la routine ». Cependant, cette bipolarisation apparue dans les années 1960 ne touche pas l'ensemble de la société avec le même degré d'intensité.

Dans l'ancien régime, faire la cuisine était considéré comme un devoir, un sacerdoce. Dans certaines familles, ce rapport à la cuisine existe toujours. L'autre type de cuisine, motivée par l'envie, constitue une « passion ordinaire », selon le titre du livre de Christian Bromberger. La cuisine est un don de soi. Le chef y met de l'amour. La cuisine peut aussi être un moyen, pour certains, de se vider la tête après une journée de travail, ne penser à rien tout en étant concentré. Elle est considérée comme une détente, car cuisiner empêche de réfléchir. La manipulation tactile inscrit celui qui cuisine dans le présent et impose un rapport particulier au temps.

Kaufmann note que le partage des tâches ménagères a plus évolué dans les mentalités que dans les faits. En matière de cuisine, l'homme fait plus souvent figure de « second couteau », hormis pour les grandes occasions. À ce propos, le sociologue n'épargne pas ses congénères masculins. « L'intérêt pour la nourriture est intimement lié au désir de réalisation de soi par un acte créatif, si possible sous le regard admiratif d'un public élargi. Les hommes tendent donc à réserver leur art pour les repas d'exception. Leur entrée dans le monde culinaire ne se fait pas par la petite porte, ils se propulsent immédiatement à l'avant-scène, immodestement parés d'un prestige dont ils sont convaincus » (p. 268).

De fait, quand les hommes font la cuisine, ils y mettent tout un cérémonial. Le barbecue fait figure d'exception, car il est depuis toujours réservé aux hommes. Une tradition qui remonte aux sociétés anciennes, lorsque les chasseurs-cueilleurs grillaient leur gibier sur la braise au retour de la chasse.

6. Conclusion

Si le modèle de l'individu-consommateur tend à se généraliser, surtout chez les jeunes, qui préfèrent picorer devant un écran plutôt que de « passer à table », le repas reste un moment privilégié pour créer du lien. Le chef fait donc face à de grandes responsabilités et doit opérer des choix déterminants pour la famille, tant sur le plan relationnel, social que nutritif et diététique.

L'auteur met en évidence une certaine rupture, même si elle est loin d’être totale, de la transmission directe de génération en génération, autre métamorphose liée à la modernité.

L’auteur nous montre que derrière la banalité du quotidien, son apparente simplicité, se cache une « complexité inouïe ». Si la cuisine a déjà été largement explorée par l’anthropologie et l’ethnologie, le chercheur explore ici, avec les outils de la microsociologie, la cuisine nouvelle.

7. Zone critique

Si la lecture de l'ouvrage est rendue aisée par le découpage en chapitres courts, on peut regretter que la forme prenne parfois le pas sur le fond. Jeux de mots, tournures de phrases... L'auteur s'amuse, mais le lecteur est parfois dérouté par l'absence de véritable colonne vertébrale de l'ouvrage et le manque de concept clair.

On peut aussi regretter que certains sujets ne soient pas abordés, comme les repas entre collègues ou les repas d'affaires, mais aussi les tensions entre les couples lors de la préparation des repas d'exception ou encore la manière dont ce que chacun mange et consomme est vecteur d'identité, avec en particulier l'essor du bio et du local. Sans compter la mise en scène de la cuisine sur les réseaux sociaux comme Instagram.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Casseroles, amour et crises. Ce que cuisiner veut dire, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2018 [2005].

Du même auteur

– La Trame conjugale. Analyse du couple par son linge, 1992, rééd. Pocket, 2001.– La Femme seule et le prince charmant, Paris, Nathan, 1999.– Avec Rose-Marie Charest, Oser le couple, Les clés de la vie à deux, Paris, Lgf, 2013.– Sociologie du couple, Paris, Puf, 2017.– L’amour qu’elle n’attendait plus, Paris, Hugo Doc, 2018.

Autres pistes en sociologie du couple et de l’individualisation :

– François de Singly, Sociologie de la famille contemporaine, Paris, éditions Armand Colin, 2007 [1993]. – François de Singly, Le Soi, le couple et la famille, Paris, Nathan, 1996. – Christine Castelain-Meunier, La Place des hommes et les métamorphoses de la famille, Paris, Puf, 2002.– Pierre Bourdieu, Le bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002.– Christian Le Bart, L’individualisation, Paris, Presses de Sciences Po, 2008.

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