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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Impasse Adam Smith

de Jean-Claude Michéa

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Philosophie

Réaction au néo-libéralisme de Hayek et de Friedman en vogue depuis les années 1980, l’ouvrage allie la rigueur intellectuelle à l’allégresse du pamphlet. Écrit sous la bannière de Georges Orwell et de sa common decency, il vise à démontrer que l’union de tous les progressistes, appelée gauche, est une impasse pour tous les véritables amis du peuple, puisqu’elle les entraîne à servir les intérêts, in fine, de la nouvelle aristocratie de marché.

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1. Introduction

Jean-Claude Michéa est un esprit acéré, prompt à déceler les incohérences qui semblent, à le lire, constituer la matière même des discours officiels. Il observe ainsi que, plus « s’énormifie » l’appareil technologique de l’humanité, et donc, selon ses doctrinaires officiels, les capacités de satisfaire les besoins des hommes tout en leur épargnant le travail et les peines, plus on exige ardemment que le peuple travaille davantage et accepte des conditions de vie toujours plus dégradées : nature dévastée et villes tentaculaires. Autre étrangeté, ces exigences ne se heurtent à aucune résistance sérieuse.

Mais Michéa ne se contente pas de remarquer les contradictions de l’époque. Il entend les élucider, faisant grand usage de la dialectique.

Pour lui, le progrès technique n’a jamais eu pour finalité d’épargner ses peines au peuple. Le progrès a partie liée, au contraire, à l’exploitation des travailleurs, et les premiers socialistes, sortis des rangs du prolétariat, le comprenaient très bien, eux qui renvoyaient dos à dos les partisans de l’Ancien Régime et ceux du capitalisme. Nous touchons là au problème de cette alliance circonstancielle, appelée gauche, où le prolétariat sert de bras armé à la bourgeoisie pour abattre ses ennemis.

Mais le livre de Michéa est bien plus qu’une attaque en règle du libéralisme (ce qu’il est aussi), il est essentiellement un essai de redéfinition des concepts, notamment de ceux de « gauche » et de « socialisme », et même d’homme et de société, puisque, revenant sur l’anthropologie de l’intérêt sur laquelle repose le libéralisme, il avance que l’homme est un être de don.

2. Le libéralisme et la gauche

Mais revenons à notre temps, à cette phase cruciale que constituent les années 1980 et le retour du libéralisme après quarante ans d’éclipse. C’est précisément, observe Michéa, à ce moment, au moment où la crise pétrolière et monétaire des années 1970 manifesta de façon éclatante les contradictions pratiques, internes à la logique du capital, qu’elles soumirent, pour la première fois totalement, le monde. C’en était fait du fragile équilibre keynésien.

C’était le début d’une nouvelle époque, celle de la mondialisation. C’est que, comme il le montre très bien, la logique importe peu aux idéologues, et particulièrement à ceux qu’il prend ici pour cibles : les idéologues de la gauche « libérale-libertaire ». Ils ne perçoivent pas que le capitalisme aurait fait faillite, car il est pour eux l’essence du monde. Et surtout, le prix de cette faillite n’est pas supporté par eux, mais par le peuple. Et le peuple, pour eux, n’importe pas ; pour ainsi dire il n’existe pas. « There is no society » disait Mme Thatcher.

Mais, enfin, si l’élite intellectuelle n’a pas bougé, pourquoi le peuple, lui, n’a-t-il pas réagi ? Pourquoi les syndicats et les partis qui s’en réclamaient ne se sont-ils pas insurgés contre cette nouvelle configuration, comme ils l’avaient fait contre le capitalisme industriel du XIXe siècle ?

C’est parce que le peuple, nous dit Michéa, se trouve idéologiquement ligoté par la notion de gauche. Née à peu près au moment de l’Affaire Dreyfus, elle unissait toutes les forces qui se réclamaient du progrès, qu’il soit éducatif, culturel, commercial, industriel, scientifique ou social, sans préjuger des irréductibles contradictions que recelait cette pluralité. Le socialisme, et ce Peuple dont c’est l’idéologie naturelle, affirme Michéa, s’est retrouvé partie intégrante de cette grande coalition de tous les partisans de tous les progrès contre tous ses ennemis, partisans quant à eux de l’Armée, de l’Ordre, de l’État et de l’Église.

Ainsi, durant des décennies, libéraux et socialistes furent unis ; et il paraissait évident à tous qu’ils étaient les représentants et les porte-paroles qualifiés du peuple, contre les élites conservatrices. Le loup était dans la bergerie, grimé en pasteur.

3. La gauche et le socialisme

Il n’est pas, dit Michéa, de plus grande erreur, pour un militant socialiste sincère, aujourd’hui, que d’en appeler toujours à l’union des gauches, c’est-à-dire à l’association, en vue du pouvoir, des forces authentiquement socialistes et populaires avec celles du libéralisme. Non pas, d’ailleurs, que cette union n’ait eu, jadis, des résultats très positifs, mais elle n’a plus de sens et, pire, elle est devenue contre nature. Car il s’est, entre-deux, produit quelque chose. Depuis la libération de 1945, nous dit Michéa, les forces de la réaction contre-révolutionnaire, l’armée et l’Église, ont été définitivement balayées. Or, ce sont elles, et elles seules, qui justifiaient l’union des socialistes et des libéraux. Elles disparues, plus d’ennemi commun. Le socialisme doit retourner d’où il vient : au peuple.

Pour Michéa, en effet, le socialisme n’est pas né dans le cerveau d’intellectuels bourgeois saisis de pitié et s’inventant la mission de conscientiser les masses de l’extérieur. Il est né des entrailles du peuple. Proudhon était ouvrier, et avant lui Pierre Leroux, l’inventeur même du mot « socialisme ». Face au socialisme des intellectuels, Michéa se tient aux côtés du socialisme authentiquement populaire, celui dont la tradition se perpétuera, en marge du socialisme d’État et de tous les léninismes (même contestataires), dans l’anarcho-syndicalisme.

4. Le socialisme populaire avalé par la gauche

Or, quelle était la nature de ce socialisme populaire ? Selon Michéa, c’était d’abord une réaction contre l’industrialisme et l’individualisme, conséquences tous deux de la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle : Rousseau, Adam Smith, Turgot, etc. Les ouvriers, naturellement, en souffraient beaucoup. Sous la Révolution française, les libéraux leur interdirent de s’associer (loi Le Chapelier de 1791), créant la condition de leur mise en concurrence et de leur implacable exploitation.

Puis, sous la Restauration, ils durent expérimenter la mécanisation, venue d’Angleterre avec la machine à vapeur. Ils réagirent et s’organisèrent. Ainsi naquit le socialisme authentiquement ouvrier, celui qui engendra les nombreuses révoltes urbaines et prolétariennes du XIXe siècle : 1830, 1848, 1870, pour ne prendre que Paris, mouvements qui ne se reconnaissaient pas plus dans le marché que dans le trône et l’autel.

Néanmoins, la peur de l’ennemi commun (le versaillais, l’anti-dreyfusard puis le fasciste) entraîna toujours le socialisme populaire à s’allier aux forces bourgeoises progressistes : le camp du progrès, donc, combattait celui de la réaction. Mais chaque pas fait en avant sur la voie du progrès mécanique (censé apporter la prospérité) était, en même temps, un pas de plus fait sur le chemin de l’aliénation totale des travailleurs. Au début, cela ne se voyait pas à l’œil nu. Pour l’observateur ingénu de la réalité sociale, les classes populaires semblaient vivre mieux : assurances sociales, salaire, logements décents. Il était plus difficile de saisir l’envers de ce « compte de fée » : les cadences infernales, les temps de transport, la destruction du foyer, l’encasernement dans les cités-dortoirs…

En un mot, le travail de sape des valeurs concrètes de la culture populaire : cette « common decency » que Michéa emprunte à Orwell.

5. Anthropologie de l’intérêt et anthropologie du don

Nous abordons ici l’aspect anthropologique du livre de Jean-Claude Michéa. Pour ce dernier, la common decency est pratiquement ce qui définit le peuple. C’est l’ensemble des commandements moraux qu’exige cette vie en commun par laquelle se caractérise le peuple, au contraire des classes possédantes, où l’individu dispose d’assez de place et de temps pour pouvoir s’isoler de ses semblables et s’inventer un destin personnel. Ici, point de morale de l’héroïsme, point de vertu républicaine, austère, fière et farouche, extrémiste. Il s’agit bien de vertus, mais de vertus communes, aux deux sens du terme. En règle générale, cette vertu est identique à la logique du don et du contre-don mise en évidence par l’anthropologue Marcel Mauss (lui-même proche de ce socialisme populaire défendu par Michéa) comme fondement des sociétés.

Car, et c’est un point capital de l’analyse de Michéa, ce dernier récuse avec force, comme artificielle, l’anthropologie de l’intérêt, selon laquelle l’homme ne serait mû que par son intérêt bien compris, et la société constituée de l’arrangement naturel, mécanique et automatique de ces volontés. Il suffirait donc de supprimer toutes les contraintes extérieures (l’État et les Corps intermédiaires) pour que la société fonctionne parfaitement.

6. Conclusion

Il s’agit en somme, chez Michéa, de rien de moins que de sauver l’humanité ; car, si on laisse la logique de la « main invisible », cette force qui entraîne l’offre et la demande au point d’équilibre (qui serait plutôt un point de déséquilibre permanent), on aboutira inévitablement, affirme Michéa, à une société anomique, sans liens ni repères, c’est-à-dire au chaos et à l’anarchie, à cet « état de nature » où, et ce n’est pas un hasard, Hobbes, le premier théoricien du libéralisme, voyait le commencement et la vérité de toute société. Mais comment faire ? Michéa ne donne pas de recettes, certes, mais il pose une condition.

Intellectuel, Michéa s’adresse à ses semblables : ne méprisez pas le peuple, leur dit-il. Car c’est en lui que résident à la fois les lois de la vie en commun dont votre condition vous retranche, apparemment, et l’intuition infaillible de la common decency, qui est la meilleure garantie contre tous les totalitarismes.

7. Zone critique

Michéa lui-même le note : la notion, cruciale dans son analyse, de common decency est d’une certaine imprécision. On doit, comme le disait De Gaulle à Peyrefitte, éviter de s’appuyer sur du mou, au risque de choir. Et c’est ce que l’on peut craindre qu’il arrivera à ces « brèves remarques », pour brillantes qu’elles soient ; car, au fond, Michéa nous invite à nous reposer sur le bon sens populaire. Voire même, pour ses critiques « de gauche », comme Lordon, sur des vertus traditionnelles condamnées par la marche du monde. Certes, dirons-nous, il ne faut jamais oublier ce bon sens ou en faire fi. Mais ce bon sens est aujourd’hui, bien des sociologues l’ont remarqué, largement perverti par les conditions de vie et la propagande modernes, dont les masses sont la cible privilégiée.

Partageant avec ses maîtres anglo-saxons une méfiance bien compréhensible pour les théorisations maximales, il en prend le contre-pied, mais de façon extrêmement théorique. Il ne cesse, en effet, et c’est un vrai plaisir pour les amateurs, d’enchaîner lui-même les théorisations dialectiques. Le populisme de Michéa est un populisme d’intellectuel et il n’est pas interdit de penser qu’il projette, en fait, les vertus de sa classe, celle des instituteurs vantés par Péguy, ces intellectuels issus directement du peuple, partageant largement sa vie et l’idéalisant d’autant plus qu’ils souffrent d’en avoir été retranchés.

Par ailleurs, Michéa ne dépasse pas vraiment l’anthropologie à laquelle il s’oppose. À l’homme de l’intérêt, il oppose sa négation, l’homme décent, qui est au fond une réédition de l’homme bon de Rousseau. Il y a là, indéniablement, un cercle, duquel Michéa participe. Cercle dont il faudrait sortir, ce qui ne se fera pas sans une mise au jour de ce que les deux philosophies opposées ont de commun : le rejet de l’anthropologie antique et médiévale, platonicienne et chrétienne, de l’homme déchu, égaré par le jeu des ombres sur les parois de la caverne.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Impasse Adam Smith, Paris, Flammarion, coll. « Champs essais », 2010.

Du même auteur– Les Mystères de la gauche. De l'idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, Paris, Climats, 2013.

Autres pistes– Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, Paris, Flammarion, 2006.– Georges Orwell, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels et la démocratie, Marseille, Agone, 2009.– Mauss Marcel, Essai sur le don, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007.

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