Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Claude Michéa
Dans cet ouvrage, Jean-Claude Michéa entreprend de faire une genèse du libéralisme. Au-delà de ses différentes variantes, il révèle ce qui constitue son unité : « fonder la moins mauvaise société possible », en évitant les guerres et les fanatismes. Cet objectif pacificateur, qui repose sur les mécanismes rationnels du droit et du marché, exclut toute référence à un ordre idéologique commun. Cette absence morale explique les impasses que rencontre actuellement la civilisation libérale.
Il est aujourd’hui difficile de porter un regard critique sur notre civilisation libérale. Le progrès est devenu en quelques siècles une sorte de religion laïque. Tandis que la croissance économique s’annonce « infinie » grâce aux nouvelles technologies, la démocratie libérale s’identifie volontiers à une « société ouverte », où les droits individuels sont en permanente extension. Pour paraphraser le chef d’œuvre du romancier américain Aldous Huxley, le libéralisme nous promet ainsi le « meilleur des mondes ».
Jean-Claude Michéa part à l’assaut de ce lieu commun. D’une part, l’expansion de l’égoïsme génère un malaise croissant, témoignant d’une perte de sens et de repère parmi la population. De l’autre, la « libération des mœurs » agite l’horizon menaçant d’« une nouvelle guerre de tous contre tous » : chaque communauté cherche à faire valoir ses droits, nourrissant de nouvelles haines et de nouvelles rivalités.
Cet ouvrage tente ainsi de répondre à l’« impasse dans laquelle ce programme de modernisation [...] projette nécessairement l’Humanité » (p. 89). En portant un diagnostic sur l’évolution du libéralisme, l’auteur éclaire ses oublis historiques et montre combien cette doctrine s’est éloignée de ses objectifs initiaux.
Il est d’usage de dissocier le libéralisme en deux versants opposés. Comme le montre le sociologue américain John Dewey dans son essai Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir (1935), il y aurait d’un côté un libéralisme politique fondé sur des valeurs de tolérance, d’autonomie et de liberté. De l’autre, un libéralisme économique conçu sur les principes de la concurrence et du libre marché. Au premier correspondrait un humanisme de gauche ; au second, un conservatisme de droite.
Jean-Claude Michéa remet en question ce partage manichéen. Pour lui, il s’agit de considérer le libéralisme dans sa globalité. En vérité, variantes politique et économique ne seraient que les deux faces d’une même pièce. Toutes deux sont nouées par « une nécessité structurale qui conduit chacune d’elle à rechercher en permanence ses appuis théoriques sur l’autre, dans le but d’échapper à leurs antinomies respectives » (p. 23). Autrement dit, là où le libéralisme politique montre ses limites, le libéralisme économique offre de nouvelles ressources philosophiques – et inversement... Entre ces deux pôles s’opèrent des transactions et des ajustements incessants.
Le philosophe nous entraîne donc sur le chemin d’une nouvelle archéologie : il s’agit pour lui de comprendre ce qui fait l’unité du libéralisme. Par-delà les différences, il cherche à identifier une logique commune. En effet, « il est possible de traiter le libéralisme comme un courant dont les principes [seraient] unifiés » (p. 12).
Si l’auteur cite souvent Karl Marx dont il apprécie le sens rhétorique, l’apparition du libéralisme n’est pas présentée à l’aune du « matérialisme historique ». Sa naissance n’est pas le produit d’une classe bourgeoise, mais d’une « combinaison complexe de causes contingentes ». En effet, « la doctrine libérale n’est pas apparue dans l’Histoire comme un coup de tonnerre dans un ciel serein » (p. 15) : elle naît en tant que projet « pacificateur » sur un continent européen rongé par des guerres intestines.
En effet, dès le XVIe siècle, l’Europe voit le déchainement des guerres de religion qui opposent catholiques et protestants. Tandis que les conflits extérieurs tendent à unir les populations des royaumes concernés, ceux intérieurs, qui opposent parfois les membres d’une même famille, déchirent les communautés. Ils défont les solidarités et les allégeances traditionnelles qui ordinairement structuraient la société. Rien d’étonnant, donc, à ce que l’« état de nature » décrit par les philosophes du XVIIe siècle peigne une situation de chaos généralisé : une « guerre de tous contre tous ». Thomas Hobbes (1588-1679) ou John Locke (1632-1704) opposent l’« état de nature » à l’ « état civil », qui caractérise une période « originelle », qui précède l’émergence de la société : une humanité sans institution et sans loi. L’originalité du libéralisme est imprégnée par ce contexte, où la crainte de la violence et du fanatisme, ainsi que le désir d’une vie paisible, se sont diffusés à toute la société.
Il est alors nécessaire de neutraliser les deux principales « passions belliqueuses de l’espèce humaine » : la prétention à détenir le Vrai et l’ambition à incarner la Vertu. Cette recherche d’une « société tranquille » encourage l’émergence de nouveaux modèles sociétaux : au noble va-t-en-guerre, on préfère le « gros bourgeois » raisonnable et inoffensif. Le sacrifice de soi, vertu cardinale des sociétés traditionnelles, cède la place à nouvelle forme d’héroïsme : la conservation de soi.
Le projet libéral est « une idéologie moderne par excellence » : c’est un programme politique qui se définit « par la négative ». En effet, il ne s’agit pas de fonder un ordre parfait ou utopique, mais de façonner une « société du moindre mal ». À la manière du Léviathan (1651) de Thomas Hobbes, l’État libéral nait de la nécessité pour les individus de renoncer à une partie de leur souveraineté individuelle, afin de garantir la paix sociale. Cette recherche du « moins pire » fonde l’art libéral de gouverner. Comme le disait le Premier ministre britannique Winston Churchill à propos de la démocratie : « c’est le pire des régimes à l’exception de tous les autres ! »
Cette volonté de gouverner sans trop contraindre oblige les penseurs libéraux à caractériser la « nature humaine ». La recherche de la « moins mauvaise société possible » conduit à décrire l’humain de façon pessimiste : la méfiance envers les capacités morales des hommes conduit à les considérer tels qu’ils sont – et non tel qu’on voudrait qu’ils soient. Les stratégies de gouvernement doivent prendre en compte cette naturalité et s’adapter à elle. Le libéralisme est donc avant tout une théorie de l’ajustement : il véhicule une croyance dans un traitement « scientifique » et « impartial » des problèmes politiques.
Comme le décrit Michel Foucault dans son cours au Collège de France Sécurité, Territoire, Population (1977-1978), le libéralisme engendre un nouveau type de pouvoir, sur le mode expérimental des sciences naturelles. Il ne s’agit plus d’imposer son autorité brutalement, mais de mettre en œuvre des procédés de contrôle les plus souples possibles. Le projet libéral voit l’apparition d’un État gestionnaire, qui calcule en permanence la balance des forces et des contre-forces, afin de neutraliser les risques émanant de la société. « Une rationalité calculatrice et procédurale [qui] n’a pas d’autre usage que de maintenir les conditions de la paix civile » (p. 63).
Afin de protéger l’Homme de ses démons idéologiques, les penseurs libéraux ont dû imaginer des mécanismes capables d’engendrer par eux-mêmes la paix sociale. La société libérale privilégie deux dynamiques a priori rationnelles : « les horlogeries parallèles et complémentaires du Droit et du Marché ». D’un côté, le droit pose le cadre du « politiquement correct », en régularisant progressivement tous les comportements jugés « naturels » – par exemple, les droits des minorités, des femmes ou des homosexuels... De l’autre, le marché anime l’horizon d’une croissance infinie à travers la libération intégrale des échanges économiques.
Mais ces deux figures fonctionnent ensemble selon un mouvement dialectique qui, in fine, conforte la place prépondérante du libéralisme économique. En effet, « le Droit trouve sa vérité ultime dans le dogmatisme arrogant de l’Économie » (p. 35). En d’autres termes, le libéralisme – censé créer une société sans idéologie – aboutit logiquement à compenser ses carences idéologiques à travers la figure religieuse du marché. Aussi, « le monde sans âme du capitalisme contemporain constitue la seule forme historique sous laquelle cette doctrine libérale pouvait se réaliser » (p. 11).
Une inversion se concrétise donc sous nos yeux. Le libéralisme est en passe de réactiver le projet utopique dont il était la négation même. Au souci originel de gouverner les hommes « tels qu’ils sont » se substitue le dessein de les façonner « tels qu’ils devraient être ». « L’empire du moindre mal [...] entend désormais être adoré comme le meilleur des mondes » (p. 126). En cherchant à modifier en profondeur nos pratiques culturelles, le marché se charge de faire la morale aux hommes et leur dicter sa loi. « Le dressage juridique et marchand de l’humanité crée [...] le contexte idéal qui permettra à l’égoïsme de devenir la forme habituelle du comportement humain » (p. 132).
La modernité libérale s’est construite sur l’élimination méthodique des valeurs traditionnelles. Considérées comme un obstacle à la paix, il fallait détruire toutes les racines idéologiques susceptibles de contaminer les individus. Néanmoins, marché et droit ne sont que des « formes de socialisation secondaires ». Pour fonctionner, elles supposent un certain degré de confiance, capable d’assurer les phénomènes de coopération au sein des communautés. La théorie libérale ignore donc des données anthropologiques essentielles : « [elle ne prend pas en compte] les jeux infiniment complexes et variés de la socialité primaire, jeux qui sont essentiellement fondés [...] sur la triple obligation traditionnelle [...] de donner, recevoir et rendre » (p. 87).
Proche du socialisme libertaire, Jean-Claude Michéa en appelle au concept de « décence commune » (en anglais, « Common decency »). Empruntée à George Orwell, auteur du célèbre roman d’anticipation 1984 (1949), cette notion désigne un ensemble de valeurs fondamentales et universelles, nécessaires à la vie en société. À l’opposé de l’égoïsme et de l’esprit calculateur du monde moderne, le socialisme d’Orwell tire son optimisme des « valeurs morales de l’Homme ordinaire » – telles la générosité et la loyauté. Un ensemble de vertus traditionnellement partagées, qui permettrait l’avènement d’une société égalitaire et altruiste.
« Pour qui a saisi la logique libérale dans le déploiement de son unité originelle [...] il devrait donc [...] être clair que la nécessité d’instituer une société décente coïncide avec la défense de l’humanité elle-même » (p. 131). Pour Michéa, le retour au « bon sens moral » est nécessaire pour répondre aux impasses de la société de croissance et à la souffrance qu’elle génère chez les individus. À l’inverse, il prône une « société décente » dans laquelle la domination et l’exploitation seraient non seulement intolérables, mais rendues impossible.
Dans cet ouvrage, Jean-Claude Michéa réalise une généalogie convaincante du libéralisme. En cherchant à dépasser les oppositions convenues entre versants politique et économique, il identifie une « unité originelle » : le libéralisme s’est construit contre les fanatismes idéologiques qui ont ensanglanté les XVIe et XVIIe siècles. Afin d’éviter les guerres civiles, le libéralisme propose de créer une « société du moindre mal », qui se réaliserait à travers les dynamiques « rationnelles » du droit et du marché.
Néanmoins, en neutralisant toute référence à un ordre moral supérieur, la civilisation libérale a écarté l’importance des valeurs traditionnelles. Face à l’emprise du capitalisme, qui cherche à façonner les individus sur un mode égoïste et calculateur, l’auteur s’inspire du socialisme libertaire de George Orwell pour penser une « société décente », où les vertus morales fonderaient, à nouveau, l’ordre social.
Jean-Claude Michéa assume une posture profondément polémique et conservatrice. S’il voit dans le capitalisme un ennemi à abattre, tout au long de l’ouvrage, il ne cesse pourtant d’attaquer une « gauche bien-pensante » acquise à la défense des minorités. Adoptant un discours parfois très réactionnaire, il dénonce l’avènement d’une société sans repère, où « tout serait permis ».
En ce sens, la place centrale qu’il accorde à la morale traditionnelle parait bien illusoire : par une étrange inversion, il fait des « vraies valeurs » le lieu de toute révolution progressiste. On accuse d’ailleurs Michéa d’avoir détourné le concept de « décence commune » en lui imprimant un sens conservateur qu’Orwell n’aurait sûrement pas approuvé (cf. Thierry Discepolo).
Enfin, l’idée selon laquelle le libéralisme exclurait consubstantiellement tout rapport à la religiosité – ou à la moralité – est inexacte. Dans son Traité du gouvernement civil (1690), John Locke faisait déjà de la morale la première des « lois naturelles », quant aux États-Unis des figures libérales telles que Thomas Jefferson ou Tocqueville accordaient une place fondamentale aux valeurs protestantes dans la vie démocratique.
Ouvrage recensé– L’empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Champs essais », 2010 [2007].
Du même auteur– Orwell éducateur, Castelnau-le-Lez, Éditions Climats, 2003. – Notre ennemi, le capital, Paris, Éditions Flammarion, coll. « Climats », 2016. Autres pistes – Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Gallimard, Coll. « Hautes études », 2004. – John Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir, Paris, Flammarion, Coll. « Climats », 2013. – Thierry Discepolo, « L’art de détourner George Orwell », Le Monde diplomatique, juillet 2019, p.27.