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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean Delumeau
Dans cette monumentale étude de la peur en Occident, Jean Delumeau se défend d’avoir voulu reconstruire une histoire à partir du seul sentiment de la peur. Mais il entend montrer que, dans le cadre de la civilisation occidentale entre le XIVe et le XVIIIe siècle, ce sentiment est une clé susceptible d’expliquer bien des sentiments collectifs. L’historien montre les continuités et les ruptures, ainsi que la diversité des formes prises par la peur. Des peurs collectives, comme celles engendrées par la peste, aux séditions populaires, des visages de Satan aux procès en sorcellerie, ce livre a profondément renouvelé l’histoire des mentalités et des comportements. Cet ouvrage inaugurait l’immense travail de Jean Delumeau dans le domaine de l’histoire des représentations collectives, des inquiétudes et des espoirs de l’Occident, poursuivi par l’exploration du péché, puis celle de la rédemption et du paradis.
S’intéresser aux sentiments, et plus particulièrement à la peur, induit le passage du singulier au collectif : les sources, qu’elles soient littéraires, iconographiques ou du domaine privé, évoquent avant tout les angoisses de tel ou tel individu, sans les lier aux groupes sociaux auxquels ils appartiennent.
À partir d’exemples individuels, Jean Delumeau tâche de reconstruire les mentalités du temps, dans la droite ligne des travaux de Carlo Ginzburg, précurseur de la microhistoire en Europe, pour révéler des pans entiers des sociétés occidentales de la fin du Moyen-Âge jusqu’au milieu du XVIIIe siècle.
L’époque étudiée, faite de peste, de guerres de religion, de disettes et de peur de fin du monde, aurait pu déboucher sur une hystérie collective si les hommes d’Église n’avaient pas démasqué l’auteur de tous ces maux, Satan, et dressé l’inventaire de ses différents agents (l’hérétique, la femme, le sorcier, le juif). En nommant ainsi les causes de l’épouvante ressentie, ils calmaient les esprits et canalisaient la peur. À cela, les clercs ajoutèrent la peur de soi, c’est-à-dire celle, sciemment entretenue, du péché et du salut personnel, dont ils firent le ressort le plus puissant de leurs discours.
Présentant la situation de l’Europe occidentale, Jean Delumeau la compare à une cité assiégée, et présente l’essentiel des peurs qui la parcouraient.
Le premier élément sur lequel revient Jean Delumeau est l’omniprésence de la peur dans l’Europe du début des Temps modernes. Il évoque notamment la mer, restée longtemps un objet de dissuasion et donc par excellence le lieu de la peur. Il s’appuie ainsi sur les proverbes du temps qui, partout en Occident, faisaient craindre cette étendue d’eau. C’est également par-là que sont arrivés bien des maux : la peste, bien sûr, mais aussi les invasions normandes et sarrasines.
Aussi, considérait-on volontiers que l’Océan était l’itinéraire privilégié des démons et des monstres, d’où l’insistance avec laquelle le discours littéraire comparait le destin de chacun à un bateau en péril (Ronsard, du Bellay, d’Aubigné, mais aussi Rousseau et même Rimbaud et Verlaine ont utilisé cette image).
L’historien revient également sur la peur de la nouveauté. Elle pouvait concerner une pression fiscale accrue, parfois accompagnée de la mise en place d’organismes de perception nouveaux auxquels le peuple n’était pas habitué. On retrouve également cette peur de la nouveauté dans les agitations et les révoltes religieuses des XVIe-XVIIe siècles dans le camp catholique, mais aussi dans le camp huguenot : la démarche protestante se voulait un retour au passé, référence à l’âge d’or de l’Église primitive, un refus des innovations accumulées par le papisme au cours des âges comme les pèlerinages, le culte des saints, la confession obligatoire ou les vœux monastiques.
Mais les populations s’étaient habituées aux cérémonies, aux sept sacrements, à la hiérarchie et à l’organisation de l’Église et les protestants apparurent aux yeux de beaucoup comme d’audacieux novateurs et, à cause de cela, ils furent jugés dangereux : ils répudiaient en bloc le système ecclésiastique mis en place depuis des siècles. L’historien en conclut que les conflits confessionnels du XVIe siècle peuvent être regardés comme un heurt dramatique entre deux refus de nouveautés.
Autre exemple cité par Jean Delumeau : la peur du voisin. Ceux et celles qui furent dénoncés pour sorcellerie étaient fréquemment des gens que leurs accusateurs connaissaient bien et dont ils avaient épié les démarches suspectes : ils assistaient peu ou mal à la messe, ils jetaient des sorts en bousculant une personne ou en lui soufflant au visage leur haleine empoisonnée, ils avaient lancé un regard diabolique. L’historien décrit ainsi une société où le proche était plus souvent l’ennemi que l’ami.
Pour les hommes d’autrefois, le passé n’était pas vraiment mort et pouvait à tout moment faire irruption, menaçant, à l’intérieur du présent. Dans la mentalité collective, souvent la vie et la mort n’apparaissaient pas séparées par une coupure nette. Les trépassés prenaient rang, au moins pendant un temps, parmi les esprits. Le médecin allemand Agricola, auteur du célèbre De re metallica (1556) assurait que plusieurs sortes d’esprits existaient, inoffensifs ou malfaisants ; le médecin français Ambroise Paré consacra un chapitre de son ouvrage Des monstres à prouver que « les démons habitent les carrières ».
Les morts pouvaient ainsi réapparaître sur les lieux de leur existence terrestre, du moins jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, car le progrès du doute méthodique à partir de l’époque de Descartes conduisit peu à peu les hommes – et d’abord les hommes d’Église, car les habitudes des hommes du peuple étaient plus longues à disparaître – à plus de suspicion vis-à-vis des revenants. Désormais, dans l’imaginaire collectif, la mort provoquait une véritable séparation entre le corps et l’âme, si bien que celle-ci ne venait pas rôder là où le défunt avait vécu.
Parmi les coutumes dont Jean Delumeau fait état à propos du retour des revenants, l’historien signale une profonde contradiction : certaines visaient à leur faciliter le retour aux lieux qui leur étaient familiers, les autres cherchaient au contraire à les égarer loin de leur maison et de leurs champs. Ainsi, dans le Perche, lorsque le convoi funèbre se rendait à l’église, les participants plaçaient des croix aux carrefours afin que le mort retrouvât le chemin de son logis. La coutume la plus répandue dans le royaume de France consistait à placer une pièce de monnaie dans le cercueil, comme un rite d’achat des biens du défunt : de cette façon l’héritage était acquis en bonne et due forme et l’ancien propriétaire perdait tout motif de revenir le disputer aux vivants.
Jean Delumeau précise également que les revenants, tout comme de nombreuses autres forces du mal (tempêtes, loups, maléfices), avaient souvent la nuit pour complice. Elle était par excellence le lieu où les ennemis de l’homme tramaient sa perte. C’était lié à la crainte, commune à de nombreuses civilisations, de voir le soleil disparaître à tout jamais.
Sur l’ensemble des peurs quotidiennes, se détachaient, à intervalles plus ou moins réguliers, des épisodes de panique collective, notamment lorsqu’une épidémie s’abattait sur une ville ou sur une région. Le plus souvent en Europe, il s’est agi de peste, surtout durant les quatre siècles allant de 1348 à 1720 ; elle réapparut chaque année au moins jusqu’au début du XVIe siècle, à un endroit ou un autre de l’Europe occidentale.
Récurrente, la peste ne pouvait manquer de créer dans les populations un état de nervosité et de peur, jusqu’à celle qui a ravagé la Provence à partir de 1720 (sur 100 000 Marseillais au début du XVIIIe siècle, la moitié périt). La science du temps attribuait la peste à la pollution de l’air, et entraînait un certain nombre de précautions : on aspergeait de vinaigre lettres et monnaies, on allumait des feux purificateurs aux carrefours d’une ville contaminée, on désinfectait les individus et les maisons aux moyens de parfums violents et de soufre, et l’on sortait dans la rue en période de contagion avec un masque en forme de tête d’oiseau dont le bec était rempli de substances odoriférantes.
Jean Delumeau explique que quand apparaissait le danger de la contagion, on essayait d’abord de ne pas le voir. Les textes du temps font ressortir la fréquente négligence des autorités à prendre les mesures qu’imposait l’imminence du péril. On cherchait à ne pas affoler la population – d’où les multiples interdictions de manifestation de deuil au début des épidémies – et surtout à ne pas interrompre les relations économiques avec l’extérieur.
Car la quarantaine d’une ville signifiait difficultés de ravitaillement, effondrement des affaires, chômage, désordres probables dans la rue, etc. Tant que l’épidémie ne causait qu’un nombre limité de décès, on pouvait encore espérer qu’elle reculerait d’elle-même. Quand une menace de contagion approchait d’une ville, ses dirigeants prenaient les mesures nécessaires à l’examen de tous les cas suspects.
Souvent, ceux-ci posaient un diagnostic rassurant ; si leurs conclusions étaient pessimistes, d’autres médecins étaient nommés pour une contre-enquête qui ne manquait pas de dissiper les premières inquiétudes. Tel est le scénario que l’on peut vérifier à Milan en 1630 ou à Marseille en 1720. Les autorités municipales cherchèrent à s’aveugler elles-mêmes pour ne pas apercevoir la vague montante du péril, et la masse des gens se comporta comme eux, ne faisant qu’alimenter la peur de la maladie et ses conséquences.
L’émergence de la modernité en Europe occidentale s’est accompagnée d’une incroyable peur du diable. La Renaissance hérita en cela de concepts et d’images démoniaques qui s’étaient précisés et multipliés au cours du Moyen-Âge et leur donna une cohérence et une diffusion jamais atteints auparavant.
L’obsession pour Satan débuta donc dans le courant du XIVe siècle, et prit deux formes essentielles, reflétées par l’iconographie du temps : une importante imagerie infernale et la hantise des innombrables pièges et tentations que le grand séducteur ne cessait d’inventer pour perdre les humains.
Ainsi, en France, au début du XVe siècle, les Très riches heures du duc de Berry montrèrent l’intérieur de l’enfer : Lucifer, géant couronné qui se nourrit des âmes des damnés, laissant échapper des flammes et de la fumée de sa bouche. Il fallait également mettre en garde les trop crédules humains contre les roueries de Satan comme le fit Jérôme Bosch dans sa peinture Le jardin des délices, du début du XVIe siècle, où une atmosphère d’enchantement est perturbée par le diable, symbolisé par la présence d’un rat, une chouette (l’oiseau de Satan), ou un homme nu qui plonge dans l’abîme.
Cette peur du démon partout présent a été alimentée et diffusée par l’invention de l’imprimerie. Ce fut d’abord par le biais des livres, mais également des gazettes, brochures et feuilles volantes, qui furent innombrables.
Répandues par des colporteurs, des magiciens et des exorciseurs ambulants, elles expliquaient les songes, relataient des crimes et des récits atroces, enseignaient à connaître l’avenir et à se mettre à l’abri des pièges diaboliques. Elles étaient remplies d’histoires de possession, de loups garous et d’apparitions de Satan. Jean Delumeau montre ainsi que, contrairement à ce qu’avaient cru Stendhal et beaucoup d’autres après lui, c’est au début des Temps modernes et non au Moyen-Âge que l’enfer, ses habitants et ses suppôts accaparèrent le plus l’imagination des hommes d’Occident.
Il est également à noter qu’à partir de 1492, les Occidentaux ont eu la surprise de découvrir que l’empire du diable était bien plus important qu’ils ne l’avaient imaginé : depuis la venue du Christ sur terre, Satan se serait réfugié aux Indes (en fait, sur le continent américain) dont il avait fait un de ses bastions et que personne ne connaissait jusqu’alors.
Au début des Temps modernes, en Europe occidentale, la peur des femmes s’accrut, au moins dans une partie de l’élite. Tandis que s’additionnaient pestes, schismes, guerres et craintes de la fin du monde, derrière lesquels se trouvait Satan, il fallait trouver des boucs émissaires sur terre que l’on pouvait mépriser et accuser. Les ordres mendiants, apparus au XIIIe siècle, dont certains sermons nous sont parvenus, faisaient de la misogynie une base de leurs récits théologiques : les femmes étaient des êtres destinés au mal.
Aussi, ne prenait-on jamais assez de précautions avec elles : si l’on ne les occupe pas à de saines besognes, à quoi ne penseraient-elles pas ? Selon Jean Delumeau, ces discours étaient liés à la peur qu’éprouvaient des clercs voués à la chasteté face à l’autre sexe : pour ne pas succomber à leurs charmes, ils les déclarèrent inlassablement dangereuses et diaboliques. Ces sermons ont ainsi diffusé et fait pénétrer dans les mentalités la peur des femmes.
Les ouvrages ont bien entendu joué le même rôle que les prédicateurs, et ceux-ci connurent un rayonnement nouveau grâce à l’imprimerie qui contribua à accabler les femmes. Ainsi, le De planctu ecclesiae, rédigé vers 1330 à la demande de Jean XXII par le franciscain Alvaro Pelayo, dressait un long catalogue de 200 « vices et méfaits » des femmes. Elles y étaient décrites comme mauvaises, perfides, trompeuses, violentes et avides de luxure. Ce discours antiféministe, à la fois oral et écrit, finit par servir de justification à la chasse aux sorcières.
À côté des hommes d’Église, les médecins ont également affirmé l’infériorité structurelle des femmes et ont aussi largement diffusé ces idées. François Rabelais, pour ne citer que lui, considérait dans son ouvrage Le Tiers Livre qu’une femme a besoin d’être tenue en laisse et ne doit pas détourner l’homme des nobles tâches qui lui sont réservées. D’une manière générale, les plus illustres médecins du temps considéraient les femmes comme des hommes imparfaits, justifiant leur infériorité dans tous les domaines.
S’appuyant à la fois sur les hommes d’Église et sur les médecins, les légistes en déduisaient invariablement l’infériorité structurelle de femmes, et l’iconographie du temps les représentait souvent de manière érotique, notamment pour mettre en avant leur besoin insatiable de plaisirs de la chair, ou sous les traits de vieilles femmes laides, incarnant l’alliée de Satan.
L’ouvrage de Jean Delumeau est intéressant à plusieurs égards. Tout d’abord, il montre que la société occidentale a traversé durant la période allant du XIVe au XVIIIe, y compris pendant la période de la Renaissance, une phase de profond malaise, voire d’angoisse collective, en raison des épidémies, des troubles politiques et religieux, des menaces extérieures, des craintes de la fin du monde, etc.
L’historien fait un inventaire précis de toutes ces peurs, de Satan aux femmes, en passant par la peste ou les hérétiques. Il explique également tous les moyens mis en œuvre, à grand renfort de littérature, par les clercs du temps pour contrer tout ce qui pouvait provoquer ces angoisses : avec l’Église, on n’était pas impuissant face au diable, au péché, à l’enfer.
Ce livre est un classique, voire un incontournable. Il est indispensable pour celui qui veut comprendre la société de la fin du Moyen-Âge à la fin des Temps modernes. Avec une plume limpide, Jean Delumeau nous plonge dans ces siècles lointains et met en lumière l’histoire des mentalités, comme le firent, à peu près au même moment, Philippe Ariès ou Robert Mandrou.
L’historien nous permet ainsi de comprendre tout ce qui constituait la peur, les craintes et les angoisses, sur un temps long. Il montre certains mécanismes psychologiques et sociaux à l’œuvre dans des époques de désordres et d’incertitudes, lorsque se mêlent guerres, hérésies, épidémies et famines. Un grand livre, riche de quantité d’exemples concrets, clair et précis, qui fait encore de nos jours autorité. Seul bémol : l’absence d’illustrations est notable, alors que de nombreuses œuvres iconographiques sont citées.
Ouvrage recensé– La peur en Occident, Paris, Fayard, 2008 [1978].
Du même auteur– L'avenir de Dieu, Paris, Éditions du CNRS, 2015.– De la peur à l'espérance, Paris, Robert Laffont. Collection « Bouquins », 2013.– À la recherche du paradis, Paris, Fayard, 2010.– La seconde gloire de Rome. xve-xviie siècle, Paris, Perrin, 2013
Autres pistes– Colette Arnould, Histoire de la sorcellerie, Paris, Tallandier, 2009.– Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident, du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1977. – François Lebrun, Croyances et cultures dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil, 2001.– Robert Muchembled, Une histoire du diable, XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2002.– Corey Robin, La peur. Histoire d’une idée politique, Paris, Hachette Littérature, 2006.