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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Didier Urbain
Paru en 1989, L’Archipel des morts fait partie des premiers ouvrages et des premiers terrains d’étude de Jean-Didier Urbain. À la suite de La Société de conservation qui proposait une étude sémiologique des cimetières d’Occident, le sociologue et linguiste s’attache à retracer l’évolution des attitudes face à la mort et aux morts à travers les cimetières des XIXe et XXe siècles. La mémoire et l’oubli sont au cœur de l’enquête ethnographique, considérés dans leurs manifestations matérielle et textuelle comme dans leurs silences.
L’Archipel des morts paru en 1989 fait partie des ouvrages de référence traitant de la mort et des cimetières contemporains. Livre d’anthropologie autant que d’histoire et de sémiologie (science des significations), il décrypte à travers une enquête ethnographique le destin social des morts et le traitement de la mémoire dans l’Europe occidentale des XIXe et XXe siècles. L’ouvrage se compose de quatre grandes parties thématiques, qui évoquent dans un premier temps les questions et les enjeux autour de la mort et des morts.
Jean-Didier Urbain traite ensuite du cimetière contemporain occidental, en partant des temps les plus récents pour remonter aux origines ancrées dans le XIXe siècle. Le langage et les signes tiennent enfin une place importante dans la réflexion de l’auteur.
La question de la mémoire est au cœur de l’ouvrage de Jean-Didier Urbain, qui distingue les « élus » des « déchus », ceux qui résistent au temps et ceux qui sombrent dans l’anéantissement, symbolique ou réel, de l’oubli.
La frontière entre mémoire et oubli est mince, voire perméable : « C’est dans les cimetières que j’ai perçu à l’œuvre, tangible, palpable, la dialectique complexe des désirs de mémoire et des envies d’oubli » (p. 24). Le cimetière contemporain occidental, conçu depuis le début du XIXe siècle comme un monde à part, une sorte d’île formant archipel par la multiplication, oscille sur cette subtile frontière. L’accumulation des morts dans un territoire excentré et clos, de plus en plus invisible, crée-t-elle un support de mémoire ou un support d’oubli ?
L’accumulation ne garantit pas la mémoire, elle la permet. Effaçant l’inexorable dégradation des choses et des êtres par une série d’artifices, le cimetière donne à voir un espace minéral suspendu dans le temps, dans lequel rien ne s’abîme ni ne se corrompt. Mais faute de commémoration, l’accumulation n’est qu’une « mémoire morte passive ou trouée, partiale et sélective, voire une antimémoire, faite pour être délaissée » (p. 333).
« Avec le temps, dit-on, les morts sont tous orphelins » (p. 13). Cet aphorisme résume au mieux la question de la mémoire, inscrite dans une temporalité, dépendante d’un cercle familial et social, fragile par essence, universelle comme l’est son obscur pendant, l’oubli. Individuel puis collectif, l’oubli signe ainsi la « seconde mort des morts » (p. 136), qui se matérialise dans le meilleur des cas, au hasard d’une allée de cimetière, par une pancarte signalant l’état d’abandon de la concession et la procédure de reprise en cours.
Allant plus loin, Jean-Didier Urbain interroge cette « seconde mort » au prisme de la pratique de plus en plus répandue de la crémation. Le feu « tue morts et symboles » (p. 141), détruit de façon radicale non seulement le cadavre, mais également tous les supports rassurants de deuil et de mémoire nécessaires pour compenser la perte. La miniaturisation et la dispersion des cendres laissent augurer un cimetière « 2.0 », dans lequel monuments et stèles funéraires seraient remplacés par un stockage informatique, une « mise en mémoire » (p. 213) des données individuelles, familiales et sociales. Tout cela converge vers le déni pur et simple de la mort et des morts dans les sociétés industrialisées.
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, avec la nationalisation des biens du clergé durant la Révolution française, le cimetière paroissial bascule du sacré au profane mais surtout s’éloigne du monde des vivants. Il n’est plus un lieu d’attente et de transition dans la tradition chrétienne mais lieu « de conservation et d’accumulation des morts » (p. 129) en dehors de l’espace de la vie sociale. Pour Jean-Didier Urbain, cet éloignement, autant géographique que symbolique, annonce la disparition pure et simple des cimetières : « Les morts n’ont plus droit qu’à un territoire excentré et clos : le cimetière devient une île » (p. 168).
Pour autant, le XIXe siècle est également marqué par une véritable révolution funéraire illustrant l’évolution du sentiment d’individualité. Depuis le Moyen Âge, aux alentours de l’an mil, église et cimetière sont intimement liés mais les tombes restent anonymes et non localisées. La loi de prairial an XII (1804) entraîne l’exil des cimetières mais aussi la conjonction inédite entre monument identifié et lieu de sépulture. L’apparition des concessions, le plus souvent matérialisées par des caveaux voire des mausolées, va de pair avec la nouvelle façon de célébrer les morts et leur mémoire directement dans l’enclos funéraire. Le cimetière devient un lieu fréquenté, le culte des tombeaux et du souvenir sont alors prépondérants.
Mais, paradoxalement, les morts dans leur matérialité s’effacent de la réalité et des imaginaires. Le développement sans précédent des tombeaux et de la statuaire funéraires à partir de la première moitié du XIXe siècle est révélateur de ce glissement. La pierre remplace la terre, l’image d’un corps imputrescible à la surface des monuments funéraires remplace le cadavre pourrissant des profondeurs et les néo-gisants figurent un corps bien en chair, un mort « pas vraiment mort » pour reprendre les mots de Philippe Ariès.
Il est question d’amortalité, comme si le corps statufié était vivant pour l’éternité. Cette mise à distance de la mort se décline aussi dans la symbolique de la décoration funéraire : portes factices, volées de marches ou chemins vides, tout inspire l’absence, le voyage vers un au-delà imaginaire et distant. Dans le cimetière romantique du XIXe siècle, le mort est donc figé dans une illusion d’éternité, immobilisé sous le poids de la pierre ou du marbre, tenu à distance des échanges et de la circulation de la vie sociale.
C’est durant le XXe siècle que le cimetière va répondre à un souci de « dissimulation esthétique » (p. 161), même si les premiers projets datent du siècle précédent.
À l’image des cadavres qui font l’objet de soins funéraires de thanatopraxie depuis les années 1960 en France, le cimetière est maquillé, dissimulé, travesti. Tout signe de mort est peu à peu évacué.
La position des enclos funéraires reste le plus souvent inconnue des vivants, exception faite des vastes « nécropoles touristiques » ou des cimetières ruraux, encore visibles contre l’église ou à la sortie du village. Le cimetière est absent de l’univers quotidien, ou plus précisément il a été « absenté ».
En effet, les architectes des cimetières contemporains transforment les espaces funéraires en simulacres de lieux de vie : si le XIXe siècle, avec la prolifération des concessions sous forme de mausolées, avait créé le « cimetière-ville », le XXe siècle a inventé le « cimetière pavillonnaire » puis le « cimetière HLM » (p. 163). Le mausolée est peu à peu devenu maison ; la tombe, simple casier dans un gratte-ciel. Même la diffusion des « cimetières-parcs » depuis les États-Unis, l’Angleterre ou l’Allemagne participe pleinement de cette volonté de dissimulation, la végétation luxuriante jouant le rôle d’un écran opaque entre morts et vivants.
Le cimetière, censé être un fragment de l’espace social, un lieu collectif de commémoration et de mémoire, est ainsi vidé de son sens et la société contemporaine ne peut y voir qu’une « figure de son mensonge et la projection de sa fuite devant la mort » (p. 166). La lente disparition des symboles, concernant notamment la signalétique des cimetières, apparaît encore plus éloquente : les entrées sont banalisées et indifférenciées, les murs s’abaissent pour ne pas laisser à penser qu’il y aurait quelque chose à cacher ou même qu’une frontière pourrait exister. Certains envisagent, pour palier la pression foncière urbaine, la création de cimetières souterrains ou de vastes nécropoles nationales dans des régions rurales dépeuplées. L’invisibilité serait alors totale.
Dès lors, que deviennent les vieux cimetières du XIXe siècle, qui se retrouvent aujourd’hui au cœur des centres urbains ? Jean-Didier Urbain les compare à des curiosités exotiques, des attractions touristiques « qui apparaissent comme les traces d’un autre monde » (p. 273), comme si la mort appartenait elle aussi à une histoire ancienne.
Au fil de son enquête ethnographique dans les cimetières, Jean-Didier Urbain laisse une place de choix à l’écriture puisque celle-ci est particulièrement révélatrice de l’évolution des attitudes face à la mort et aux morts.
Si les inscriptions funéraires peuvent se rencontrer dans les édifices religieux dès le Moyen Âge, l’auteur fixe au XVIIe siècle leur diffusion dans les cimetières. Il s’agit alors de plaques commémoratives, dont la fonction est à la fois narrative et votive, mais qui ne sont pas en lien avec l’emplacement de la sépulture : les cimetières paroissiaux d’Ancien Régime étant considérés comme des « terres sacrées » l’emplacement topographique des corps ne revêtait pas d’importance.
Ce n’est que dans le courant du XVIIIe siècle que certaines plaques commémoratives comportent pour la première fois des indications précises de localisation des corps au sein du cimetière. C’est à partir de ce grand changement dans les mentalités qu’il est vraiment possible de parler d’épitaphe dans son sens littéral : « sur tombeau ». La forme des pierres tombales, qui reproduit les dimensions du corps inhumé, vient d’ailleurs appuyer cette convergence entre texte commémoratif et emplacement de la sépulture. Le cimetière se pare alors, surtout à partir du XIXe siècle, d’un véritable enchevêtrement d’écriture : « La pierre devient langage » (p. 217).
L’étude de l’évolution des inscriptions funéraires révèle la volonté progressive de dissimulation des morts. Au début du XIXe siècle, les textes sont souvent longs et narratifs, proposant un récit biographique de l’individu inhumé. Très vite, les textes vont se raccourcir, perdre leurs verbes et se transformer en une énumération de noms et de titres. Dès le milieu du siècle, l’apparition des photographies sur les tombeaux va accélérer l’appauvrissement de l’écriture.
L’épitaphe devient « un certificat de présence du disparu, signal expéditif ou mention abrégée » (p. 226). Au XXe siècle, de nombreuses épitaphes se résument à un nom suivi des dates de naissance et de mort, de plus en plus abrégées pour ne plus ressembler qu’à une suite abstraite de nombres, hors de l’histoire et du temps.
Après le « cimetière bavard » (p. 263) du siècle précédent où textes et biographies se répondaient en écho, le cimetière du XXe siècle paraît bien silencieux puisqu’il n’exprime que la présence des morts et leur absence au monde. « La mort somme toute, est redevenue innommable » (p. 62).
Publié à la fin des années 1980, à un moment où certains prétendaient que la mort n’était (déjà) plus à la mode, L’Archipel des morts figure comme l’un des ouvrages majeurs traitant des cimetières contemporains, ces « forêts de signes » (p. 150), dans une visée socio-anthropologique.
La disparition brutale des symboles religieux au début du XIXe siècle puis celle progressive de la symbolique funéraire jusqu’à la fin du XXe siècle sont révélateurs de l’évolution des attitudes face à la mort. Pour l’auteur, les cimetières sont aujourd’hui totalement retirés de la vie sociale et si les épitaphes se font de plus en plus minimalistes, c’est qu’il n’y a rien à dire de la mort, considérée comme une irruption du néant, du vide.
Dès lors, quelle mémoire, individuelle et collective, attacher à ces lieux de grand rassemblement des morts formés par les cimetières ?
L’ouvrage de Jean-Didier Urbain est original en termes de démarche, de sources, d’analyse et d’écriture. Proposant une exploration immersive des cimetières anciens et actuels, le sociologue interroge de façon inédite le thème du devenir du passé et celui de la fonction, réelle ou symbolique, de ces lieux d’accumulation des morts. Au-delà d’une très belle plume, souvent poétique mais toujours documentée, il est possible de percevoir en filigrane une certaine nostalgie, de même qu’une vision prospective assez sombre.
Dans l’avant-propos de la seconde édition de l’ouvrage, Jean-Didier Urbain revient sur cette vision prospective et corrige de lui-même ce qu’il considère être une erreur de diagnostic quant à l’expansion de la crémation en Europe et ses conséquences sur toute la culture funéraire occidentale.
Ouvrage recensé– L’Archipel des morts. Cimetières et mémoire en Occident, Paris, Payot, 2005 [Plon, 1989].
Du même auteur– La Société de conservation. Étude sémiologique des cimetières d’Occident, Paris, Payot, 1978.– Ethnologue, mais pas trop… Ethnologie de proximité, voyages secrets et autres expéditions minuscules, Paris, Payot, 2003.– Vers une sémiotique de la culture. De la mort au tourisme, Communications et langages, 2012/3, n°173, p. 3-15.
Autre pistes– Philippe Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident : du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1975.– Philippe Ariès, L'Homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977.