Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Didier Urbain
À mesure qu’ils deviennent de plus en plus nombreux, les touristes sont de plus en plus critiqués, moqués, attaqués. Dans certains contextes, « touriste » est presque devenu une insulte. Pourtant, à y regarder de plus près, il apparaît qu’entre celui qui voyage et celui qui critique, l’écart n’est pas flagrant. Dans L’Idiot du voyage, Jean-Didier Urbain s’interroge sur les origines et les fonctions du mépris anti-touristique.
Paru en 1996, L’idiot du voyage est une référence fondamentale de l’anthropologie du tourisme. Faisant la somme d’un certain nombre de travaux universitaires, français et anglo-saxons, et s’appuyant sur de multiples références littéraires, Jean-Didier Urbain interroge la figure du touriste, si dépréciée dans l’univers du voyage. L’ouvrage a une importance considérable dans la mesure où il a ouvert la voie, en France, pour une étude débarrassée des biais idéologiques qui empêchaient la juste prise en compte de la complexité des touristes et, en général, de la pratique de la mobilité de loisir.
Alors que l’anthropologie américaine a commencé, depuis la fin des années 1970, à s’intéresser au touriste comme acteur, les sciences sociales françaises ne parlent la plupart du temps que du tourisme comme industrie, reléguant les individus dans une masse informe. Si les études touristiques se développent rapidement en géographie, l’anthropologie rechigne à aborder ce nouvel objet. Ces difficultés sont indissociables de la persistance d’un mépris pour le touriste qui se transmet du monde social à l’univers académique et dont ce livre donne une analyse aussi inédite que profonde.
Le propos de Jean-Didier Urbain n’est donc absolument pas de se joindre à la critique du touriste. S’il le nomme l’idiot du voyage, c’est avant tout pour le présenter en bouc émissaire et montrer comment ce novice de la mobilité de loisir permet, à celui qui le moque, de se distinguer.
Le terme « touriste » est à l’origine lié à la pratique du Grand Tour, voyage de formation des jeunes aristocrates à travers l’Europe au XVIIIe siècle. S’il reste plutôt positif jusqu’au début du XIXe siècle – comme en témoignent les Mémoires d’un touriste de Stendhal - le terme devient de plus en plus péjoratif à partir de la seconde moitié de ce siècle. Pointant son amateurisme et voyant d’un mauvais œil que le plaisir soit son unique motivation, les dictionnaires, puis la littérature en font progressivement le terme négatif que nous connaissons aujourd’hui.
En effet, nous savons ce qu’il y a de péjoratif dans les expressions « être là en touriste » ou «faire le touriste ». Mais, en restant simplement dans le contexte du voyage, on s’aperçoit que le terme appartient souvent à un champ lexical lui aussi négatif. Il y a, d’abord, le touriste animal, l’expression « un troupeau de touristes » étant, en effet, monnaie courante. D’abord bovin, sa transformation en « toutou » suiveur ne fait qu’ajouter au touriste une dimension nuisible : « au défilé bêlant et innocent des origines succèdent l’indiscrétion et la bruyante grossièreté de l’aboiement » (p. 53). Mais, la péjoration du mot touriste atteint son paroxysme dans le passage du « troupeau » à « l’essaim » ou à la « nuée ». Devenus insectes, les touristes sont un virus, un fléau qui se propage sur la planète.
La péjoration du touriste est une conséquence directe de la démocratisation (encore relative) de la pratique de la mobilité de loisir. Le touriste en est devenu la figure cauchemardesque et se définit à travers une rhétorique de l’invasion. Mais s’il en est le pôle négatif, son existence est naturellement indissociable du personnage auquel il s’oppose : le voyageur. Historiquement, le touriste est coupable de s’être approprié le privilège du voyageur. « Le voyageur reproche au touriste de banaliser le monde » (p. 80). Si la pratique du voyageur est noble et s’inscrit dans une démarche de connaissance et de rencontre, celle du touriste est forcément mimétique, consumériste et transforme le monde en marchandise. Ainsi, si « le voyageur était curieux, le touriste, lui, est toujours indiscret » (p. 36).
L’analyse de Jean-Didier Urbain permet de montrer comment la dichotomie voyageur/touriste est fondamentale dans la valorisation des pratiques de chacun. Nombreux sont ceux qui s’affirment voyageurs et renforcent ce statut autoproclamé par la critique de ceux qui ne sont que « touristes ». L’inverse est rare. En réalité, il n’y a pas plus de touristes qu’il n’y a de voyageurs, l’un et l’autre n’étant que figures légendaires et idéal-types qui structurent nos pratiques de la mobilité.
L’argument principal avancé par Jean-Didier Urbain réside donc dans la négation des critères objectifs d’une distinction touriste/voyageur. De même, celle-ci n’est pas exclusivement d’origine externe et n’est ni le fruit des critiques des populations réceptrices ni des commentateurs du phénomène. En large partie, cette distinction ne fait sens que sur le plan interne, c’est-à-dire chez ceux-là mêmes qui pratiquent le voyage. Aussi, pour l’auteur, « l’antagonisme de jadis entre touriste et voyageur s’est aujourd’hui déplacé au sein de la population touristique » (p. 259).
Le mépris anti-touristique se retrouve donc chez le touriste lui-même. Tout comme l’idéalisation des aventuriers, voyageurs parfaits, il fait partie intégrante d’un système de valeurs dans lequel chacun tente, le plus avantageusement possible, de se situer.
Pour Jean-Didier Urbain, le touriste est un personnage « complexe et complexé » (p.15). Car, en effet, la critique du touriste est désormais entièrement intégrée par ces derniers et se concrétise par « un irrépressible sentiment d’infériorité » (p. 121).
C’est là une spécificité passionnante de ce type particulier d’acteur social qui tient dans l’énoncé d’un paradoxe répandu, celui du touriste anti-touriste. Il semble, en effet, qu’une partie considérable du mépris anti-touristique émane du déplaisir ressenti par le touriste à la rencontre de son semblable, double duquel il doit impérativement tenter de se démarquer : « Plus le touriste se voit en miroir de l’autre, plus il le déteste » (p. 123). Il n’est pas rare, dès lors, que le touriste reprenne dans son intégralité les propos autrefois proférés par ceux qui se revendiquaient voyageurs.
Jean-Didier Urbain remarque comment ce mépris paradoxal n’a pas échappé aux promoteurs touristiques dont les publicités intègrent elles aussi la nécessité de manier des arguments anti-touristiques. Les agences de voyages tirent profit du paradoxe en insufflant sur le consommateur une pression l’incitant à ne pas faire comme tout le monde, à ne pas aller où tout le monde va ou au même moment que les autres, bref, à ne pas être un touriste. Retranscrit jusque dans la publicité, le mépris anti-touristique, lui-même construit sur une distinction voyageur/touriste, plonge ceux qui pratiquent la mobilité de loisir dans un paradoxe insoluble. De même que les publicités se multiplient malgré une rhétorique évidemment paradoxale – elle vende en masse du secret et de la destination inédite – le touriste en vient souvent à désirer un espace dont la valeur tient justement à sa propre absence, désir qui le propulse « en situation d’échec et mat » (p. 277).
S’il ne peut sans doute jamais y parvenir totalement, le touriste se doit de multiplier les efforts pour négocier du mieux possible ce paradoxe. En réalité, la structuration des pratiques touristiques se comprend mieux à la lumière du touriste anti-touriste.
Toute l’argumentation de Jean-Didier Urbain a pour effet de montrer à quel point la pratique du voyage comporte des enjeux de distinction (au sens bourdieusien) et a, pour une large part, l’acquisition d’un certain prestige social comme objectif. Or, ce prestige qui émanait autrefois du simple fait de parcourir le monde, privilège des voyageurs, est menacé par la banalisation qu’induit l’omniprésence du touriste. Il en résulte que les stratégies de distinction employées pour revaloriser la pratique du voyage portent — outre directement sur la dévalorisation du tourisme de masse — sur des différences dont le sens est contenu à l’intérieur même de l’univers touristique dans lequel se séparent plusieurs classes, ou plusieurs « tribus » selon les mots de Jean-Didier Urbain. L’avancée technique, puis la démocratisation des transports ont forcé les voyageurs autoproclamés à se distinguer autrement que par la simple destination de leur mobilité. En effet, « le voyageur sait qu’il n’y a plus de bouts du monde. Ils sont tous atteints, balisés, photographiés et racontés. Il n’y a guère que la manière de les rejoindre qui peut restaurer la différence ». (p.95). Jean-Didier Urbain voit le développement du tourisme d’aventure, ou des longues traversées à vélo par exemple, comme une tentative de sauvetage du mythe du bon voyage.
De la même manière, le tourisme hors-saison est valorisé par une partie des voyageurs qui cherchent à ne pas être assimilés à des touristes en ne s’y mêlant pas lors des périodes de forte fréquentation. Toutes ces pratiques, hautement distinctives, révèlent l’existence de « grades de dignité ou d’authenticité dans le voyage » (p.260). Là encore, l’authentique et le vrai se situent du côté de la figure du voyageur tandis que le touriste est condamné au faux, c’est-à-dire à l’exotisme fabriqué en série. Les stratégies de distinction déployées dans l’univers du voyage sont, plus qu’ailleurs, d’une efficacité de courte durée. Cela s’explique par l’usage que font les promoteurs touristiques d’une rhétorique anti-touristique et, donc, d’un appel permanent à trouver des moyens pour ne pas faire comme tout le monde.
Jean-Didier Urbain remarque même un paradoxe puisque, selon lui, « c’est maintenant pour le tourisme que le voyageur “travaille”, professionnel sponsorisé et médiatisé et non plus héros solitaire du voyage » (p.101).
En expliquant les logiques de distinction qui traversent l’univers du voyage, Jean-Didier Urbain ouvre une voie nouvelle pour la compréhension du touriste. Celui-ci apparaît comme une figure stratégiquement simplifiée et dévalorisée qui cache en fait une diversité et une complexité plus grandes.
La prolifération des clichés sur le touriste entrave la compréhension du tourisme dans son ensemble. Jean-Didier Urbain remarque à plusieurs reprises comment le touriste est, abusivement, tenu pour responsable des dérives de l’industrie. Pour lui, « tourisme et touriste ne sont pourtant pas des réalités équivalentes » (p.18). Le but de l’auteur n’est donc pas de nier les problèmes relatifs au développement de l’industrie touristique, mais de se questionner sur les raisons qui poussent, bien souvent, à faire du touriste le bouc émissaire d’un phénomène dont il n’est que l’un des acteurs.
Le livre de Jean-Didier Urbain réhabilite la figure du touriste en dénonçant les stratégies distinctives qui ont causé sa péjoration. S’il est « l’idiot du voyage », ce n’est pas au sens où l’entendent ceux qui se proclament voyageurs et qui, pour se valoriser, en font un modèle duquel s’écarter. Prenant le terme « idiot » au sens de « novice » (p.10), Jean-Didier Urbain ne fait que pointer des disparités d’expériences et montrer comment les tribus touristiques se différencient par leur capacité à gérer le paradoxe que pose leur présence. Mais, selon lui, la différence entre les voyageurs (même les professionnels comme les journalistes et les anthropologues) « n’est plus de nature : elle est de degré » (p.35).
Une fois dépassées les accusations faites au touriste de n’être motivé que par une attitude consumériste et mimétique, Jean-Didier Urbain nous invite en effet à considérer que le tourisme est une ouverture sur l’autre en même temps que l’expérience de sa propre différence. Ces objectifs, communs à l’ensemble des voyageurs, nécessitent naturellement l’amélioration d’un certain nombre de compétences. Quoi qu’il en soit, selon lui, « le tourisme n’est pas la massification dégradante du voyage. Il est bien plutôt la généralisation d’un mode de connaissance » (p.120).
En ne cherchant pas à se joindre à la critique du touriste, mais en la prenant comme objet d’étude, Jean-Didier Urbain permet de mieux comprendre comment se dessinent nos pratiques de la mobilité de loisir. Selon lui, la péjoration du touriste doit être comprise dans une perspective structurale, comme processus lié à sa dimension distinctive. Elle est indissociable d’une dichotomie établie par les acteurs eux-mêmes entre la figure du voyageur et celle du touriste.
L’intérêt de l’analyse de Jean-Didier Urbain est d’exposer comment, paradoxalement, le mépris anti-touristique est diffusé par les touristes eux-mêmes. Se démarquer du cliché du touriste est un impératif qui pèse sur un grand nombre de voyageurs et qui se fait plus pressant à mesure de l’accumulation d’une expérience du voyage. En définitive, L’Idiot du voyage est un essai qui permet la réhabilitation de l’ensemble des touristes et établit la nécessité d’une prise de distance avec les représentations symboliques internes au phénomène.
Publié en 1996, L’idiot du voyage est un ouvrage essentiel dans l’histoire de l’anthropologie du tourisme. Il est l’analyse scientifique d’un mépris, celui du touriste, dont on peut trouver des traces jusque dans la production académique. L’anthropologie, par exemple, doit lutter avec son propre désaveu d’une expansion touristique qui, sur les terrains de l’ethnologue, est parfois ressenti par celui-ci comme une invasion.
Dans l’univers du voyage, amateur comme professionnel, la démocratisation du tourisme est souvent vécue comme un danger qui menace un privilège. En mettant en lumière les raisons sous-jacentes aux attitudes anti-touristiques, Jean-Didier Urbain a ouvert une nouvelle perspective à l’étude des mobilités de loisir et a conduit les sciences sociales à se consacrer davantage aux ressorts symboliques du phénomène touristique.
Ouvrage recensé
– L'idiot du voyage : histoires de touristes, Paris, éditions Payot, 1991.
Du même auteur
– Sur la plage : mœurs et coutumes balnéaires aux XIXe et XXe siècles, Paris, Payot, 2002.– L’envie du monde, Paris, Bréal, 2011.
Autres pistes
– Marc Boyer, Histoire générale du tourisme du XVIe au XXIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2005– Saskia Cousin & Bertrand Réau, Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2009– Dean MacCannell, The Tourist, New York, Schocken Books, 1976