Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean Dubuffet
Jean Dubuffet déclare dans ce pamphlet drôle et hargneux, l’urgence d’un renouveau du fonctionnement de l’art. Convaincu que la connaissance tue l’imagination, l’auteur propose la « déculturation » : vider les têtes de tout ce qui les conditionne. Pour lui, la pensée créatrice ne peut fonctionner que dégagée de tout formatage culturel. Dubuffet définit et conçoit l’art brut comme une résistance à l’institution, et l’érige en stratégie du dépassement. Aboutit-t-on pour autant à une libération ? L’art peut-il ne rien devoir à la culture, et ne rien lui donner ?
Parce que le texte de Jean Dubuffet est un pamphlet, il ne se situe pas dans le questionnement, mais dans l’affirmation. Il tranche. Il fustige. Et dès le titre, il résume en une formule lapidaire le credo de son auteur, qui dissocie l’activité artistique de la notion de culture. Comme si elles étaient totalement antinomiques. Plus encore, comme si la culture était nocive pour la création.
Face à la radicalité d’un tel postulat, c’est au lecteur qu’il revient de se poser des questions. Nous aborderons donc les positions anti-culturelles de Dubuffet en considérant que l’esprit de provocation dont elles relèvent invite à questionner les effets de la culture sur l’art. Que fait la culture à l’art ? Peut-on revenir à un état originel de la création ?
Cet ouvrage définit la substance théorique de l’art brut. Il offre un cadre nouveau pour envisager l’art dans ses relations à l’inventeur, aux notions d’artiste et de créateur, mais aussi à sa position dans le champ culturel ou non, à son intégration dans l’histoire de l’art. Il est le programme d’un travail de sape visant les institutions qui régentent le monde de l’art.
Parmi les idées officielles que Dubuffet cherche à récuser, il y a celle d’un lien nécessaire entre création et culture. Pour lui, les deux s’opposent. Il voudrait les séparer. Mais la mentalité française, qui ne s’intéresse pas aux créateurs sans diplôme, entretient des certitudes rigides. Notamment celle d’un art qui ne peut naître que de l’apprentissage culturel.
À la figure de l’artiste officiel, simple imitateur respectueux des traditions et des savoir-faire qui l’ont précédé, il substitue celle du créateur brut. Celui-ci est un homme inculte, sans hérédité artistique, dont les potentialités créatrices ne sont pas le fait d’une éducation culturelle. Autodidacte donc, il tire tout de ses forces propres et de sa capacité à agir hors de tout conditionnement. Inutile de chercher dans les œuvres de l’art brut une filiation ou des références aux arts du passé. Elles ne supposent aucun bagage savant.
En affirmant que « l'homme de culture est aussi éloigné de l'artiste que l'historien l'est de l'homme d'action » (p. 16), Dubuffet choisit de faire l’éloge de la nature inspirée de l’artiste, dont l’inventivité excède la théorie. L’essence de la création, à laquelle il s’intéresse, jaillit de nulle part. Le processus créatif pur est un élan spontané, plutôt qu’une maîtrise des codes de représentation qui permettent d’assimiler l’art à quelque chose de connu, d’identifiable, et notamment de beau.
Selon lui, le beau est d’ailleurs l’une des très grosses lourdeurs qui pèsent sur l’esprit du créateur. Alors il doit s’en défaire, comme de tout ce qui le freine. La disparition de la valeur esthétique libère de l’espace. Il y a de la place pour des possibilités inexplorées. La pensée est ainsi jetée dans une situation d’inconnu, où elle est libre de produire des formes inédites et originales, et même de produire de l’informe (ce qui est valorisé par Dubuffet).
En outre, la pratique de l’artiste brut peut adopter d’autres véhicules que ceux que des siècles de culture nous ont imposés. Partisan de ce qu’il appelle un « nihilisme actif », Dubuffet valorise l’émulation générée par le vide, car « il force la pensée à sécréter de quoi le combler » (p. 120). C’est le moyen le plus efficace de la mettre en mouvement de façon constructive. Et de la faire regarder ailleurs et autrement.
Contrevenir au bon fonctionnement des institutions culturelles, c’est aussi ne pas chercher à se légitimer devant elles. Œuvrer hors de toute validation officielle implique de se soustraire au regard des « officiers de la culture » (p. 29). L’expression fait référence aux spécialistes et autres figures savantes qui se permettent de mesurer, de nommer et de sélectionner le talent. En d’autres termes, de réglementer l’activité artistique.
Avec le développement de l’art brut, il s’agit d’échapper à l’influence et à l’emprise exercées sur le monde de l’art par le pouvoir culturel, qui n’est autre que l’incarnation du pouvoir social. Tous deux sont basés sur un principe de hiérarchie aux conséquences discriminatoires. Le corps culturel, « solidaire du corps d'état qui est constitué gardien de la notion de valeur, et chargé d'attribuer les brevets de valeur », présente cette dernière comme « mystérieuse et rare, perceptible à eux seuls, ne pouvant naître qu'en leurs rangs » (p. 63).
De plus, la reconnaissance culturelle, en excluant tout ce qui ne correspond pas aux canons en vigueur, se fait appauvrissante. Elle atrophie au lieu d’épanouir. La lumière projetée sur certaines voies d’expression plutôt que d’autres impose une voie unique à la pratique artistique tout entière. L’activité créatrice offre pourtant une profusion d’expériences. Il serait regrettable de la réduire à une poignée d’œuvres correspondant à l’étiquette culturelle, cette « rapetisseuse de champ et génératrice de nuit » (p. 15).
Cette sélection arbitraire pousse Dubuffet à imaginer ce que serait la création s’il n’y avait plus de regards, plus de spectateurs, mais uniquement des artistes sans public, qui agiraient instinctivement, sous l’effet de leur propre impulsion. C’est d’ailleurs la question du statut de l’artiste, qui n’est pas considéré en tant qu’artiste, qui fonde l’art brut.
L’artiste brut produit précisément de l’art sans le savoir. Il est dépourvu de visée et d’ambition artistique. Il n’a absolument aucune intention de voir son travail exposé. Toute vocation à être regardé et admiré pourrait altérer l’acte créatif à sa source : « N’est-ce pas le seul fait de sa destination à des regards, dans le moment même qu’il est produit, qui caractérise l’art culturel, corrompt son ingénuité et le vide de tout caractère subversif ? » (p. 87). Ne pas se soucier du pedigree artistique est une façon de fragiliser tout un système, en prenant pour idée centrale que ses valeurs « sont imaginaires et que l'est pour commencer la notion de valeur elle-même » (p. 65). L’entreprise de désacralisation des valeurs consacrées est ici parfaitement limpide.
Le désintéressement à se faire connaître en tant qu’artiste passe également par le refus de monnayer spécifiquement la création artistique. Sortir du système de diffusion traditionnel des arts implique de ne pas obéir aux règles de son marché. Dubuffet considère arbitraire « le prestige conféré à certains ouvrages, par des prix marchands qu’ils obtiennent et par les hommages qui s’en suivent (et vice et versa) » (p. 64).
Ne pas assigner de valeur marchande aux œuvres empêche de leur fixer une cote.
Référence pourtant indispensable aux professionnels du milieu de l’art, dont ils tireraient divers profits, notamment celui de persuader le public de ce qui est art de ce qui ne l’est pas. Rendre impossible l’évaluation économique de l’art brut, permettrait donc de préserver l’inspiration artistique de valeurs falsificatrices, telles que l’argent et le prestige fallacieux qui lui est associé. Un discours anti-productiviste se déploie tout au long du texte, contre « l’intime collusion entre le corps culturel celui des marchands » (p. 63). Si culture et commerce « marchent main dans la main », l’auteur affirme que l’on ne « détruira pas l’un sans détruire aussi l’autre » (Id.).
Là où le prix marchand est donc un des critères phares de la valorisation culturelle, Dubuffet préconise le troc, ou l’achat modique. Il choisit de se concentrer sur un art qui par définition ne vaut pas bien cher, puisque réalisé par d’illustres inconnus, utilisant des matériaux souvent pauvres, insolites, et issus d’un système de débrouille. Parfois ces artistes revendent leurs œuvres au prix de revient des matériaux utilisés. Un tel fonctionnement parasite activement toute notion de plus-value. L’art brut n’est ainsi pas fait pour être vendu.
En répugnant à faire commerce, il se dresse comme un système périphérique et autonome, où seule fonction de l’invention se manifeste. L’artiste devient un acteur indépendant de toute rétribution monétaire et donc de tout mécène. Il est en position de revendiquer le droit à la différence.
La place de l’artiste dans la société est l’une des questions centrales du texte, à laquelle il répond très clairement que la production d’art requiert une position individualiste. D’un individualisme bien spécifique, puisque Dubuffet le proclame bénéfique à la communauté.
Lorsqu’il écrit « je suis individualiste » (p. 11), il a tôt fait d’expliquer qu’il considère que c’est le rôle de l’individu de l’être et de refuser toute contrainte. Le caprice, l’indépendance, la rébellion, parce qu’ils s’opposent à l’ordre social de façon vivifiante, sont nécessaires à la vie du groupe. « C’est au nombre de ses contrevenants que l’on mesure sa bonne santé » (p. 12). Trop de déférence envers le bien social, au détriment du bien individuel, effacerait toute notion d’individu. Sans individus, il ne pourrait plus y avoir de communauté. Ou seulement une communauté aliénée, fantoche, hypocrite, dépourvue d’agilité mentale.
L’art brut semble né d’un sursaut vital face à des conventions perçues comme oppressantes. Cet écart anarchisant avec l’institution et l’État que cultive l’auteur est motivé par la conviction qu’il n’y aurait plus de pensée libre dans l’institution, du fait de son organisation en un système d’intimidation qui classe, évalue à partir des notions de bien-fondé et de juste-titre. D’où cette odeur de police rebutante que l’artiste brut va fuir, pour développer son propre langage, sa singularité, sans cherche à adhérer à la norme collective. La culture est en quête de normes, à l’inverse de la création, qui touche à l’unique et à l’exceptionnel. C’est pour cela que l’aspect social de l’art est ressenti comme néfaste.
Attribuer à la création un caractère méritoire, en faire une activité honorée fausse son caractère que Dubuffet veut profondément asocial. L’art brut est subversif, et pour porter pleinement atteinte à tout principe de hiérarchisation, qui sous-entend du collectif, la subversion ne peut frapper qu’individuellement.
La figure artistique de l’altérité, si elle veut être efficace dans ses revendications, serait peut-être obligée de ne pas rester aussi marginale qu’elle le voudrait. Pour avoir une véritable force de frappe, la subversion doit s’affirmer publiquement, et « manifester ses positions en montrant ses ouvrages » (p. 60). La volonté militante de préserver sa différenciation ne peut se passer complètement de toute apparition sur la scène sociale. Un paradoxe se dessine, celui de l’asocialité exemplaire.
Dubuffet s’attaque à la culture, et prétend également ne pas y avoir recours en tant qu’artiste, là où l’on sent à le lire, qu’il la possède évidemment. Cependant, il soutient que la contradiction est loin d’être invalidante pour la pensée. Elle en est au contraire l’un des agents les plus féconds : « l’esprit de contradiction et de paradoxe, l’esprit d’insoumission et de révolte, rien n’est plus fertile que ce terreau-là » (p. 49). Contredire, c’est parler contre : en particulier contre ce qui semble naturel et communément admis.
Ici, la contradiction est présentée comme une méthode. Elle fait problème et elle agit. Le recours au paradoxe dynamise la pensée. C’est un ressort contre l’immobilisme. Le sens commun préfère écouter « les divers avis, au lieu de les réfuter » (p. 54), pensant ainsi mieux parvenir à la vérité.
Or pour Dubuffet, « il n’y a pas de vérité » (Id.). Porter la contradiction, c’est tirer une richesse des failles de ce qui pourrait devenir trop évident, indéboulonnable et statique, et non plus pensé, réfléchi. Aussi, par ses admonestations contre la culture, il cherche à mettre en crise les idées reçues que l’on croit données, dont il dénonce le caractère sclérosant.
Ce contre quoi il y a lieu de s’insurger, ce n’est donc pas la culture elle-même, mais l’usage que l’on en fait, les abus de pouvoir de ses faiseurs d’opinions, et leurs jugements définitifs en toutes choses. C’est surtout le conditionnement de l’esprit engendré par ses institutions. Il conduit la pensée à tout faire rentrer dans des catégories, à tout ramener à un nombre limité de figures culturelles, vouées à être identifiées comme des réalités objectives et non questionnables.
Contredire, c’est aussi parler contre soi. Et reconnaître ses propres effets de discours. Dubuffet accorde ainsi que les en-dehors de la culture qu’il vise, relèvent du « chimérique délibéré, assumé en toute lucidité » (p. 102). Mais qu’il ne s’agit pas moins d’une « puissante arme offerte à chacun contre le réel, l’autrui, contre l’ordre » (Id.). Lorsqu’il place l’art brut en opposition radicale avec l’art culturel, il admet faire de l’art brut un impossible, qui dépendrait de ce dont il prétend s’affranchir. Il ne peut donc être considéré comme un système radicalement séparé de la réalité culturelle.
C’est pour cela qu’il se définit comme une direction, une tendance, une aspiration. Et non comme un lieu fixe, qui aurait tôt fait d’aligner sa norme.
Si cet ouvrage a marqué les esprits, suscitant de vives réactions d’adhésion ou de rejet, c’est que son auteur y expose une conception de la fonction de l’art et de la place de l’artiste dans la société ouvertement basée sur le culte de l’individualité.
Avec l’art brut, qu’il pose comme un antagonisme à toute norme culturelle connue, Dubuffet entend commettre tous les outrages à la tradition. S’il défie les canons de l’art et les mondanités institutionnelles qui vont avec, c’est pour libérer la création et ceux qui la font, à qui il suggère de ne pas tant chercher à intégrer la culture, qu’à la faire, à lui donner de l’élan, et donc à la bouleverser.
Il déclare qu’il faut choisir entre faire de l’art et être tenu pour artiste. Ce qui lui permet de distinguer l’art académique et officiel, d’une forme d’art autodidacte plus intuitive, empreinte d’une sorte de pureté originelle. Ce lyrisme d’un âge d’or naturel de la création est associé à une réflexion tonique et à un ton provocateur d’artiste anti art et d’homme de grande culture anti culture, qui témoignent du projet quelquefois démagogique de rendre la création artistique accessible à tous.
Asphyxiante culture paraît en mai 1968, à Paris, où le besoin de secouer l’édifice culturel national se fait alors sentir. Les murs de la Sorbonne sont marqués par les manifestants du slogan « Agitez votre culture ». Dubuffet n’est pas seul dans ses rêves iconoclastes. Ni dans son rejet hérissé du dirigisme culturel d’État.
De même que le fantasme de faire table rase n’est pas nouveau. Beaucoup ont tenté l’expérience, avant et après lui. Le processus fait partie intégrante de l’histoire de l'art.
Les détracteurs de Dubuffet pointent les contradictions de sa rhétorique anti-culturelle. En effet, la critique de la culture est, en soi, un projet culturel. Qui plus est, écrit dans une langue vivante et raffinée, qui suffit à trahir que son auteur n’entreprend pas de s’en prendre aux dogmes élitistes sans en connaître un bout.
Sans le dépasser, et surtout en s’y refusant, Dubuffet parvient à tirer une force du paradoxe de l’érudit qui part à l’abordage de la culture. Car son essai rappelle qu’on est en droit, voire en devoir, de la critiquer lorsqu’on participe à la fabrique de ses valeurs.
Ouvrage recensé
– Asphyxiante culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1986.
Du même auteur
– Jean Dubuffet, Prospectus et tous écrits suivants, 4 vol., Gallimard, Paris, 1967 et 1995, textes réunis et présentés par H. Damisch.– Jean Dubuffet, L'Homme du commun à l'ouvrage, Gallimard, Paris, 1973.– Jean Dubuffet, Biographie au pas de course, Les Cahiers de la N.R.F., Gallimard, Paris, 2001.– Jean & Paulhan Dubuffet, Jean, Correspondance, 1944-1968, Gallimard, Paris, 2003.
Ouvrages sur Jean Dubuffet
– Céline Delavaux, L'Art brut, un fantasme de peintre, Jean Dubuffet et les enjeux d’un discours, Flammarion, Champs, 2018.