Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-François Braunstein
Respect de l’identité sexuelle de chacun, droits des animaux, droit à mourir dans la dignité, ces exigences sont dans l’air du temps. Elles représentent, pour certains, des idéaux sociétaux. Mais le combat actuel de certains philosophes militants pour leur accomplissement pourrait mener, à terme, à des décisions politiques et juridiques dramatiques, telle la légalisation du changement de sexe à volonté, de la zoophilie ou encore de l’infanticide, propositions extrêmes défendues par des universitaires influents (Peter Singer, Donna Haraway, Judith Butler, Hugo Tristram Engelhardt, etc.).
L’homme serait-il en passe d’oublier, pire, d’abolir sciemment les tabous et les principes fondamentaux des civilisations humaines (respect des morts, interdit de l’inceste, sacralité de la vie) ?
L’humanité épuisée, lassée d’elle-même, n’aspire-t-elle plus qu’à l’autodestruction ? Faut-il croire les prédictions du personnage principal des Particules élémentaires de Michel Houellebecq, annonçant que l’homme sera « la première espèce animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son propre remplacement » (p.17) ? Telles sont les interrogations et les craintes de Jean-François Braunstein qui ont présidé à l’écriture de cet essai.
Le désenchantement du monde est ainsi le thème majeur de l’ouvrage, un monde de matérialisme et d’individualisme, de toute-puissance technologique, d’intrusion de la loi dans le quotidien, un monde où le pouvoir est conféré à des experts déconnectés du réel, des docteurs Folamour légitimés et adoubés par les plus grandes universités américaines (Harvard, Berkeley, Princeton, John Hopkins, etc.) qui souhaitent influencer l’avenir de l’humanité. C’est ce « passage des bons sentiments à l’abjection que [le philosophe veut] décrire à partir de la lecture des fondateurs de ces disciplines politiquement correctes que sont les gender studies, les animal studies et la bioéthique » (p. 14).
En 2014, lors de l’introduction des « ABCD de l’égalité » dans les écoles primaires françaises, Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, avait rétorqué à ses détracteurs que « la théorie du genre, cela n’existe pas » (p.23).
Elle avait pourtant déclaré, trois ans auparavant, que « la théorie du genre […] explique “l’identité sexuelle” des individus autant par le contexte socioculturel que par la biologie » (p. 24), reprenant l’idée centrale de la théorie de John Money, célèbre psychologue et sexologue américain, inventeur de la notion de « genre » en 1955. Issu d’une confrérie chrétienne ultra-puritaine de Nouvelle-Zélande, Money soutient en 1952 une thèse à Harvard sur l’hermaphrodisme. En 1965, il fonde la Gender Identity Clinic for Transsexualism à l’université John Hopkins (Baltimore) et devient professeur de « psychologie médicale et pédiatrie ». Influencé par l’approche behaviouriste, il affirme que l’éducation prime sur la biologie.
Le genre est donc distinct du sexe biologique : les deux peuvent coïncider, mais ce n’est pas systématique. Money combat la morale conservatrice de son époque et prône la libéralisation des mœurs. Il défend les pratiques sexuelles hors normes, qu’il nomme « paraphilie », réfute le concept de « perversion » et s’oppose à tout « binarisme » : en matière de sexualité, il n’y aurait ni bien ni mal, il n’y aurait pas de sexe masculin ou féminin, mais des « continuums ».
En 2004, le suicide de son patient principal, le jeune David Reimer, n’empêcha pas ses théories de continuer de se diffuser. Elles inspirent encore aujourd’hui les mouvements féministes et de reconnaissance des identités sexuelles, ainsi que les études de genre. Money a également contribué à l’essor du transsexualisme aux États-Unis et à l’émergence du concept de « droit du sexe », selon lequel tout individu doit pouvoir choisir son sexe et en changer à volonté.
L’État doit reconnaître toutes les identités sexuelles en diversifiant les genres proposés par l’état civil. La langue doit refléter cette réalité : certaines universités américaines proposent désormais aux étudiants ne se reconnaissant pas dans le dualisme masculin-féminin de l’anglais (« he » ou « she ») d’être désignés par le pronom personnel neutre « ze ».
Le domaine de la défense des animaux préoccupe également Jean-François Braunstein. Il constate l’essor d’un sentiment « animalitaire » (p. 149), une sympathie à l’égard des animaux émanant d’urbains pourtant de plus en plus éloignés du monde animal et de sa connaissance : « Tout l’Occident urbanisé communie dans ce culte de “l’animal” » (p.149). En témoigne l’amendement Glavany au Code civil du 28 janvier 2015 qui accorde des « droits » aux animaux, « êtres vivants doués de sensibilité » (p. 147), ou encore l’immense succès du livre de Jonathan Safran Foer, Faut-il manger des animaux ?
De nouveau, Braunstein éclaire les dérives possibles d’un mouvement qui va a priori dans le sens d’une plus grande justice, mais dont les sources méritent d’être questionnées et, au premier chef, les convictions de Peter Singer, professeur de bioéthique, penseur des plus influents de la « libération animale ».
Singer est à l’origine de la notion de « spécisme », qui désigne la discrimination, par l’homme, des autres espèces. Pour Ingrid Newkirk, fondatrice antispéciste de la puissante association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals), « un rat est un chien est un cochon est un enfant », car « nous sommes tous mammifères » (p.151). L’humain serait donc un animal comme les autres et les animaux, des « êtres sensibles » ayant des droits. Dès lors, certains militent pour l’abolition de la propriété des animaux, y compris domestiques ; d’autres, tels Will Kymlicka et Sue Donaldson, préconisent d’accorder la « citoyenneté » aux animaux domestiques sur le modèle de la société multiculturelle canadienne. Il faudrait également octroyer la « souveraineté » aux animaux sauvages.
Concernant les animaux qui vivent à proximité des humains ou animaux « liminaires » (rats, pigeons, cafards ou écureuils), un statut de « résident » serait souhaitable, à l’égal de celui dont bénéficient les migrants au Canada.
Pour démontrer que la différenciation entre homme et animal n’existe pas, Peter Singer utilise un raisonnement par l’absurde : si l’homme se distingue de l’animal par ses facultés essentielles (langage, conscience, raison), comment alors catégoriser les humains qui en sont privés (petits enfants, déficients mentaux, personnes séniles, atteintes de la maladie Alzheimer ou dans le coma) ? Ces « cas marginaux » prouveraient que, éthiquement, la limite entre homme et animal n’est pas tenable.
Singer affirme que son but est d’élever la condition des animaux et non de rabaisser celle des « cas marginaux » ; les conséquences pratiques qu’il envisage sont cependant inquiétantes. Il considère, par exemple, qu’il est plus grave de procéder à des expérimentations sur un cochon, qui a un « projet de vie », que sur un enfant déficient mental.
Il va plus loin : la négation de la distinction entre hommes et animaux le conduit à établir, à l’inverse, des distinctions entre les humains, qu’il classe en « humains-personnes », à savoir les individus dotés de conscience et dont la vie « vaut la peine d’être vécue », et en « humains-non-personnes », les autres dont la vie n’a que peu de valeur.
Cette idée d’un classement des individus selon une échelle médicale et « morale » fait clairement écho aux travaux des universitaires allemands Alfred Hoche et Karl Binding, précurseurs, en 1920, du programme nazi d’extermination des handicapés mentaux (« Aktion 4 »). À cela, Singer répond, d’une part, que « les nazis ont commis des crimes horribles ; mais [que] cela ne signifie pas que tout ce que les nazis ont fait était horrible » (p.310) et, d’autre part, qu’à la différence d’Hitler il est animé par la compassion. Braunstein rappelle pourtant que le Führer lui-même parlait de Gnadentod, littéralement « mort de miséricorde », pour expliquer la vision nazie de l’euthanasie.
Ces considérations amènent Braunstein à s’interroger sur l’engouement actuel du monde occidental pour « le droit à mourir dans la dignité », à savoir le libre choix d’une euthanasie administrée en toute légalité par le corps médical.Si la question centrale des philosophies anciennes était de savoir comment mourir, il s’agirait désormais de savoir comment faire mourir, ou comment justifier la dépénalisation de l’euthanasie.
Pour cela, disent les philosophes étudiés par Braunstein, il faut d’abord définir un être humain. Pour Hugo Tristram Engelhardt, un être humain est un « véritable agent moral » ; pour Singer, un « être rationnel et conscient de soi » (p.294) ; pour le pasteur Fletcher, « patriarche de la bioéthique », les « indicateurs d’humanité » sont « la conscience et le contrôle de soi, le sens du futur et du passé, la capacité d’entrer en relation avec les autres, de se préoccuper des autres, la communication et la curiosité » (p. 295).
Or, si les humains ont assurément des « vies dignes d’être vécues », il n’en va pas de même de la vie des « non-personnes », qui n’appartiennent pas à la « communauté morale ». Il revient donc logiquement aux humains de décider de la vie ou de la mort des « non-personnes ».
Cela conduit Singer à recommander, entre autres, l’euthanasie des personnes séniles, des bébés atteints de problèmes de spina-bifida ou du syndrome de Down. Il est également favorable à la procréation à des fins purement médicales (prélèvement d’organes, expérimentations de médicaments). Une enquête de The New Republic a cependant dévoilé que le bioéthicien n’était pas parvenu à appliquer ses principes à sa propre mère atteinte d’Alzheimer qu’il entretenait à grands frais. Il avait alors été forcé de reconnaître que « c’est différent quand c’est votre propre mère » (p. 302).
Braunstein relie ce renouveau eugéniste à un épisode particulier de l’histoire de la médecine occidentale du XXe siècle : la redéfinition de la « mort » par la Harvard Medical School qui institua, en 1958, la notion de « mort cérébrale ». Cette dernière permet au corps médical de déclarer un individu légalement mort avant sa mort physique complète et d’assouplir les règles de prélèvements d’organes.
Plus globalement, Braunstein craint ici les dérives d’une « productivisation » de la mort, sa « politisation », son appropriation par l’État et les comités d’experts en bioéthique.
Les courants évoqués jusqu’à présent tendent tous vers un même idéal : l’indistinction et la fluidité.
Dans le domaine du genre, l’idéal est de pouvoir passer sans fin d’une identité à une autre. L’humanité peut en finir avec les différences, car en matière sexuelle tout est transition : trans et queers sont les représentants idéaux de cette genderfluidity. Beatriz Preciado, qui a changé de genre par la prise de testostérone, clame que le sexe doit être « synthétique, malléable, variable […] reproduit techniquement » (p.28). Plus encore, Judith Butler, féministe influente, affirme que le sexe n’a pas d’existence objective et que les corps n’existent pas en eux-mêmes, mais à travers les discours que l’on tient sur eux.
Pour ce qui est de la mouvance « animalitaire », c’est la frontière entre les humains et les autres animaux qu’il faut mettre à bas : le mot d’ordre est désormais d’en finir avec l’« exceptionnalisme humain », arguments génétiques et neurologiques à l’appui. Le médecin anglais Robert Tallis est l’un des rares à critiquer, dans Aping Mankind (« Singer l’homme »), cette « neuromanie » anglo-saxonne actuelle qui analyse tout à partir du cerveau (l’amour, la morale, la religion, la musique, la philosophie). Il pointe le paradoxe selon lequel les inventions humaines géniales que sont les neurosciences et la théorie de l’évolution sont utilisées pour démontrer que l’homme n’est rien d’autre qu’une bête !
Une des conséquences de ce brouillage des frontières est qu’il n’y a aucune raison de prohiber les relations sexuelles entre « animaux humains » et « animaux non humains ». La zoophilie serait un « tabou judéo-chrétien », au même titre que la pédophilie. Des auteurs comme Midas Dekkers ou Donna Haraway (et ses « baisers cosmiques » avec sa chienne, miss Cayenne Pepper) sont les chantres célèbres de ces nouvelles pratiques.
Dans son Manifeste cyborg, Haraway vise même la fusion entre toutes les espèces, promeut les hybrides, l’éradication de tous les « dualismes » : homme/femme, homme/machine, homme/animal, homme/plante, etc. Son idéal serait de se muer en « compost », de s’adonner, ultimement, à la fusion cosmique avec « le riz, les abeilles, les tulipes, la flore intestinale et tout autre être organique » (p.245).
C’est en fin de compte notre condition d’être humain qui est remise en question dans ces propositions, la conception même de notre « humanité » terrestre, incarnée : ces mouvances philosophiques illustrent le rejet de la matière, l’hygiénisme et le dégoût du corps caractéristiques de notre époque. Cette utopie est aussi celle de l’abolition de l’ultime frontière, celle qui sépare la vie et la mort, frontière jusque-là sacrée et taboue.
Il ne s’agit dès lors plus de transhumanisme, mais bien de posthumanisme et, en conséquence, de la fin de l’essence humaine.
Braunstein rappelle en effet que c’est en voulant repousser la fatalité de la mort que les civilisations humaines se sont développées.Les limites sont fondamentales, elles sont au cœur de notre condition : « Une frontière permet de vivre en paix de tel ou tel côté de la frontière, mais aussi de rêver à ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière, de la franchir […], de devenir autre à travers ce passage » (p. 386).
À la lecture de l’ouvrage de Jean-François Braunstein, il est légitime de se demander si nous sommes face à une révolution anthropologique qui signera la mort de la civilisation occidentale judéo-chrétienne ou si les thèses exposées ne reflètent que les élucubrations de quelques universitaires en quête de sens, qui essayent d’apporter une réponse à des névroses intimes et, plus généralement, aux maux de l’époque.
Par ailleurs, ces thèses bien particulières ne sont pas sans évoquer le caractère extrémiste de certains courants écologistes. Que penser des partisans de l’« écoterrorisme », qui préconisent la violence comme moyen d’action ? Que dire encore du courant « survivaliste », qui prône l’isolement autarcique en communauté restreinte pour se préparer aux catastrophes climatiques ou à la fin du monde annoncée par les collapsologues ?
Ouvrage recensé– La philosophie devenue folle, Paris Grasset, 2018.
Du même auteur– La philosophie de la médecine d'Auguste Comte, PUF, 2009.– Canguilhem : histoire des sciences et politique du vivant, PUF, 2007.– Histoire de la psychologie : méthodes, styles et controverses, Armand Colin, 2010.– Avec D. Lorenzini, A. Revel, J. Revel, A. Sforzini, Foucault(s), Paris, éditions de la Sorbonne, 2017.
Autres pistes– Régis Debray, Le Siècle vert. Un changement de civilisation, Paris, Gallimard, 2020.– Jean-Pierre Lebrun, La Perversion ordinaire, Paris, Flammarion, 2015.– Anne Maclean, The Elimination of Morality. Reflections on Utilitarianism and Bioethics, London, Routledge, 1995.– Charles Melman, L’Homme sans gravité, Paris, Gallimard, 2005.– Olivier Rey, Leurre et malheur du transhumanisme, Paris, Desclée De Brouwer, 2018.