Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Jacques Rousseau
Dans ce discours qui a achevé de faire connaître Rousseau, le philosophe et écrivain développe ses thèses sur la vie politique et morale de l’homme en société à partir d’une méthode originale : revenir à son « état de nature ». Il se place à contre-courant de l’optimisme des Lumières et de la croyance au progrès systématique permis par la culture. Et il commence à former sa pensée politique, affirmant l’illégitimité de la propriété privée et la nécessité d’institutions restaurant l’égalité. Ce texte polémique est devenu un classique, aussi bien en philosophie qu’en lettres.
En 1750, l’Académie de Dijon lance un concours d’écriture à partir de la question suivante : « Le progrès des sciences et des arts a-t-il contribué à corrompre ou à épurer les mœurs ? » Rousseau remporte le premier prix en défendant une thèse audacieuse, à contre-courant des convictions des Lumières. Il affirme en effet, dans son Discours sur les sciences et les arts, que la culture n’illumine pas la raison mais corrompt au contraire les mœurs.
Cette idée ne le quittera pas et on la retrouve au cœur de son Second Discours, le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Il s’y demande quelle est la source de l’inégalité parmi les hommes, et si elle est autorisée par la loi naturelle. Sa réponse est sans appel : l’inégalité politique et économique n’a ni pour origine ni pour fondement (c’est-à-dire pour justification) la nature de l’homme. C’est donc bien la culture (au sens large de ce qui est transformé par l’homme, et qui comprend les arts, les sciences, la morale et la politique) qui est responsable des inégalités.
L’originalité de l’ouvrage réside dans la méthode qu’il va utiliser pour étayer cette thèse. Il commence en effet par répondre au problème en en posant un autre : « Comment connaître la source de l’inégalité parmi les hommes si l’on ne commence par les connaître eux-mêmes ? » (p.52). Son idée est que, pour réfléchir aux notions de progrès, de justice et d’égalité, la plus utile des connaissances, par laquelle il faut commencer, est celle de l’homme. Le problème, de l’avis de Rousseau lui-même, c’est que l’homme est difficilement connaissable en société, car il est déformé par les mœurs corrompues et la vanité du jeu social. Alors comment faire pour connaître l’homme et penser l’État ?
L’ouvrage débute par une description de la vie des hommes non pas en société mais à « l’état de nature ». On commet parfois un contresens en imaginant que cette expression désigne les hommes vivant comme des animaux, dans la jungle ou dans les bois. En réalité, la « nature » dont il est question n’est pas l’environnement, la faune et la flore, mais la nature de l’homme lui-même. L’« état de nature », c’est donc la condition dans laquelle seraient les hommes sans la société, s’ils étaient livrés à leur seule nature, sans rien (ni mœurs ni lois) pour la corriger.
À travers cette peinture de l’état de nature, l’objectif de Rousseau est d’identifier les forces, les faiblesses et les besoins naturels de l’homme. Cela va lui permettre de savoir ce que l’État peut et doit lui apporter. Et ainsi de penser la nature du « contrat social » qui relie les citoyens à l’État. Rousseau fait en effet partie, avec son adversaire Thomas Hobbes, des philosophes dits « contractualistes », qui conçoivent l’État comme une création de l’homme, un artifice, faisant suite à un contrat. Ils s’opposent à la conception dite « naturaliste » de l’État, qui remonte à Platon et surtout à Aristote.
Dans Les Politiques, à travers sa célèbre thèse « L’homme est un animal politique », ce dernier pense en effet l’État comme un prolongement de la nature de l’homme. De même que la plante serait naturellement vouée à croître, l’homme serait naturellement voué à former des sociétés politiques.
Il faut souligner que l’état de nature et le contrat social ne sont que des fictions, qui permettent toutefois de penser le rôle de l’État et donc de juger de la réussite de ses institutions. C’est ce qu’on nomme des « fictions méthodologiques ». En effet, Rousseau n’affirme pas que l’état de nature a existé dans l’histoire : « Je ne pourrai former sur ce sujet que des conjectures vagues, et presque imaginaires » (p.64). Mais il parvient à le décrire en enlevant aux hommes qu’il observe autour de lui tout ce qui provient de la culture. De même, le contrat social n’est pas concret : il n’existe dans l’histoire humaine aucun papier signé qui aurait donné naissance aux États. Mais, pour Hobbes comme pour Rousseau, c’est le terme qui convient le mieux pour décrire la relation existant entre le peuple et l’État. Ils ont entre eux un engagement qui leur fournit des droits et leur impose des devoirs, comme s’ils avaient signé un contrat.
Pour Rousseau, il est difficile de connaître l’homme en l’observant au sein de la société. Celui-ci serait « semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée, qu’elle ressemblait moins à un dieu qu’à une bête féroce » (p.52). En société, l’homme est en effet animé par l’amour-propre, qui le pousse à se comparer à autrui en permanence pour juger de sa propre valeur. Sous l’effet de cette passion, il ne parvient même plus à se connaître.
Car il ne se voit plus qu’à travers l’image déformée qu’autrui a de lui. Il est donc loin de l’idéal rousseauiste de transparence et d’authenticité dans l’accès à soi et aux autres. Cet idéal est d’ailleurs très présent dans la partie autobiographique de son œuvre (Les Confessions, Les Rêveries du promeneur solitaire et Rousseau, juge de Jean-Jacques).
On remarque ici que Rousseau fait le constat presque inverse à celui effectué par Hobbes dans le Léviathan. Le philosophe anglais pensait que l’homme était naturellement en état de guerre contre chacun puisque les objets de ses désirs entraient en rivalité constante avec ceux des autres. Pour Rousseau, au contraire, l’homme vit naturellement dans l’harmonie avec ses semblables et seule la vie sociale, en particulier urbaine, instaure vanité, duplicité et concurrence.
Si on enlève à l’homme la mauvaise influence que la société exerce sur lui, que lui reste-t-il ? Il lui reste deux passions, qui sont l’amour de soi et la pitié naturelle. L’amour de soi ne désigne aucun vice : ce n’est ni de l’individualisme ni de l’égoïsme qui nous ferait négliger autrui, mais simplement une tendance à apprécier ce qui nous permet de conserver notre vie et notre nature.
Cette passion primitive, pour Rousseau, ne nous oppose pas aux autres comme le pensait Hobbes, mais nous pousse au contraire à nous intéresser à eux. Car, puisqu’on s’aime soi-même et que les autres sont nos semblables, on est porté à les aimer également. Cet amour s’appuie en outre sur la seconde passion primitive de l’homme : la pitié naturelle. Elle pose une limite naturelle au mal que l’on peut faire à autrui. Car voir souffrir un être sensible (qu’il soit humain ou animal) nous horrifie et nous répugne instinctivement.
On voit donc qu’on ne peut pas réduire l’amour de soi à un vulgaire instinct de survie, puisqu’il nous fait faire tout aussi attention à la vie et à la souffrance des autres.
Rousseau s’oppose donc à la définition classique de l’homme comme animal rationnel, puisqu’il pense que ce qui définit la nature humaine n’est pas la raison mais l’influence de ces deux passions. Il est en rupture avec les philosophes qui, comme Aristote dans Les Politiques, définissent l’homme par le logos (terme signifiant à la fois raison et langage).
Pour appuyer cette idée, il entreprend dans l’ouvrage de montrer que la sociabilité et le langage ne sont pas des attributs liés à l’essence de l’homme. Il ne s’agirait que d’acquisitions contingentes, c’est-à-dire qui auraient pu ne pas advenir, et qui sont survenues au fil d’une longue histoire. Il développera et complètera cette thèse dans son Essai sur l’origine des langues (posthume, 1781). De même, la morale n’appartient pas pour Rousseau à la nature de l’homme. À l’état de nature, celui-ci ne peut donc être dit ni bon ni mauvais.
Une fois la nature de l’homme ainsi éclairée, Rousseau peut partir d’elle pour répondre au problème initial : celui des inégalités. Il en distingue deux types : les inégalités naturelles (comme l’âge ou le physique) et les inégalités morales (ce qu’on appellerait aujourd’hui les inégalités sociales, qu’elles soient politiques ou économiques). S’il distingue dès le titre de l’ouvrage leur « origine » et leur « fondement », c’est qu’il existe entre ces deux termes une nuance. L’origine renvoie à la simple cause historique ; le fondement renvoie à la justification. Distinguer les deux sous-entend ainsi d’emblée que trouver la cause (l’origine) des inégalités ne signifiera pas nécessairement qu’elles seront justifiées (fondées).
Tout d’abord, il apparaît que les inégalités dans l’accès aux libertés politiques ont pour origine la société et non la nature. En effet, à l’état de nature, tous les hommes jouissent d’une liberté naturelle égale, semblable à celle des animaux. Ni contraintes ni obstacles ne s’opposent à leurs actions et désirs. Avec le contrat social, l’homme perd cette liberté car son action doit s’accorder aux besoins de la vie en communauté. Sa liberté naturelle doit alors faire place à une liberté plus élevée, la liberté « civile ». Celle-ci peut se comprendre comme une autonomie politique et morale, c’est-à-dire une capacité à comprendre les lois et à se les imposer soi-même parce qu’elles sont justes. Cela signifie donc que tous les hommes doivent être libres au même titre, idée qu’il développera davantage dans le Contrat social (1762), et que les inégalités en la matière ne sont pas fondées.
Les inégalités économiques ne sont pas davantage fondées sur la nature des hommes. Elles ne sont pas la conséquence des différences physiques (de taille, de musculature ou de capacités et compétences diverses). Ce serait là naturaliser la domination politique, en prétendant que certains sont par nature voués à subsister au plus bas de la société, et d’autres à la dominer. Cela paraît à Rousseau d’autant plus inacceptable que, du point de vue de leur valeur (ce qu’on pourrait appeler leur droit naturel), tous les hommes sont naturellement égaux. Il s’oppose ici à des philosophes et juristes comme Pufendorf qui, dans Le Droit de la nature et des gens, estime que l’inégalité civile ne contredit pas l’égalité naturelle entre les hommes et que, puisqu’elle ne prête pas à conséquence, il n’y a aucune raison de la condamner.
Les inégalités morales ne sont donc pas fondées, et pourtant elles existent. Quelle est alors leur origine ? Pour Rousseau, il s’agit du droit à la propriété. « Si nous suivons le progrès de l’inégalité dans ces différentes révolutions, nous trouverons que l’établissement de la loi et du droit de propriété fut son premier terme » (p.117). À l’état de nature, tout est commun à tous. La propriété ne peut donc apparaître qu’avec les lois à l’état civil.
Il reprend ici une idée classique de l’époque, mais pour la critiquer. Depuis le XVIIe siècle, les penseurs, et notamment Locke (Second traité du gouvernement civil), conçoivent en effet la propriété comme un droit naturel, établi par la loi et fondé sur le travail. Pour Rousseau, de fait, le travail pratiqué sur les terres a été le début de la propriété, mais pour autant celle-ci n’est pas légitimement fondée. Elle est source d’inégalités et constitue la première étape de la domination des riches sur les pauvres.
Il aborde ici une question qui était alors d’actualité puisqu’on commençait à cette époque en France à clôturer les terres communales, à les rendre privées, afin d’améliorer leur rendement. Ce qui, du point de vue de Rousseau, ne pouvait qu’accentuer les inégalités.
Dans la lignée de son Premier Discours, Rousseau est amené dans cet ouvrage à réfléchir sur le progrès réel ou non que constitue l’état social.
Pour Rousseau, l’homme est le seul être capable de progresser. Le philosophe forge même un mot pour désigner cette capacité à se perfectionner : la perfectibilité. Il voit les autres êtres sensibles (les animaux) comme « une machine ingénieuse » (p.71), suivant ici l’idée cartésienne de l’animal-machine.
Mais alors que Descartes faisait résider la spécificité humaine dans l’âme et dans la raison, Rousseau la place dans la libre capacité à perfectionner son environnement et à se perfectionner soi-même. Rousseau n’est pas rationaliste comme Descartes : il ne pense pas que les idées viennent de la raison, mais des sensations, ce qui signifie que l’animal en possède également. Mais l’animal est limité par l’instinct, tandis que l’homme est libre. Et l’animal s’adapte aux choses pour se maintenir, tandis que l’homme les transforme pour se perfectionner.
La perfectibilité est-elle un facteur de progrès ? Pour Rousseau, pas du tout ! Il affirme même que « cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l’homme » (p.72). En effet, sans une méthode et des principes pour guider cette faculté, l’homme peut s’en servir pour créer son malheur. Car tout perfectionnement n’est pas nécessairement un progrès, d’un point de vue humain, moral et politique. Et la société qu’observe Rousseau en est pour lui le meilleur exemple. On y rivalise de raffinement et de perfectionnement dans tous les domaines, mais on perd de vue les passions primitives (amour de soi et pitié naturelle) qui devraient nous guider. L’amour de soi se transforme en amour-propre et la perfectibilité est alors utilisée pour supplanter autrui et obtenir de la valorisation de sa part. Et la pitié naturelle est étouffée par ces mauvaises préoccupations.
Puisque Rousseau n’envisage toutefois jamais de revenir à un état de nature qui n’a probablement jamais existé, sa question est alors de savoir comment faire pour que la culture en général représente un progrès pour l’homme. Et la réponse est politique. Une société dont les institutions politiques conserveraient l’égalité naturelle entre les hommes et transformeraient sa liberté naturelle en liberté civile et morale serait un progrès. Sept ans après cet ouvrage, Du contrat social détaillera la nature de telles institutions.
Pour répondre à une question classique de la pensée politique, Rousseau adopte une démarche philosophiquement novatrice et use d’un véritable style littéraire, ce qui explique que l’ouvrage soit devenu un tel classique, en philosophie mais aussi en lettres.
Il parvient à retracer et synthétiser l’histoire humaine pour montrer que les inégalités morales ont bien une origine (une cause historique), mais pas de fondement (de justification légitime).
Le texte de Rousseau a provoqué des polémiques à sa publication, notamment pour sa remise en cause du droit à la propriété. Mais c’est aujourd’hui plus largement la méthode utilisée qui peut surprendre. En effet, l’état de nature est bien fictif. Et la conception des devoirs de l’État et de la nature de ses institutions sont entièrement dépendantes de sa vision (qui est donc imaginaire). C’est ce qui explique les profonds désaccords entre Hobbes et Rousseau. Tous deux partent de l’état de nature pour penser le rôle de l’État, mais ils divergent d’emblée quant à la manière dont ils l’imaginent. Et il est bien impossible d’affirmer qu’une pensée est plus proche de la réalité que l’autre, puisque l’état de nature n’a précisément pas eu de réalité concrète.
Ainsi, si cette démarche est pleinement assumée par les deux auteurs, elle empêche des démonstrations rationnelles dans le domaine politique. Rousseau complètera toutefois cette démarche par une pensée menée de manière plus classique dans le Contrat social. Ne se référant plus à l’état de nature, il utilisera alors des démonstrations logiques afin de penser les institutions politiques concrètes.
Ouvrage recensé– Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2009.
Du même auteur– Discours sur les sciences et les arts [1750], Paris, Le Livre de Poche, coll. « Libretti », 2004.– Du contrat social [1762], Paris, Flammarion, coll. « GF », 2011.
Autres pistes– Thomas Hobbes, Léviathan [1651], trad. par G. Mairet, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.– Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976.