Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Jacques Rousseau
Du Contrat social, sous-titré Principes du droit politique, constitue l’incursion d’un moraliste dans le champ des institutions civiles et de la philosophie politique. Des quatre essais que Rousseau a consacrés à la chose publique, et dont deux seulement ont été publiés de son vivant, ce texte est le seul à avoir été retenu par la postérité. Pourtant son auteur le désavouera plus ou moins par la suite, disant à son ami Dussaulx : « Quant au Contrat social, ceux qui se vanteront de l’entendre tout entier sont plus habiles que moi. C’est un livre à refaire ; mais je n’en ai plus ni la force ni le temps . »
Du Contrat social a été publié à Amsterdam chez le libraire-imprimeur Marc-Michel Rey en 1762, en même temps que L’Émile, le traité sur l’éducation des enfants du philosophe genevois. La censure française pouvant éventuellement trouver à redire à ces deux textes, il a été jugé plus prudent de les faire publier à Amsterdam, qui avait déjà une longue tradition d’édition d’ouvrages « dissidents » ou « subversifs ». Et ce en dépit de la bienveillance marquée du chef de la censure royale, M. de Malesherbes, qui encouragea toujours les publications des auteurs ayant participé à la grande aventure intellectuelle et éditoriale de L’Encyclopédie.
Du Contrat social est l’un des quatre essais consacrés par Rousseau aux sciences morales et politiques.
Dans tous ces textes, Rousseau fait plus œuvre de moraliste que de juriste ou de politologue, essayant de dégager les principes les plus propres à un développement harmonieux aussi bien des peuples que des individus. Mais aucun livre n’égale la teneur de Du Contrat social, qui fit date et continue de constituer un modèle de réflexion sur les institutions politiques.
On a vu que le concept politique le plus important du Contrat social est celle de Volonté générale. On a souvent attribué à Rousseau la paternité de cette notion. Or, c’est entièrement faux. C’est historiquement une notion de logique, que l’on trouve notamment chez Fontenelle. C’est également une notion théologique, que l’on retrouve chez Bossuet et chez Bayle ainsi que chez Malebranche, et que Diderot évoque dans son article « Droit naturel » de L’Encyclopédie. C’est enfin et surtout une notion juridique passée dans le champ politique, par l’intermédiaire de Hobbes qui l’a popularisée.
Or, dans Du Contrat social, Rousseau coule sa notion morale avant tout de la Volonté générale dans le cadre élaboré par Hobbes pour recevoir sa notion juridique de Volonté générale. Mais, notion morale ou notion juridique, de quoi s’agit-il au juste ? Il faut en effet garder en permanence à l’esprit qu’en passant du juridique au moral, la notion que s’est appropriée Rousseau à partir des réflexions de Hobbes a subi un certain nombre de mutations décisives.
La Volonté générale est une fiction juridique. Le soin de vouloir pour tous, pour l’ensemble des participants à la vie de la Cité, est transféré, provisoirement ou définitivement, à un homme ou à un corps. Ce que veulent cet homme, ou ces hommes, et ce corps, ou ces corps, passe, à tort ou à raison, pour la Volonté générale. Ce que veulent cet homme, ou ces hommes, et ce corps, ou ces corps, est censé être voulu par tous.
Il faut maintenant étudier plus en détail le sens précis que donne Rousseau, dans Du Contrat social, à la notion de Volonté générale.
On l’a vu, Rousseau n’a fait qu’insérer sa pensée dans un cadre construit par d’autres.
Le fait le plus important à connaître sur la notion de Volonté générale dans le Contrat social est que Rousseau combat violemment la théorie de la délégation de volonté. Ainsi, la fiction juridique est vidée d’une grande partie de ses conséquences, ou applications, politiques.
On ne délègue point, dit Rousseau, son droit de vouloir, ni définitivement à une famille (la forme monarchique de gouvernement), ni temporairement à des représentants (forme démocratique de gouvernement ou régime d’assemblée). Il peut certes exister un monarque héréditaire ou un Parlement investi du droit de légiférer, mais les volontés de l’un ou de l’autre ne sauraient être, jamais et en aucun cas, des volontés générales : elles ne peuvent en avoir ni la vertu ni l’autorité.
Aussi est totalement contraire à la pensée de Rousseau l’idée selon laquelle le peuple souverain pourrait s’en remettre à un homme ou à un parti prétendant incarner la volonté populaire, ou Volonté générale. Tout aussi contraire à la notion rousseauiste de Volonté générale serait un régime où la volonté nationale est censée se former dans une assemblée, microcosme réputé représenter le macrocosme national. On aura reconnu dans cette définition la forme de régime instituée par les révolutionnaires français de 1789, base et fondement de toute la démocratie politique moderne. Pour le Rousseau du Contrat social, sont absolument exclus à la fois les Napoléon plébiscités, la dictature d’un parti ou encore la souveraineté parlementaire.
Rousseau a scandalisé Voltaire en écrivant : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement : sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien » (II, 15). Voltaire répondit : « Quoi, voudrait-il que trois millions de citoyens vinssent donner leurs voix à Westminster ? » Rousseau était on ne peut plus conscient du problème, puisqu’il aurait répliqué : « Je sais que c’est impossible, aussi bien ne m’occupé-je pas des grands États qui ne sont pas susceptibles de bonnes institutions. »
C’est ainsi que, selon lui, la Volonté générale authentique passe s’exprime nécessairement par le peuple tout entier rassemblé. Hors de ce dernier, il ne saurait y avoir de Volonté générale. On reconnaît évidemment là la préférence de Rousseau pour la démocratie directe, et l’influence des institutions démocratiques « montagnardes » de la Suisse, celles des cantons dits « primitifs », car ce sont eux qui ont fondé la Confédération helvétique.
On l’a vu, Rousseau ne reconnaît pas de volonté générale là où précisément les modernes croient en trouver l’expression privilégiée, c’est-à-dire dans le triomphe d’un parti sur les autres. Les conditions dans lesquelles le Contrat social reconnaît l’existence réelle et effective de la Volonté générale sont les suivantes : « Il importe donc pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui » (II, 3).
Aussi pour Rousseau le signe indubitable de la corruption politique est-il la vigueur des intérêts catégoriels. C’est-à-dire l’affaiblissement du phénomène moral qui fait qu’on est plus attentif à l’intérêt commun qu’à l’intérêt particulier, quand l’amour du groupe vous motive plus que l’amour de soi.
La disparition progressive de ce phénomène qui, pour Rousseau, et il est essentiel de le rappeler, est d’abord et avant tout moral, peut être nommé dissociation de la Volonté générale : « Quand le nœud social commence à se relâcher… quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande… l’unanimité ne règne plus dans les voix, la volonté générale n’est plus la volonté de tous » (IV, 1).
Le spécialiste ou le professionnel de la politique peut bien s’intéresser au combat des factions : libre à lui après tout. Mais ce que le moraliste mettait au-dessus de tout, c’est-à-dire l’union sacrée des citoyens, n’existe plus alors pour Rousseau : « La volonté générale devient muette » (IV), 1), « l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier » (II, 3), « l’on fait passer faussement sous le nom de lois des décrets iniques qui n’ont pour but que l’intérêt particulier » (IV, 1).
La dissociation de la Volonté générale, on l’a vu, entraîne la ruine morale de la Cité. Cette dernière annonce et prépare sa ruine matérielle, un phénomène inévitable pour Rousseau : « Le corps politique, aussi bien que le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance, et porte en lui-même les causes de sa destruction » (III, 11).
Pour le philosophe genevois, les créations humaines ne sont pas éternelles, et l’homme ne doit pas se faire d’illusions sur la pérennité de ce qu’il établit : « Si Sparte et Rome ont péri, quel État peut espérer de durer toujours ? » (Id.)
Mais un État peut périr plus tôt ou plus tard : il dépend des citoyens, et seulement de ces derniers, de prolonger ou non la vie de leur corps politique. Et le Contrat social indique pour ce faire deux moyens différents : l’un qui préserve l’âme de la Cité, ce qui existe de plus important pour Rousseau, et l’autre, un palliatif, qui du moins conserve son corps.
Le premier moyen, le seul véritablement souhaitable pour Rousseau, consiste dans le maintien strict des lois, mœurs et affections qui confèrent au peuple sa forme, son unité, on pourrait aussi écrire son génie propre. Il est alors impératif que les citoyens continuent de communier dans l’amour de la patrie, de rester fidèles à des mœurs antiques et patriarcales que les âges ont rendu vénérables. En d’autres termes, pour Rousseau, la fidélité est l’autre nom de l’âme de la Cité et de la préservation de la république au sens de corps politique ou d’État.
Le second moyen, un pis-aller, consiste dans le renforcement du gouvernement, de ses moyens d’action, de sa puissance coercitive et de son emprise sur les individus et la société. C’est pour Rousseau le seul et unique moyen de remédier au mal, qui réside dans l’affaiblissement du lien moral. En d’autres termes, le gouvernement devra faire d’autant plus pour le bien commun que les citoyens auront été oublieux de ce dernier et indifférents à ses prescriptions.
Pour Rousseau, ce dernier état est celui des grands peuples modernes, de tous les grands peuples modernes, sans exception. Aussi ne prétendait-il pas dans le Contrat social réformer la Constitution des grands États, qui ont perdu la simplicité primitive de leurs mœurs et vivent depuis trop longtemps gouvernés par un pouvoir central, mais uniquement donner des conseils pour l’institution de principes politiques stables pour les petites communautés encore capables de recevoir ce type de lois.
Rousseau a toujours exploré les bases d’une société capable de former l’homme, au lieu de le corrompre. À ce titre, Du Contrat social, dont il n’est pas indifférent de rappeler qu’il a été publié en même temps que L’Émile, est exemplaire de la liaison entre éducation, morale et politique dont la recherche est fondamentale chez le philosophe genevois. Dans l’ouvrage, l’auteur donne sa préférence à la démocratie parmi toutes les formes de gouvernement, en particulier pour les États à la faible population. Aussi le texte passera-t-il souvent pour une apologie de la démocratie directe.
Enfin, le principe de Volonté générale qui se trouve au cœur de cette œuvre sera porté sur les fonts baptismaux de la science politique positive par les révolutionnaires français de 1789, qui en feront la pierre angulaire de la Constitution de 1791.
Du Contrat social a dès sa parution fait l’objet de critiques passionnées. Son censeur le plus sévère, comme le plus célèbre, est sans conteste Voltaire, l’ennemi intime de Rousseau. On sait que, lorsque celui-ci reçut l’exemplaire qui lui était adressé du Discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau, il répondit à ce dernier : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain » (lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755).
Il aurait pu faire le même commentaire à la réception du Contrat social. En effet, plus que jamais, Rousseau y préfère Sparte à Athènes, les Anciens aux Modernes, la frugalité au luxe, les séductions de la nature à la corruption des grandes cités.
Toujours est-il que Voltaire a lu avec avidité Du Contrat social dès sa parution et que son exemplaire abonde en notes marginales. Surtout, immédiatement après sa lecture du texte, Voltaire a rédigé une réponse au Contrat social intitulée Idées républicaines par un Citoyen de Genève (1762). On y trouve ainsi l’extrême inverse des appréciations rousseauistes.
Par ailleurs Du Contrat social a inspiré et influencé des auteurs comme Kant, Fichte et Hegel et, de manière plus générale, toute la tradition philosophique idéaliste allemande, dont on sait qu’elle débouche notamment sur Karl Marx. Aussi a-t-on voulu également voir dans Du Contrat social une anticipation des régimes totalitaires, et du communisme en particulier. Ce que l’ouvrage n’est pas bien entendu, seule une interprétation particulièrement erronée de l’œuvre pouvant accréditer cette hypothèse.
Enfin il est à noter que la doctrine de la Volonté générale est le principe de toutes les tyrannies, soit césariste (Bonaparte), soit jacobine (le régime de Terreur de la Révolution française). En effet, la théorie de la Volonté générale ne pose dans un premier temps le principe de l’autonomie de la volonté individuelle que pour mieux l’anéantir dans un second temps de manière irrémédiable.
Ouvrage recensé– Du contrat social, Paris, Le livre de Poche, 2013.
Du même auteur– Écrits politiques, Paris, Le Livre de Poche, 2012.– Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard Folio/essais, 2014.
Autres pistes– Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Vrin, 2015.– Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Flammarion, 1999.