Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Louis Arosio
Pour chercher l’excellence opérationnelle beaucoup d’entreprises choisissent le Lean management pour son efficacité reconnue. Le choix et la pertinence de ses outils ne doivent cependant jamais faire oublier que la démarche ne réussira que grâce à un accompagnement respectueux des réalités cognitives et psychologiques des hommes. Au-delà d’une méthode, le Lean est un modèle de pensée et de réflexion qui repose sur l’équilibre constant entre plans d’action et relation humaine. C’est la seule approche qui permet d’atteindre le niveau d’excellence recherché dans le respect d’une évidence : une entreprise n’est rien sans les êtres humains qui la constituent.
Le Lean est une méthode d’organisation du travail arrivée en occident dans les années 1990. Ses principes, nés au Japon après la Seconde guerre mondiale, se sont surtout fait connaître à travers le TPS (Toyota Production System) qui a illustré leur remarquable efficacité. Le Lean est devenu, ces vingt dernières années, un système organisationnel de référence qui peut être mis en place dans n’importe quel domaine d’activités. Son succès vient de ce qu’il apporte une efficacité opérationnelle, une meilleure rentabilité et une qualité optimisée tout en réduisant le gaspillage des énergies, tant humaine que matérielle.
Grâce au principe du kaizen : l’évolution de tous, à tout moment et en tout lieu, la démarche vise à une amélioration continue de la qualité des produits, des services et des compétences. Lean peut se traduire par maigre, sans gras, représentatif d’une démarche concentrée sur l’essentiel. Le mot japonais kaizen, parle d’abord d’une philosophie, une démarche de sagesse. Ramené au monde de l’industrie on peut parler de bon sens, de hauteur de vue et de méthode et c’est le message de Jean-Louis Arosio : le passage au Lean ne peut fonctionner qu’en comprenant que tous ses principes sont reliés, que la relation humaine est aussi importante que le cheminement technique. Le Lean n’est pas à une boîte à outils dans laquelle puiser telle ou telle bonne pratique.
C’est une démarche qui commence par l’humain : la « construction des personnes avant la fabrication des produits ». C’est une approche « organique » destinée à concrétiser une vision, un projet d’entreprise. Elle doit s’opérer dans le respect conjoint du rythme des progrès des hommes et des techniques opérationnelles.
La démarche du Lean est habituellement représentée sous la forme d’un temple dont le socle est la vision à long terme pour l’entreprise. Les fondations sont l’amélioration continue, la chasse au gaspillage, la stabilité. Les piliers sont « la qualité parfaite » (faire bien du premier coup, mettre en place les moyens de ne pas faire d’erreur, résoudre les problèmes) et le « juste à temps » (ne pas faire attendre le client, la juste quantité, la juste dépense).
Et le toit du temple est la satisfaction du client. L’auteur nous rappelle que le Japonais se lit de haut en bas et de droite à gauche ce qui revient à dire que l’on part du client et de ses attentes, pour passer par le pilier de droite, celui de la recherche de la qualité. Ce travail de fond sur la qualité et les processus qui en ressortent viennent renforcer le socle du temple, la stabilité, l’amélioration continue…
Tout cela se fait en visant à éliminer les muda, du mot japonais pour inutile (les pertes de temps, déplacements ou gestes vains, tâches redondantes etc.), les muri, les surcharges, ce qui est difficile à faire (processus non applicables, replanifications permanentes, charges physiques, psychologiques ou cognitives trop fortes etc.) et les mura, les variabilité (turn-over, interruptions récurrentes des flux, irrégularité des éléments, instabilité managériale etc.). Les muda, muri et mura sont aussi là pour révéler les problèmes et les dysfonctionnements. Car il faut qu’il y ait des problèmes : ils sont l’opportunité de l’amélioration.
Selon la culture de Toyota, c’est l’absence de problème qui devient un problème en révélant deux anomalies : soit personne ne voit le dysfonctionnement et cela dénote d’un défaut dans la « présence » à ce que l’on fait, soit l’équipe entière se contente d’un résultat juste suffisant sans réaliser qu’il y a toujours une amélioration à apporter. La fameuse « amélioration continue » du Lean n’est rien d’autre que cela. C’est le niveau de pensée ou « d’intention » qu’il y a derrière un travail, notion qui n’est pas toujours comprise quand une entreprise décide de passer au Lean. Les muri, en particulier, représentent tout ce qui est difficile à faire pour le personnel, ils révèlent les limites de ce qui peut être demandé aux équipes et les risques psychosociaux.
Il faut travailler sur ces révélateurs pour préserver les équipes. D’où l’importance d’un management qui sait allier la bienveillance à l’exigence, sans jamais oublier que l’homme, au cœur du système, est changeant, et qu’il faut tenir compte de ses variabilités sans vouloir les supprimer puisque c’est impossible. Ce sont les principes du Toyota Way, système de valeurs de Toyota qui regroupe cinq notions : respect, travail d’équipe, réel (vérifier les informations par soi-même, aller voir plutôt que de se faire décrire), challenge et amélioration continue.
Le TPS propose plusieurs outils de management, une partie d’entre eux sert de révélateur de problèmes, d’autres sont plutôt des moyens de les résoudre.
La Value Stream Map (VSM) est une cartographie de tous les circuits de l’organisation de l’entreprise. Cette carte est plus riche que la simple mise à plat d’un process car elle tient compte de l’information (commande client, ordre de fabrication etc.) autant que des flux physiques (mécanismes, machines, documents etc.). Bien utilisée, la VSM est un excellent outil de gestion des problèmes à condition d’aller vraiment dans le réel, d’interroger les opérateurs, ceux qui utilisent les machines ou qui appliquent les consignes. Ils sont les mieux placés pour décrire précisément la réalité et faire apparaître les anomalies. Il est important de donner la parole aux opérateurs pour constater ensemble et pour voir les problèmes ensemble. C’est un très bon outil pour la formalisation des processus, l’organisation et la chasse aux gaspillages, et c’est aussi une très bonne aide au management et à la construction d’une équipe.
LE PDCA, to plan, to do, to check, to act, est un très bon outil d’aide à la réflexion pour résoudre des problèmes. Pour que le PDCA fonctionne bien il faut s’attaquer à un problème à la fois, en veillant à ce qu’il ne soit pas trop général (dans ce cas il vaut mieux le trancher en plusieurs petits problèmes). Il faut bien prendre le temps de la première étape (to plan) notamment en vérifiant que tous les intervenants discutent et réfléchissent bien de la même chose. Les équipes doivent participer à cette étape pour limiter les risques liés à la résistance au changement, inévitable dans une démarche Lean. Plus l’équipe contribuera à l’élaboration de la planification plus elle comprendra et acceptera les changements.
Les 5S (seiri, seiton, seiso, seiketsu, shitsuke) que l’on peut traduire par éliminer, ranger, nettoyer, standardiser et maintenir. Cette démarche d’amélioration continue des conditions de travail peut être utilisée aussi bien pour la sécurité que pour la satisfaction client. Bien qu’apparaissant comme assez basique, cette méthode permet de responsabiliser une équipe et de lui donner une autonomie en l’impliquant dans la mise en place d’un processus dont elle prend elle-même le contrôle.
Bizarrement, alors qu’une entreprise n’existe que par les humains qui l’ont conçue et qui la constituent, le monde actuel semble vouloir leur demander de fonctionner sans tenir compte de tout ce qui fait d’eux des êtres humains.
Progrès techniques trop rapides ? développement de nouvelles formes d’intelligence des machines ? Managements trop formalisés ? Logiques financières qui font que tout doit être rentable, hommes comme machines ? Le fait est que les entreprises traitent de la gestion de leurs ressources humaines d’une manière très formatée (l’entretien annuel par exemple).
Or un être humain est extrêmement changeant, ses comportements fluctuent en permanence, c’est une réalité, il ne sert à rien d’inventer un management type pour une humain tel que l’on voudrait qu’il soit, il est plus rationnel d’apprendre à le gérer avec toutes ses complexités. Un être humain est influencé en permanence par le sens qu’il donne à chaque chose, par ses convictions, ses capacités, ses peurs conscientes ou inconscientes, ses émotions, ses croyances… Tous ces facteurs déterminent ses réactions et ses comportements, notamment quand son entreprise opte pour le Lean avec tous les changements que cela suppose.
D’autant plus que le Lean, par rapport aux précédents systèmes de management, demande responsabilisation et autonomie. Il contraint les hommes à sortir des réflexes anciens issus du taylorisme, « command and control » pour instaurer la résolution par eux-mêmes de leurs problèmes. Ils doivent acquérir la capacité à prendre des décisions et des responsabilités. Le Lean repose sur l’implication, la motivation intrinsèque et l’engagement dans le projet de l’entreprise.
Développer l’autonomie
Selon Katherine Symor, spécialiste en analyse transactionnelle, il existe quatre stades dans le processus de l’autonomie : la dépendance, celle d’un employé qui ne peut se réaliser qu’en se comportant en excellent exécutant ; la contre-dépendance, caractéristique de la personne qui ne se connaît pas soi-même et ne peut se construire que dans l’opposition systématique ; l’indépendance, celle d’une personne qui se connaît bien, se prend parfaitement en charge mais sans tenir compte des autres ; l’interdépendance, caractéristique d’une personne en harmonie avec son identité, capable de dire non ou de se soumettre à l’autorité tout en s’adaptant aux situations, étant force de proposition, capable de raisonner en gagnant-gagnant. Chacune de ces caractéristiques appelle une posture managériale différente.
Cet exemple rappelle aux entrepreneurs que le management du passage au Lean doit être préparé. Un séminaire ou trois jours de formation ne suffiront pas. Il faut des mois pour acquérir les bonnes attitudes managériales qui doivent accompagner un changement aussi radical.
La réussite du Lean repose sur la prise en compte du lien qui existe entre les individus, le groupe et l’activité de l’entreprise. En comprendre les composantes psychologiques est indispensable pour bien accompagner des équipes qui devront intégrer l’idée d’apprendre ensemble comment procéder à l’amélioration continue. On sait que les performances d’une entreprise dépendent de la compétence et de la motivation des salariés.
Cette dernière composante est très personnelle et dépend du profil de chacun. De nombreux leviers sont proposés aux managers pour aider à développer la motivation des salariés. Mais aucune méthode n’est infaillible tant la motivation peut être fragilisée par des erreurs de management comme par l’état d’esprit d’un individu.Le kaizen contient 10 états d’esprit qui favorisent la réussite du processus d’amélioration continue :« 1/abandonner les idées fixes, refuser l’état actuel des choses ;2/ Au lieu d’expliquer ce que l’on ne peut pas faire, réfléchir à comment faire ;3/Réaliser aussitôt les bonnes propositions d’amélioration ;4/Ne pas chercher la perfection, atteindre 60 % de l’objectif dès maintenant ;5/Corriger l’erreur immédiatement sur place… » (p.86-87)
Ces états d’esprit peuvent servir de support de motivation même s’il est vrai qu’ils correspondent plus à des habitudes de bonne pratique qu’à des leviers de motivation proprement dits. Cependant ils portent en eux une réelle et efficace dynamique comportementale qui n’est, d’ailleurs, pas sans rappeler la pratique des arts martiaux. Les pratiquants d’arts martiaux savent à quel point la recherche perpétuelle du geste juste, accompagnée de « l’intention » à y mettre, finit par impacter positivement leur vie quotidienne. Ces états d’esprit sont des pratiques de bon sens et de sagesse qui peuvent jouer le rôle de motivateur car ils représentent des valeurs universelles et ils ont du sens. Et c’est en cela que, bien relayés par les managers ils peuvent contribuer à la motivation intrinsèque des salariés.
L’état d’esprit kaizen fait partie de ces outils (que l’auteur préfère nommer des pratiques) qui servent à soutenir la démarche Lean en aidant à la réflexion. Mais leur subtilité demande un apprentissage suffisant pour bien les maîtriser, « Cela demande un entrainement, à la fois pour l’animateur, pour les managers et pour les équipes. » (p.25) L’auteur prend l’image du skieur qui, même avec les meilleurs skis du monde, ne pourra pas performer tant qu’il n’aura pas pris le temps de bien s’y habituer. Les principes du Lean forment un guide dont la mise en œuvre doit se faire pour et avec les hommes en respectant leur rythme.
Au-delà de la motivation et de la compétence individuelles, l’excellence opérationnelle va fonctionner lorsque l’équipe va savoir aller et venir entre l’individu et le collectif sans que personne n’y perde son identité. C’est pour cela qu’il faut s’autoriser le temps suffisant à la transition. Les individus n’auront pas tous la même vitesse d’acquisition des changements. Les managers vont devoir eux aussi, s’adapter à de nouvelles pratiques, il leur faut le temps de comprendre la démarche car ce sont eux qui devront se montrer convaincus, rassurants, fermes mais bienveillants, quand ils donneront du sens à l’orientation de l’entreprise. Le Lean recouvre un nouveau modèle de pensée que tous, équipes et managers vont devoir s’approprier.
L’utilisation des outils comme les 5S et le PDCA va les aider. Mais il n’est pas recommandé de se lancer tout de suite à l’attaque de gros problèmes. Il faut s’entraîner sur plusieurs plans d’action successifs pour que le groupe apprenne à apprendre ensemble. L’enjeu est de créer une compétence commune et une capacité de réflexion collective. Ainsi, au fur et à mesure de la résolution de problèmes ensemble, le groupe va affiner son fonctionnement. On verra de plus en plus de personnes s’impliquer et, plus la démarche deviendra familière, plus les améliorations seront sensibles. Au bout d’un moment l’équipe arrivera à établir une compréhension commune de chaque problème à résoudre. Tout cela suppose beaucoup de communication en amont, beaucoup d’échanges et, de la part des animateurs, la vérification permanente que tout le monde sait de quoi on parle et que personne n’ait été perdu en chemin.
D’où l’importance d’un management de qualité basé sur suffisamment de connaissances psychologiques. Bien entraînés, les membres de l’équipe arrivent au bout d’un moment à échanger naturellement les données du problème. Ils peuvent donc commencer à réfléchir très précisément sur ses causes et sur ses solutions car ils arrivent à parler « la même langue » dans une énergie commune.
Si l’on aborde la mise en place du Lean comme une activité parmi les autres activités de l’entreprise cela ne marchera pas parce que le processus de l’amélioration continue finira par passer après les activités habituelles. Chaque nouvelle étape doit être reliée avec l’ensemble du processus sans jamais oublier qu’à l’origine, le Lean vient servir un enjeu, une vision pour l’entreprise. La pensée japonaise porte en elle les notions de boucle : chaque partie est dans le tout et le tout est dans chaque partie.
Il ne faut pas considérer un seul élément (celui qui pose problème par exemple) mais observer cet élément en lien avec l’ensemble du système car chaque élément fait bouger tout le système. Tout doit être relié y compris la gestion de l’être humain non pas comme on voudrait qu’il soit mais bien tel qu’il est car le but ultime est de rendre les individus excellents, ce sont eux qui feront l’excellence opérationnelle.
Plusieurs livres sont consacrés au Lean. Celui proposé par Jean-Louis Arosio est sans doute l’un des plus complets. Au-delà des principes essentiels, il aborde l’ensemble de la démarche en la rattachant systématiquement à son impact humain. Il relie chaque pratique à son aspect managérial et surtout psychologique.
Il ramène ainsi toute la démarche à ce qu’elle fut à l’origine : un mode de réflexion dans lequel chaque pratique est reliée à l’intention qui la soutient. Donner du sens, toujours, ne jamais oublier que la pensée japonaise qui a conçu le TPS est issue d’une philosophie dans laquelle la performance n’est rien sans la sagesse.
Ouvrage recensé– Jean-Louis Arosio, Du Lean à l’excellence opérationnelle, Paris, Maxima, 2020.
Autres pistes– Laurence Aubourg, Olivier Lecointre, Manager avec les principes toltèques - un guide vers l’intelligence collective, Bruxelles, De Boeck Sup, 2020– Collectif, Devenir un leader Lean avec un sensei, Paris, Eyrolles, 2020– Dominique Genelot, Manager dans (et avec) la complexité, Paris, Eyrolles, 2017– Radu Demetrescoux, La boîte à outils du Lean, Paris, Dunod, 2019– Jean-Jacques Montlahuc, Se dire la vérité en entreprise, précis à l’usage des managers pour réenchanter leurs équipes, Montreuil, Pearson, 2019