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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Louis Brunaux
Le siège d’Alésia aurait dû se solder par l’échec des Romains, étant donnée l’importance numérique de l’armée de secours gauloise qui les prenait à revers. Pourtant, César l’emporte. Pire : c’en est fini de l’indépendance gauloise et, à brève échéance, d’une civilisation. Jean-Louis Brunaux revient sur cette énigme en s’appropriant une problématique déjà posée par l’empereur Napoléon III, initiateur des fouilles archéologiques d’Alise-Sainte-Reine : comment expliquer la défaite gauloise d’Alésia ? Quel sens lui donner ?
Cela peut surprendre, mais il y a eu plusieurs batailles d’Alésia. La première est un assaut mené par les légions romaines de Jules César en 52 av. J.C. contre un oppidum, autrement dit une structure défensive bâtie au sommet d’un promontoire naturel. Il faut attendre les XIXe et XXe siècles pour qu’éclatent d’autres batailles en lien avec Alésia, celles de la localisation du site, disputée entre la Côte d’Or, le Doubs et le Jura.
Au moyen de très nombreuses preuves à l’appui, l’archéologie a tranché : les faits se sont produits au mont Auxois et dans les alentours, comme l’atteste une tradition antique. Un centre d’interprétation, le MuséoParc, a été inauguré dans la vallée par le Premier ministre François Fillon le 22 mars 2012, consacrant la victoire, scientifique celle-ci, du site bourguignon, au terme d’une interminable bataille de spécialistes. De rares irréductibles, toutefois, alimentent encore le débat en faveur de sites concurrents. Alésia lègue en tout cas un fait militaire daté, l’image d’un héros, Vercingétorix, et un lieu de mémoire.
L’épisode constitue d’abord un exemple remarquable de la poliorcétique, l’art de prendre d’assaut les cités, tel que pratiqué par les Romains. C’est aussi un engagement militaire de grande ampleur par les effectifs mobilisés. La stratégie de Vercingétorix paraît valide, voire ingénieuse.
En attirant l’ennemi autour de cette forteresse difficile à prendre, il peut aussi compter sur une formidable armée de secours, appelée à la rescousse afin de harceler les Romains derrière leurs lignes. Mais le fait est là : César a vaincu. La défaite gauloise entraîne une romanisation rapide du territoire. Elle consacre également la fin d’une civilisation, selon Jean-Louis Brunaux.
Pour reconstituer les faits, l’historien dispose principalement de quatre sources écrites : les Commentaires de Jules César, rédigés au fur et à mesure des opérations en Gaule (de -58 à -52) et achevés par Aulus Hirtius, secrétaire du général romain, la partie consacrée à César par Plutarque dans sa Vie des hommes illustres, l’Abrégé d’histoire romaine de Florus et l’Histoire romaine de Dion Cassius. Ce sont toutes des œuvres rédigées durant l’Antiquité. Mais c’est quand même César qui livre le plus de précisions. Bien sûr, Jean-Louis Brunaux n’omet pas de rappeler que l’histoire est souvent écrite par les vainqueurs et à leur profit.
César, élu consul à Rome en -59, pense d’abord se distinguer militairement en Illyrie (Albanie actuelle), mais des Gaulois l’appellent à la rescousse contre les Germains d’Arioviste, qu’il met en fuite. Peu après, les Helvètes, redoutable peuple guerrier, décident de traverser la province romaine de Gaule transalpine pour rejoindre un territoire à l’ouest. César ne peut le permettre et les Éduens, ses alliés gaulois que menace également cette migration, obtiennent de lui qu’il contraigne les Helvètes à regagner leurs terres. Fort de ces victoires, César imagine alors un ensemble territorial gaulois, occupé par une soixantaine de peuples celtes, comme une vaste province romaine et, surtout, comme une base militaire et financière solide pour renforcer son pouvoir à Rome.
Il est vrai que César multiplie les prouesses militaires. Très vite, cependant, sa brutalité et le poids économique de la présence romaine supporté par les Gaulois suscitent le ressentiment puis la révolte. Or, il apparaît que, pour vaincre César, une coalition est nécessaire. Le signal de l’insurrection est donné par les Carnutes (région d’Orléans), qui massacrent de nombreux marchands romains. Un chef, en particulier, s’impose. C’est Vercingétorix, un noble arverne (Massif central), ancien otage des Romains, éduqué à la discipline militaire et qui connaît bien César. Il lui inflige même une défaite à Gergovie (au sud de Clermont-Ferrand) en -52, mais sans exploiter sa victoire. D’autre part, les riches et puissants Éduens finissent eux-mêmes par rompre avec César.
C’est justement chez les Éduens, à Bibracte (Morvan), que les représentants de la Gaule révoltée accordent la direction militaire à Vercingétorix, non à un chef éduen. La stratégie adoptée consiste à attirer les Romains vers Alésia, chez les Mandubiens (Auxois). L’oppidum occupe en effet un plateau difficile à atteindre, d’autant qu’un mur de protection a été édifié, mais à la hâte. Alentour, des collines constituent ces hauteurs depuis lesquelles une autre armée gauloise pourrait harceler les légions, prises ainsi en tenaille dans les vallées qui bordent le promontoire au nord et au sud. Plusieurs facteurs viennent pourtant contrarier les plans de Vercingétorix.
Maître dans l’art de l’« intoxication » (p. 60) et de l’espionnage, César fait croire qu’il veut se rapprocher de Rome en empruntant une voie proche d’Alésia. Vercingétorix estime le moment propice pour attaquer les légions. Mais il paraît ignorer la présence, parmi elles, de cavaliers germains, qui infligent aux Gaulois des pertes sévères. Ces derniers se replient à Alésia, où Vercingétorix attend les Romains. Non seulement ils arrivent, mais plus tôt que prévu, prenant de vitesse Vercingétorix. Les travaux du mur de défense ne sont pas achevés.
César, quant à lui, enteprend le siège. Il fait édifier une enceinte autour du promontoire, la contrevallation, longue de quatorze kilomètres, puis une seconde sur les collines environnantes, le circumvallation, ponctuée sur vingt kilomètres par vingt-trois fortins. Pour éviter toute percée ennemie, il fait disposer des pièges dans des espaces interstitiels. Au cours d’une charge meurtrière, des cavaliers gaulois parviennent toutefois à franchir la ligne afin d’exhorter les cités révoltées à organiser une armée de secours.
C’est chose faite, et dans des délais si brefs, que la décision est prise à Bibracte par le Conseil de toute la Gaule, ce qui traduit déjà « une manière de nation » (p. 91), selon Jean-Louis Brunaux. Le commandement de cette armée très nombreuse, mais diversement équipée, est divisé entre plusieurs chefs. L’Arverne Vercassivellaunos est l’un d’eux ; il est le seul à mettre en place un dispositif efficace en construisant des machines de siège destinées à franchir l’enceinte au nord, sur le mont Réa, et en attaquant de nuit. Mais la cavalerie germaine et la présence de César en personne galvanisent les troupes romaines, ruinent ses efforts et entraînent sa capture. Pendant ce temps, une part importante de l’armée de secours, sans doute des Éduens, n’intervient pas et plie bagage. Pourquoi ?
Il n’y a désormais plus d’échappatoire pour les assiégés. Le 27 septembre de l’an -52, le sort de la Gaule est décidé. C’est l’heure de la reddition. Il faut, selon Jean-Louis Brunaux, oublier l’image d’un noble cavalier jetant avec fierté ses armes aux pieds de César. C’est désarmé et à pied que Vercingétorix se rend. Étrangement, César se montre particulièrement clément envers les Éduens. Dès la fin de -52, toute la Gaule est devenue province romaine. César se garde toutefois de souligner les difficultés rencontrées l’année suivante pour pacifier le territoire.
En effet, l’épisode d’Alésia ne clôt pas la révolte. Cependant, la Gaule, affaiblie, entre presque sans transition dans une autre phase de son histoire, à laquelle elle semble en partie déjà préparée. Quant à Vercingétorix, Dion Cassius nous apprend qu’il est assassiné dans sa geôle, à Rome, après avoir figuré parmi les captifs lors du triomphe de César en -46.
On ne peut invoquer l’incompétence militaire de Vercingétorix, car ce dernier a démontré ses capacités en délogeant César de ses positions à Gergovie peu avant le siège d’Alésia. Mais un indice politique doit être pris en compte. Ce jeune noble arverne, éduqué auprès de César, est fils de Celtill, qui avait été mis à mort par l’aristocratie arverne pour avoir ambitionné la royauté. Or les Gaulois redoutent la tyrannie, privilégiant les décisions prises au sein d’assemblées délibératives sous la vigilance d’un prince élu et temporaire.
Le sort réservé à Celtill et la réputation autoritaire de Vercingétorix, dont le nom signifie d’ailleurs « Roi suprême des guerriers », expliquent peut-être bien des réticences à l’égard de ce dernier, notamment chez les Éduens, concurrents des Arvernes au sein de la Celtique (les Arvernes, les Éduens et les peuples qui entretiennent avec eux un lien de clientèle). Enfin, les Éduens ont longtemps eu des relations amicales avec Rome, de sorte qu’au moment où Vercingétorix tente de fédérer les forces gauloises, ils sont divisés entre un parti pro-romain et une faction disposée à la révolte.
De plus, la romanité a beaucoup progressé en Gaule durant les décennies précédentes, notamment grâce au commerce. Une classe de négociants se développe. Beaucoup de Gaulois ont troqué leur mœurs guerrières contre des activités lucratives : « Rome a colonisé économiquement la Gaule, bien avant que ses légions ne vinssent militairement l’occuper et lui imposer une administration provinciale » (p. 155). Là encore, Arvernes et Éduens se disputent une position d’intermédiaires privilégiés. La Gaule est même désunie à l’échelle du territoire entier, puisque l’on peut y distinguer quatre groupes de peuples. La Celtique est à l’avant-poste de la politique d’échanges avec Rome.
En revanche, les peuples de la Gaule belgique sont encore en marge de ce processus. L’Aquitaine, qui compte elle aussi de nombreux peuples, est quant à elle tournée vers le monde des Ibères, au-delà des Pyrénées, autant que vers les Gaulois. Enfin, le pouvoir romain avait créé dès -121 une province couvrant le quart sud-est du territoire. Peut-être faut-il reconnaître la trace de ces divisions à travers celles de l’armée de secours autour d’Alésia. Toutefois, ces peuples partagent quand même un sentiment d’appartenance à une civilisation commune, notamment à travers la religion druidique et l’institution des assemblées politiques.
En outre, ils ne sont plus les farouches barbares dont Rome entretient encore l’image depuis que des Gaulois, sous la conduite de Brennus, ont saccagé Rome en -390.
Ajoutons enfin que le territoire avait été inégalement ravagé par l’invasion germanique des Cimbres et des Teutons en -105. Déjà, ces derniers avaient été vaincus par Rome, mais la Gaule avait mis plusieurs décennies à se remettre de ce traumatisme. Le territoire était affaibli. En -61, la Gaule reste donc divisée et assurément ouverte aux influences romaines.
César n’a pas tardé à constituer un personnel formé à l’administration romaine du territoire en le choisissant parmi les nobles gaulois. Même traitées de manière inéquitables par le vainqueur, les cités se couvrent peu à peu de constructions monumentales et sont reliées par un réseau de voies de communication qu’améliore considérablement l’ingénierie romaine. Les transformations du paysage urbain, à elles seules, montrent qu’une nouvelle civilisation prend son essor sur les vestiges précaires de la culture gauloise.
La France est-elle en train de naître ? Pas aux yeux des Français eux-mêmes et ce, durant très longtemps. En effet, avec la christianisation et les dynasties de rois sacrés, le baptême de Clovis (508 ?) a d’abord été considéré comme l’acte de naissance de la nation. Il faut ensuite attendre le XVIIe siècle pour qu’un historien, Henri de Boulainvilliers, date cet acte de la conquête romaine. La civilisation celtique elle-même n’est redécouverte qu’au XIXe siècle, en partie grâce aux fouilles ordonnées par Napoléon III à Alésia (1865-1867), mais pour y inclure ensuite la Gaule comme un simple élément d’un ensemble plus vaste.
Dans ces conditions, que faire d’Alésia et de son héros, Vercingétorix, dont la statue de bronze, sculptée par Aimé Millet, domine le plateau depuis 1865 ? Après tout, Alésia est une défaite, qu’en vertu d’une pratique bien compréhensible, on ne devrait pas commémorer, et son héros est un homme vaincu. Tout dépend de l’accent porté, souvent avec opportunisme, sur les racines culturelles du pays : gauloises ? Gallo-romaines ? Franques ? Chrétiennes peut-être, au-delà de toute référence ethnique ?
Aujourd’hui, c’est le site mémoriel, témoin d’une époque et d’une civilisation, qu’Alésia incarne, débarrassé d’un nationalisme que les Français peuvent très difficilement réduire à la Gaule, d’un point de vue historique.
Quant à Vercingétorix, son regard un peu triste embrasse aujourd’hui la plaine des Laumes. Peut-être autant qu’un chef révolté, il est le témoin et l’acteur d’une acculturation sans doute inévitable. Sa statue ne rappelle-t-elle pas la violence d’un impérialisme dont César « était en train d’inoculer à ses concitoyens le poison » (p. 236) et qui devait bien plus tard les conduire à une profonde transformation ?
Selon Jean-Louis Brunaux, il est en tout cas certain que « la Gaule, entité politique et spirituelle, existait avant [Vercingétorix] » et qu’« on ne peut même pas dire qu’il l’incarna, car il ne fut jamais reconnu de tous les Gaulois et n’en fut à aucun moment le chef incontesté » (p. 317).
Au jeu de l’espionnage et du renseignement, César s’est montré supérieur à Vercingétorix, ce qui lui valut probablement sa victoire à Alésia.
Mais trop de Gaulois, inactifs, indécis quant à la conduite à adopter ou déjà acquis à la cause de Rome, lui ont d’une certaine manière prêté main-forte. Si l’on évoque, enfin, l’impact des agressions germaines et des guerres ou de la concurrence que se livraient entre eux les peuples gaulois, il devient alors tentant de soupçonner quelque trahison : celle des Éduens, par exemple ? Peut-être.
Alésia présente en tout cas les qualités d’un site dont l’archéologue, l’historien et les responsables de la mise en valeur patrimoniale s’emparent à bon droit pour la diffusion de la connaissance historique. L’oppidum peut difficilement être un lieu de mémoire identitaire que d’aucuns seraient tentés d’instrumentaliser, et c’est sans doute mieux ainsi.
Jean-Louis Brunaux offre une analyse très solidement étayée du siège d’Alésia et des facteurs qui ont conditionné la défaite de Vercingétorix. Il s’appuie évidemment sur une lecture critique très serrée des sources anciennes et sur les études et articles qui, nombreux, constituent la bibliographie proposée. Des cartes viennent en outre aider le lecteur à se repérer dans l’espace celte et romain.
L’auteur insiste, évidemment à juste titre, sur l’importance d’une civilisation dans laquelle les Gaulois se reconnaissaient beaucoup de points communs entre eux, mais relève aussi l’influence déterminante de la culture romaine sur la société dite gallo-romaine. L’importance écrasante du latin dans le lexique français en est une preuve parmi tant d’autres. Notons simplement, pour compléter, que le substrat celtique n’a pas disparu, comme en témoigne la langue gauloise, orale et marginalisée, mais qui semble encore en usage à des degrés divers peut-être jusqu’au Ve siècle de notre ère .
Ouvrage recensé
– Alésia, 27 septembre 52 av. J.-C., Paris, Éditions Gallimard, 2012.
Du même auteur
– Les Gaulois, sanctuaires et rites, Paris, Errance, 1986.– Les druides : des philosophes chez les barbares, Paris, Le Seuil, 2006.– Les Celtes. Histoire d’un mythe, Paris, Belin, 2014.– Vercingétorix, Paris, Gallimard, 2018.– Les Gaulois, Paris, Perrin, 2018.