Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean-Pierre Babelon et André Chastel
Dans ce texte paru initialement dans la Revue de l’art en 1980, André Chastel et Jean-Pierre Babelon explorent la notion de « patrimoine », dans une perspective historique et chronologique. Leur étude est organisée par grands thèmes – principalement l’Église, la monarchie, la nation, l’État et la science –, qui permettent de saisir, du Moyen Âge aux années 1970, les évolutions du rapport de la société française à son patrimoine. De façon générale, les historiens portent un regard très critique sur le traitement réservé, en France, au patrimoine national, en particulier depuis le XVIIIe siècle. Il mettent en évidence les dégâts de l’incurie des décideurs politiques et de l’ignorance populaire en la matière.
Le « patrimoine » désigne, de façon générale, l’ensemble des biens et des « trésors » du passé. Cette définition superficielle n’est cependant satisfaisante ni pour l’historien ni pour le profane qui s’intéresse à l’histoire de son pays. En effet, si la notion de « patrimoine » est aujourd’hui universelle, elle recouvre ici et là des réalités différentes et n’est pas appréhendée de la même façon en France et en Allemagne, ni a fortiori au Japon où les temples anciens sont par exemple refaits à neuf régulièrement.
Tout l’enjeu est donc de parvenir à une grille d’analyse à même de présenter, archives à l’appui, les caractéristiques historiques spécifiques de la longue histoire du domaine patrimonial français.
Dans les civilisations chrétiennes, l’idée de patrimoine culturel est très certainement, à l’origine, liée à l’héritage sacré de la Foi. Dans l’Ancien Testament, la loi mosaïque (l’ensemble des commandements donnés par Moïse au peuple juif et consignés dans la Torah) matérialise déjà l’alliance divine par les Tables de la loi et par l’arche gardée dans le temple de Jérusalem. Dès sa naissance, la chrétienté vénère et préserve des objets et monuments liés au Christ, lesquels constitueront, au fil des siècles, un fonds patrimonial immense, transmis de génération en génération, appartenant symboliquement à l’ensemble des hommes.
Le culte des reliques est peut-être l’exemple le plus éloquent de cette vénération d’un patrimoine d’abord sacré. Très vif au Moyen Âge, il est à l’origine de la tradition des pèlerinages et de l’évolution des sanctuaires. La relique est un trésor spirituel qui assure à une église sa renommée et réunit une communauté autour d’une figure sainte, comme Sainte-Geneviève, première patronne de la ville de Paris. Les guerres de Religion viennent bouleverser la relation au patrimoine religieux. Les fureurs huguenotes de 1562-1563 s’accompagnent d’un iconoclasme violent et d’un vandalisme exacerbé, inversement proportionnels au culte catholique des objets sacrés : les protestants – encouragés par Luther et Zwingli – brûlent et jettent les reliques, mutilent les statues, saccagent et démolissent des édifices religieux. La cathédrale d’Orléans est, comme bien d’autres, rayée du paysage.
Après les guerres de Religion, le culte catholique des monuments et objets religieux renaît de plus belle. On assiste au phénomène de fascination exercé par les mirabilia, ces merveilles de l’architecture gothique, telle la Sainte-Chapelle, qui suscitent, chez le visiteur, « un étonnement, une crainte respectueuse, presque une terreur […]. Plus l’architecture est audacieuse, plus elle défie apparemment les lois de l’équilibre, plus elle apparaît comme l’œuvre incompréhensible de techniciens mystérieux dont la tradition est perdue […] » (pp. 22-23).
À l’origine du lien entre patrimoine et Église, il y a la stabilité de l’institution ecclésiastique qui, contrairement au trône, n’était pas soumise aux aléas des guerres et des changements dynastiques. De surcroît, à cette époque, le mode de vie « nomade » du souverain et de sa cour et les changements fréquents de résidences royales rendaient peu commodes les déplacements d’un lourd trésor.
Les rois de France sont cependant attachés aux regalia, objets-symboles de leur pouvoir, pour la plupart entreposés à l’abbaye de Saint-Denis : instruments du sacre et du couronnement, objets liturgiques ou vêtement royaux, tel le légendaire manteau de Saint-Martin, la cappa, qu’ils portent les jours de bataille tel un talisman protecteur. Le mot cappa désignera bientôt le lieu du palais où est conservée la précieuse étoffe. L’appellation capella (ancêtre du mot « chapelle ») sera ensuite donnée aux édifices religieux conservant des reliques. Plus encore que les regalia, les livres des souverains et des princes ainsi que les archives royales jouissent d’un statut particulier.
Ces documents sont jalousement conservés dans des lieux protégés, comme le Palais de la Cité à Paris. Saint-Louis confie son « Trésor des Chartes » à Pierre d’Étampes, qui en dresse l’inventaire en 1318, devenant ainsi en quelque sorte le premier conservateur du patrimoine national. En 1537, François Ier crée le « dépôt légal », qui oblige les imprimeurs du royaume à déposer un exemplaire de chaque ouvrage entre les mains du bibliothécaire du roi. Le souverain fonde aussi le Collège de France. Il se rend à Nîmes et prend des mesures de protection de l’héritage antique du royaume. Il est le premier à penser, consciemment, à une politique culturelle nationale et à envisager la notion moderne de « monument historique ». Son engagement pour la Renaissance l’amène néanmoins à répudier l’héritage médiéval de la France.
Cet intérêt pour le patrimoine bâti fleurit au XVIIe siècle. En 1609, André Duchesne publie ses Antiquités de France. En 1671, Colbert crée l’Académie d’architecture. Cependant, cette nouvelle passion pour les monuments et l’antiquité n’empêche pas la destruction malheureuse de joyaux architecturaux à des fins pratiques : en 1677, Louis XIV fait ainsi raser l’extraordinaire monument des Piliers de Tutelle de Bordeaux pour agrandir la forteresse du château Trompette.
La fin de l’Ancien Régime est, en matière de patrimoine, une période contradictoire. D’un côté, la monarchie se désintéresse des monuments du passé, les sacrifie sans scrupules pour répondre aux besoins de la cour et aux caprices de la mode. D’un autre côté, le siècle des Lumières voit naître une opinion éclairée qui tente de lutter, grâce à la presse, contre les décisions arbitraires du pouvoir en place.
La Révolution amène une rupture radicale. Dès novembre 1789, les biens du clergé sont sécularisés et les biens des émigrés (les aristocrates ayant fui la Révolution) sont confisqués. Il revient à l’État de prendre en charge les biens nationaux. Cependant, le nouvel État ne se montre pas suffisamment protecteur et la Révolution est un désastre patrimonial. La haine à l’égard du passé monarchique et chrétien du pays se traduit par la destruction massive de monuments et d’objets symbolisant l’Ancien Régime ou arborant quelque emblème royal. La Bastille est détruite, on récupère ses pierres pour paver les rues ; la flèche de la Sainte-Chapelle est anéantie, car surmontée d’une couronne, etc., les exemples sont innombrables sur l’ensemble du territoire.
Dans le même temps, la violence de ce spectacle provoque bientôt chez certains une nouvelle conscience d’un patrimoine qu’il convient de sauvegarder. Une partie du peuple résiste à la déchristianisation et à la déféodalisation, et sauve certains monuments du vandalisme. Dans les milieux révolutionnaires, certains intellectuels et érudits sont maintenant désireux de préserver le patrimoine national. Ils s’inspirent des législateurs de la Convention qui ont édicté, dès l’an II de la République, une Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver à l’attention des nouveaux administrateurs : « Vous n’êtes que les dépositaires, proclame le document, d’un bien dont la grande famille a le droit de vous demander compte ».
« Le sens du patrimoine, en concluent Jean-Pierre Babelon et André Chastel, c’est-à-dire des biens fondamentaux, inaliénables, s’étend pour la première fois en France aux œuvres d’art, tantôt en fonction des valeurs traditionnelles qui s’y attachent et les expliquent, tantôt au nom de ce sentiment nouveau d’un lien commun, d’une richesse morale de la nation tout entière » (p. 58).
Le XIXe siècle hérite ainsi d’une nouvelle conscience historique. L’État se voit conférer une responsabilité civique et morale à l’égard d’un legs immense, lequel doit être répertorié, classé, protégé par le biais de musées et d’inventaires à grande échelle. Alexandre Lenoir, inspiré par sa lecture du Génie du christianisme de Chateaubriand (1902), projette sa vision romantique de l’histoire dans son Musée des Monuments français (1793-1818). Palais royaux, couvents, églises, châteaux connaissent une utilisation nouvelle et certains sont ouverts au public.
L’État tâtonne. Les savants s’interrogent sur les « origines », celtes, romaines ou franques, de la nation française.De nombreuses mesures reflètent la volonté d’institutionnaliser le patrimoine national : en 1830, Guizot crée le poste d’« inspecteur général des monuments historiques » qu’occupera l’infatigable Prosper Mérimée dès 1834. En 1837, la Commission des monuments historiques est chargée de dresser un inventaire exhaustif du patrimoine dans l’ensemble des régions de France.
Cet élan est cependant à relativiser et, comme le constate avec regret Mérimée dans ses notes prises sur le terrain, autorités et populations locales n’ont souvent que faire d’un patrimoine qui, dans les faits, continue de se dégrader : les destructions aveugles se poursuivent, la vogue des antiquités excite les déprédations, les paysages sont altérés.
Promoteurs, marchands, autorités locales, chacun essaie de tirer profit d’un patrimoine en déshérence, exposé à la cupidité et à l’ignorance, un patrimoine que les archéologues certes commençaient à explorer, mais « que la masse ignorait et dont la bourgeoisie ne voyait guère que l’aspect économique » (p. 74). Malheureusement, l’école ne fait qu’accentuer l’indifférence à l’égard des cultures « provinciales ».
De même, les municipalités ne sont pas encouragées par l’État central à valoriser leur patrimoine et les initiatives locales sont brisées par Paris, ce qui empêche, en France, le développement d’une conscience communale du patrimoine contrairement à ce qu’il en est en Allemagne ou en Italie. La fin du siècle est en outre marquée par la pensée dogmatique d’un Viollet-le-Duc convaincu que la seule architecture nationale est celle du XIIIe siècle. On en vient ainsi à détourner le regard d’autres périodes fécondes et à imposer autoritairement restaurations et remodelages abusifs du patrimoine architectural et pictural médiéval.
La politique patrimoniale de la première moitié du XXe siècle n’est guère plus convaincante. Le jacobinisme rigide du XIXe siècle a conduit à penser que le patrimoine devait être géré par l’administration centrale, induisant une déresponsabilisation des acteurs locaux.
Les bombardements massifs des guerres mondiales rebattent les cartes : on redécouvre avec émotion la valeur fragile du patrimoine au milieu des ruines. Dans le pays en reconstruction, le passé devient un sujet sérieux, voire une obsession. Faut-il alors rebâtir les villes dans le respect de leur ancienne physionomie – sur le modèle de Varsovie – ou repenser totalement l’urbanisme, comme au Havre ? De nombreuses villes – Tours, Toulon, Lisieux ou encore Beauvais – optent, selon les historiens, pour un compromis architectural peu satisfaisant.
L’extension urbaine entamée à la fin des années 1950 aggrave la situation. Absence de vision et méconnaissance de l’histoire conduisent les autorités à opter pour des remodelages absurdes. La loi du 4 août 1962, qui s’inspire de dispositions courantes en Allemagne et en Autriche, envisage enfin un traitement particulier de zones urbaines définies comme patrimoniales. Sarlat ou Uzès sont de beaux exemples de réussite. Mais, de façon générale, le fonds patrimonial de pierres et de briques se trouve peu à peu étouffé par les nouvelles constructions de béton. Seuls semblent susciter un réel intérêt les places, les carrefours, les portes monumentales et les parcs.
La grande enquête sur les « arts et traditions populaires » entamée à la fin des années 1950 tente de compiler, pour les sauver de l’oubli, les connaissances ethnologiques sur les cultures locales. Elle débouche sur l’ouverture de musées régionaux, la création de revues locales et de « sociétés de protection ». Cependant, les querelles politiques et l’incurie des responsables empêchent une fois de plus la mise en place d’une politique patrimoniale éclairée et efficace. L’exemple le plus révélateur de ce triste panorama est le conflit qui se trouve à l’origine de la destruction des Halles centrales de Paris, au cours de l’été 1970, pour l’érection du plateau de Beaubourg dans la ligne doctrinale haussmannienne, au mépris du Paris ancien. À la suite de cette erreur, on envisagera autrement la situation de la gare d’Orsay, qui échappera à la destruction.
La France de la deuxième moitié du XXe siècle ne semble pas capable de définir une politique patrimoniale cohérente. Elle ne parvient pas à se positionner entre, d’une part, l’accumulation de connaissances techniques et scientifiques sur le patrimoine et d’autre part, ses idéaux consuméristes et utilitaristes. Elle peine à intégrer la dimension émotive et symbolique du rapport du peuple à son patrimoine, qui reste pourtant vivace, comme en témoigne le succès touristique des hauts-lieux historiques et culturels ayant pris le relais des grands sanctuaires de la chrétienté.
Par ailleurs, la question patrimoniale est désormais envisagée au niveau mondial et la notion de « chefs-d’œuvre de l’art universel » patronnée par l’UNESCO n’est pas sans rappeler le tableau prestigieux des « merveilles du monde » inventé par l’universalisme antique. Enfin, la notion de patrimoine est, à la fin du XXe siècle, élargie. Elle s’applique aux trésors monumentaux et artistiques, mais aussi désormais aux objets populaires et ruraux ainsi qu’à d’autres domaines dignes de protection, comme la géologie, l’écologie ou la botanique.
Publiée pour la première fois en 1980, cette étude de Jean-Pierre Babelon et André Chastel reflète les problématiques culturelles d’une nation en quête de politique patrimoniale, après les aberrations urbanistiques et architecturales de l’après-guerre et des années 1960-1970. À cette même époque d’ailleurs, Pierre Nora lançait, accompagné d’une cohorte d’historiens chevronnés, la titanesque aventure des Lieux de mémoire (qui seront publiés entre 1984 et 1992) afin de dresser un panorama exhaustif des emblèmes de la nation France et des piliers de l’identité française.
Trente ans après, il apparaît nécessaire d’élargir la perspective en redéfinissant, au vu de l’évolution de l’historiographie, les territoires géographiques et culturels du patrimoine français. Il conviendrait par exemple d’analyser la notion de « patrimoine immatériel », d’intégrer les territoires d’outre-mer à l’étude ou encore de se pencher sur l’héritage patrimonial de la période coloniale française.
Ouvrage recensé– La notion de patrimoine, Paris, Liana Lévi, 2000.
Autres pistes– Joël Candau, Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998 – Dominique Poulot, Patrimoine et musées. L’Institution de la culture, Paris, Hachette, 2014– Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992 (7 vol.)– Alois Riegl, Le Culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse, Paris, Seuil, 2013– Françoise Choay, Le Patrimoine en questions, Paris, Seuil, 2009