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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Pour un catastrophisme éclairé

de Jean-Pierre Dupuy

récension rédigée parMathilde MarchandDoctorante en sciences politiques (Université Paris-Est - Laboratoire LATTS).

Synopsis

Société

Jean-Pierre Dupuy se décrit comme un comme un « extrémiste rationaliste ». Dans cet ouvrage, sa démarche procède d’une quête philosophique qui fait appel à de multiples disciplines, philosophie, éthique, sciences économiques. Il mène une réflexion globale et systémique afin de répondre à l’urgence conceptuelle qu’il souligne. Il fait pour cela notamment appel aux théories d’Ivan Illich. Il propose une manière singulière d’aborder les notions de catastrophes et de risque, et déploie ainsi son concept de « catastrophisme éclairé » en développant des pistes de réflexion pour mieux les appréhender.

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1. Introduction

Cet ouvrage trouve sa genèse dans une communication que Jean-Pierre Dupuy fit en 2001 au Commissariat général du Plan (aujourd’hui devenu France Stratégie) en inauguration d’un séminaire sur les « nouveaux risques ».

Sommé d’en faire un ouvrage face à l’intérêt des responsables de l’économie et hauts-fonctionnaires présents, il a approfondi son concept de « catastrophisme éclairé » avec ses étudiants de l’Université de Stanford. Plusieurs évènements contemporains (attentats du 11 septembre 2001, explosion de l’usine chimique AZF à Toulouse le 21 septembre 2001) vinrent soutenir la thèse de l’avènement d’un « temps des catastrophes » (p. 13).

Le point clé de l’ouvrage est le fait que la catastrophe n’est possible que lorsqu’elle surgit, lorsqu’elle se « possibilise ». Si elle ne surgit pas, alors les efforts déployés pour l’éviter paraissent vains et ne seront peut-être pas mis en place. L’ouvrage analyse cette ambiguïté en profondeur.

2. Une réflexion globale et systémique

Dupuy développe dans cet ouvrage une réflexion large sur le système industriel et économique qui s’est développé, et notamment sur l’aliénation qui en découle. Cette analyse se traduit dans cette citation fulgurante : « S’il est beau de vouloir partager équitablement un gâteau aussi gros que possible, il conviendrait peut-être de se demander d’abord s’il n’est pas empoisonné » (p. 80). Il analyse, en parallèle, les catastrophes rendues possibles par ce système et ses évolutions contemporaines.

Son appréhension du concept de catastrophe fait appel non seulement à de nombreux auteurs et concepts de disciplines variées, mais aussi à des sujets très divers sur lesquels il a eu l’occasion de travailler : doctrine de dissuasion nucléaire (« MAD » ou destruction mutuelle assurée), attentats du 11 septembre 2001, risques naturels et climatiques.

Il estime que les stratégies de prévention et le principe de précaution tels que pensés actuellement ne répondent pas ni d’un point de vue philosophique ni d’un point de vue pratique, à la réalité des enjeux existants. Il étaye ses réflexions par de nombreux exemples et fait un parallèle entre ces risques naturels, techniques et humains. Selon lui, ce n’est pas l’incertitude, scientifique ou non, qui rend la stratégie de la prévention inefficace, mais le fait que les catastrophes connues comme possible ne sont pas perçues par les décideurs comme crédibles. Cela vaut pour le risque nucléaire, terroriste, comme pour les catastrophes climatiques.

Sa réflexion explore en profondeur le rapport que l’être humain entretient avec des catastrophes qu’il considère comme soit peu probables, soit comme des fatalités contre lesquelles il ne peut rien. Il conclut régulièrement sur le fait qu’au bout du compte, l’ennemi premier de l’homme dans la prévention de ces catastrophes n’est autre que lui-même. « Ce qui a des chances de nous sauver est cela même qui nous menace » (p. 214), à savoir, notre humanité. Cette réflexion est centrale dans son ouvrage.

3. Une critique de la technique ?

Dans son ouvrage, Dupuy le concept de la technique à travers plusieurs angles et écoles de pensées.

Il est inspiré notamment par la théorie d’Ivan Illich, tout en développant un point de vue singulier. Il ne critique pas la raison moderne ou la technique en elle-même mais le projet technicien qui caractérise la société industrielle. Il entend par là le fait de remplacer les liens sociaux par une construction artificielle et technicienne, «le projet inédit de produire les relations des hommes à leurs voisins et à leur monde comme un produit des automobiles ou des fibres de verre » (p. 27).

Ainsi, « l’autoroute, le rein artificiel et l’Internet ne sont pas seulement des objets ou des systèmes techniques ; ils trahissent un certain type de rapport instrumental à l’espace, à la mort et au sens » (p. 28). Ce sont les rapports délétères induits par ce rapport instrumental et ce « mouvement d’unification du monde par l’économie » (p. 20) qu’il convient pour la technique d’étudier.

De plus, ce qui pose problème selon Dupuy, ce n’est pas la technique, mais la logique du détour, cet « élément clé de « l’idéologie » moderne et le cœur de la rationalité économique ». Cette logique du détour désigne la capacité pour un individu de faire des concessions, d’accepter une part de « mal » immédiat afin d’atteindre à plus long terme un « bien » plus grand.

Selon Dupuy, l’esprit du détour caractérise l’intelligence humaine, mais a été perverti par la société industrielle et la division du travail extrêmement poussée qui la caractérise. Les moyens se retournent ainsi contre les fins, le détour devenant une fin en soi. Si l’on prend l’exemple du travail : pour certains, il permet d’accéder aux moyens nécessaires à des soins, tout en détruisant leur santé du fait de conditions difficiles ou d’une surcharge (particulièrement actuelle comme le démontre l’essor des burn-out et des maladies professionnelles).

Il analyse aussi la notion d’irréversibilité de la technique, à la lumière des travaux d’Hans Jonas. Cette idée exprime le fait que les outils techniques, une fois créés, peuvent échapper à leurs créateurs (les humains), et créer de nouveaux problèmes plus qu’en solutionnant les problèmes initiaux.

De plus en plus, la technique s’autonomise, elle suit une trajectoire qui lui est propre, accomplissant ainsi « un projet consistant à se faire le destin inhumain qui décharge enfin l’humanité du fardeau de la liberté et de l’autonomie » (p. 67). Mais c’est, là encore, l’utilisation de la technique par l’humain et son imbrication dans la rationalité économique actuelle qui posent question, et non pas la technique en elle-même.

4. Les apports de la théorie illichienne

Les théories d’Illich occupent bon nombre des réflexions de la première partie de l’ouvrage de Dupuy. Aussi, nous rappelons et décryptons ici les concepts principaux qu'il mobilise.

Dupuy revient tout d’abord sur le concept de contre-productivité, qui décrit le fait que la production hétéronome (disons celle des institutions, par opposition à la sphère autonome qui se situe hors des cadres et des normes institutionnelles) se retourne contre elle-même. Selon Illich en effet, les institutions sont contre-productives en ce que leur fonctionnement ou leur mise en œuvre va à l’encontre de leur objectif initial (comme nous en avons donné un premier exemple avec le travail dans la partie précédente).

L’exemple le plus documenté est celui des transports, censés libérer et rapprocher les individus. Pourtant, Dupuy et son équipe ont mis au point dans les années 70 un calcul de la « vitesse généralisée » en comparant tous les modes de transport. La conclusion est que le vélo est plus rapide et moins chronophage que la voiture si l’on prend en compte le temps passé à travailler pour payer les frais afférents au moyen de transport. Le français moyen consacrait dans les années 70 (et c’est plus aujourd’hui) plus de 4h par jour à sa voiture (déplacement, achat, entretien). De plus, les transports créent des distances et des obstacles à la communication qu’eux seuls peuvent franchir, ce qui est un autre exemple de contre-productivité.

Dupuy fait également appel à la « Némésis médicale » d’Illich. Ce dernier y écrit que les menaces qui pèsent sur l’humain viennent de trois fronts : la nature (aléas et catastrophes naturelles), son voisin (risques liés à la société) et surtout sa propre humanité (son intelligence, l’Hybris, la démesure industrielle). « L’Hybris industrielle a brisé le cadre mythique qui fixait des limites à la folie des rêves » (p. 51). C’est cette idée développée par Illich que l’on retrouve comme fil conducteur de l’ouvrage de Dupuy quand il explique que la plus grande menace qui pèse sur l’humain est son humanité elle-même.

5. L’appréhension de la catastrophe et du risque

Dupuy étaye au long de l’ouvrage son appréhension de la notion de catastrophe, il est par ailleurs assez critique à l’égard de la notion de « risque » qu’il trouve inadaptée.

La catastrophe est, par essence, impossible jusqu’à ce qu’elle advienne, et devienne dès lors possible : « La catastrophe, comme évènement surgissant du néant, ne devient possible qu’en se « possibilisant » (…) C’est bien là la source de notre problème. Car s’il faut prévenir la catastrophe, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise. Si, inversement, on réussit à la prévenir, sa non-réalisation la maintient dans le domaine de l’impossible, et les efforts de prévention en apparaissent rétrospectivement inutiles » (p. 13). Cette boucle rétroactive est centrale dans ses réflexions. Comment prendre pour possible un événement, et donc agir pour éviter une catastrophe, si le fait d’agir la rend impossible ? C’est un questionnement éminemment philosophique, métaphysique, mais central dans la théorisation et l’application d’une prudence qui serait adapté aux enjeux du temps présent.

De plus, la catastrophe est, selon Dupuy, banalisée dès lors qu’elle se produit. Son irruption même la rend banale, elle entre ainsi dans « l’ordre normal des choses », aussi nommé par Dupuy le « mobilier ontologique du monde » (p.82), c’est-à-dire ce qui existe. Avant cela, elle n’existe pas.

Pourtant, c’est la certitude de la catastrophe qui permet de s’en prémunir. « Dans la position que je défends, non seulement le « risque » – je dirai la catastrophe – reste une possibilité, mais seule l’inévitabilité de sa réalisation future peut conduire à la prudence » (Id.). La manière de l’appréhender, loin d’être l’apanage des sachants et des philosophes, est ainsi un préalable à l’action pour les décideurs.

Il souligne cependant le rôle des gestionnaires professionnels du risque et les logiques assurantielle dans cette banalisation de la catastrophe et la capacité de l’humanité à accepter l’inacceptable, en critiquant leur « sérénité raisonnable et comptable » (Id.). Ces derniers, penchés sur les chiffres, coupent la catastrophe de son contexte et ne questionnent pas la globalité du système qui a créé le « risque ».

6. Le concept de catastrophisme éclairé

L’objectif de cet ouvrage est d’éclairer le concept de « catastrophisme éclairé ». Dupuy, dans le constat et le diagnostic qu’il pose, a une interprétation fataliste des maux actuels. Mais « ce fatalisme n’est pas celui qu’appelle un développement insuffisant des forces productives, un manque de puissance, c’est celui qui résulte d’un excès de puissance, plus précisément de l’impuissance à maîtriser la puissance » (p. 50), ce qui fait écho à l’hybris industrielle précédemment évoquée.

Son objectif pour autant n’est pas fataliste. Il tente ainsi dans son ouvrage d’apporter des pistes de réflexion et propose une prudence adaptée au « temps des catastrophes ». Selon lui, nous sommes en effet « condamnés à la vigilance permanente » (p. 216), afin d’éviter la réalisation dans le futur d’une catastrophe.

En effet, il souligne un paradoxe capital. La catastrophe doit rester potentielle dans l’imaginaire collectif, et même certaine, pour réellement déclencher les actions dans le présent qui permettront de l’éviter. Mais dès lors, il ne faut pas qu’elle apparaisse comme désormais impossible, car ces actions apparaitraient inutiles. La catastrophe doit toujours rester une possibilité, voire une certitude, afin d’obliger les humains à agir quotidiennement pour s’en prémunir.

Il questionne ainsi la représentation linéaire du temps, et propose d’adopter un schéma de pensée qui n’anéantisse pas l’envie d’agir dans le présent, du fait d’une catastrophe qui ne pourrait arriver, car trop bien prévue et évitée. Cette nouvelle représentation du temps (« temps du projet », par opposition au « temps de l’histoire ») se traduit par cette maxime : « Obtenir une image de l’avenir suffisamment catastrophiste pour être repoussante et suffisamment crédible pour déclencher les actions qui empêcheraient sa réalisation, à un accident près » (p. 214). C’est dans cet accident près que réside la « vigilance permanente » précédemment évoquée.

7. Conclusion

Dans cet ouvrage, Dupuy mène, à travers sa quête philosophique, une réflexion globale sur le système de représentation des catastrophes et de ce que l’on nomme aujourd’hui la gestion des risques et des crises. Faisant appel à de nombreuses théories et disciplines, il déploie un nouvel outil conceptuel, celui du « catastrophisme éclairé ».

Il questionne en même temps la vision linéaire du temps de l’histoire (où le passé est fixe et l’avenir ouvert, prenant la forme d’un arbre), en opposition au temps du projet (qui se présente sous la forme d’une boucle rétroactive où futur, passé et présent se déterminent réciproquement). Cette vision singulière a fait date dans les travaux traitant de l’incertitude et de la gestion des risques et reste une lecture incontournable pour quiconque s’intéresse au « temps des catastrophes ».

8. Zone critique

L’ouvrage de Jean-Pierre Dupuy, bien que reconnu pour sa grande richesse conceptuelle, a pu être critiqué par des confrères et chercheurs. Pour autant, l’auteur souligne dès le début de son livre les lacunes qui sont les siennes et les points qu’il laissera volontairement dans l’ombre. S’il critique le principe de précaution tel qu’appliqué en 2001, il ne prétend pas pour autant le redéfinir dans l’ouvrage (c’est entre autres ce qu’on a pu lui reprocher). Il a, ceci dit, poursuivi ce travail de critique par la suite jusque dans les tribunes de grands journaux.

Ses travaux revêtent dans tous les cas une grande actualité face à l’émergence de la question écologique et d’un risque qui est passé d’exogène (aléa climatique) à endogène (pression que l’humain fait peser sur son environnement). Ses travaux sont particulièrement éclairants à ce sujet. Pour certains, il est ainsi un pionnier de la « collapsologie » sans l’avoir cherché, ce qui peut aussi s’expliquer par les liens intellectuels qu’il a entretenus avec des chercheurs réputés pour leurs travaux sur la décroissance et la critique de la technique (Illich, Ellul…).

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé

– Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain, Paris, Le Seuil, 2002.

Du même auteur

– La guerre qui ne peut pas avoir lieu. Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée De Brouwer, 2019.

Pour aller plus loin

– Hans Jonas, « Pour une éthique du futur », Paris, Payot-Rivages, coll. « Rivages poche », 1998.– Hans Jonas, « Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique », 1979 ; trad. française éd. du Cerf, 1990.– Ivan Illich, « Énergie et équité », 2e ed., Paris, Éditions du Seuil, coll. « Techno-critique », 1975. – Ivan Illich, « Némésis médicale. L’expropriation de la santé », Paris, Éditions du Seuil 1975.– Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, éditions du Seuil, coll. « Anthropocène », 2015.

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