Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jean Tirole
Ce livre est le premier ouvrage de Jean Tirole s’adressant à une audience élargie. Sa réception du prix Nobel l’a incité à investir le débat public, ainsi que la défiance croissante qui existe à l’égard de la science économique, tant dans la société civile que chez des économistes « hétérodoxes ». L’objectif du livre est de dresser un état des connaissances économiques, afin de montrer que, contrairement aux idées reçues, les économistes se préoccupent du « bien commun », en diffusant des savoirs permettant à la fois de comprendre la société et de la transformer.
La notion de « bien commun » est le thème qui permet de relier l’économie en tant que science à l’économie en tant que domaine d’expertise au service du public et du politique. Elle est au cœur de l’ouvrage, en particulier des deux premières parties, respectivement consacrées au « rapport de l’économie à la société » et au « métier d’économiste ».
L’auteur entend y montrer comment l’économie façonne un certain regard sur le monde. Il décrit ensuite la manière dont l’économiste travaille et est amené à investir le débat public. Les parties suivantes du livre relèvent moins de la sociologie de l’économie qu’elles ne portent sur les savoirs économiques en tant que tels.
Jean Tirole considère la « théorie de l’information », laquelle unifie les aspects théoriques de son ouvrage, comme la plus fondamentale des quarante dernières années. Son livre constitue à cet égard un manuel introductif à l’économie contemporaine, ou du moins à tout un pan de cette dernière, héritière de cette révolution théorique. Le fait que l’ouvrage s’apparente à un manuel transparaît également dans le ton, qui se veut didactique, ainsi que dans sa structuration, puisque les chapitre sont relativement indépendants les uns des autres.
Aux deux premières parties s’en ajoutent trois autres, qui portent respectivement sur les institutions économiques, la macroéconomie et l’économie industrielle (ou microéconomie).
Jean Tirole cherche d’abord à identifier les causes qui entravent notre bonne compréhension de l’économie. Il les trouve dans ce que les économistes appellent les « biais cognitifs », ce qui lui permet habilement d’introduire les idées économiques contemporaines issues des travaux de Kahneman et Tversky. Il avance ensuite un ensemble de mesures qui, à ses yeux, permettraient d’accroître l’intérêt et la culture économique des citoyens.
Déplorant par exemple « le manque de mathématique » et l’importance trop importante de l’histoire de la pensée économique (« des pensées économiques obsolètes ») dans les cursus éducatifs, il appelle de ses vœux une réforme de l’enseignement. La culture économique ferait également défaut dans l’administration publique française. L’auteur revient sur le procès intenté aux économistes de ne pas suffisamment tenir compte des questionnements éthiques .
Il défend l’idée que ceux qui appellent à imposer des « limites morales au marché » tendent à imposer leurs jugements de valeur à leurs concitoyens et confondent, du fait d’un « manque de connaissance », la question des limites morales avec celle des « défaillances de marché ».
La question qui importe aux yeux de l’économiste est uniquement de savoir si les incitations mises en place par les dispositifs de marché produisent ou non l’effet escompté, au regard de l’objectif initial. En partant des exemples de la pollution et du « don » d’organe, il conclut que « les économistes peuvent promouvoir le bien commun en construisant de meilleurs mécanismes d’allocation » et d’incitation, notamment via le market designing . Sur la question des inégalités, il souligne également le rôle majeur des économistes, qui participent à leur mesure, à leur compréhension et tentent de proposer des solutions de luttes contre ces dernières. Ce chapitre se conclut sur la reconnaissance du rôle nécessairement limité de l’économiste, puisque les « choix de société » sont in fine des choix politiques.
Tirole apparaît alors comme parfaitement représentatif non seulement d’une bonne partie de ses collègues contemporains mais aussi d’une des traditions économiques françaises, comparant le rôle de l’économiste à celui d’un ingénieur du social raisonnant à partir d’une conception du bien commun.
Si l’économie est une passion, c’est aussi un métier. L’auteur commence par présenter les grandes activités qui occupent l’économiste. Ce dernier évolue et se définit d’abord dans et par ses activités universitaires. Mais il interagit aussi avec la sphère privée, notamment via la question du financement de la recherche ou du conseil. En tant qu’expert, il intervient en sus dans le débat public. Ce livre en est une preuve. Il met alors en avant la tension qui peut exister entre l’éthos scientifique, dont le but est de « faire avancer la connaissance », et les engagements auprès d’institutions privées, politiques et médiatiques, lesquelles répondent à une temporalité et des objectifs différents de ceux du chercheur. La nécessaire complexité des recommandations des économistes irait ainsi à l’encontre des certitudes recherchées par l’opinion publique.
Jean Tirole décrit ensuite de manière relativement détaillée le travail de recherche des économistes. Il souligne tout d’abord que, contrairement à une idée préconçue, la plupart des travaux économiques, même parmi les plus prestigieux, ne sont pas de nature théorique. On assiste depuis les années 1970 à un regain de travaux empiriques, économétriques, appliqués. L’auteur présente à cet égard un domaine en pleine croissance : l’économie expérimentale. Dans une optique poppérienne, le travail de l’économiste est présenté comme une succession d’allers et retours entre l’empirique et le théorique. Il consacre également des développements aux caractéristiques du fonctionnement de l’institution universitaire (classement des revues scientifiques, recrutement, rôle des mathématiques, spécialisation), qui sont au cœur des débats entre les économistes dits orthodoxes et hétérodoxes.
Enfin, en guise de transition, il commence à présenter les fondements théoriques de « la théorie des jeux et de la théorie de l’information », lesquels ont selon lui bouleversé l’ensemble des domaines de l’économie depuis 40 ans. Contrairement au préjugé selon lequel les économistes raisonneraient à partir de la figure de l’homo œconomicus, les avancées de la discipline les ont conduits à prendre en compte les limites de ce modèle, intégrant désormais le rôle de la psychologie, des croyances, des motivations plurielles et des normes qui guident le comportement des agents économiques.
Le marché et l’État sont des institutions complémentaires. Ce dernier joue un rôle essentiel afin de pallier les diverses défaillances de marché, telles que les externalités négatives, les asymétries d’information ou le pouvoir de monopole. Si le marché présente des défaillances, il en va cependant de même de l’État. Ses principales défaillances sont le risque de capture de l’appareil gouvernemental par des lobbys, ainsi que le « manque de compétences de l’électorat ». D’où l’importance des agences dites indépendantes du pouvoir politique.
Au temps du constat succède celui des recommandations. L’époque de l’État planificateur est selon Tirole révolue. Il appelle de ses vœux une révision du statut de la fonction publique, une baisse des dépenses publiques et une réforme du système de santé, lequel doit trancher entre un modèle « tout sécu » et un modèle reposant sur les assurances privées.
Concernant l’entreprise moderne, l’auteur commence par analyser son fonctionnement et sa gouvernance à partir des outils que constitue la théorie des jeux et de l’information. Les financeurs, les dirigeants et des contre-pouvoirs extérieurs (administrateurs indépendants, comités éthiques, médias, etc.) sont les principaux protagonistes qui jouent un rôle dans la gouvernance de l’entreprise, orientant ses objectifs et ses prises de décisions.
Si les entreprises familiales du capitalisme français ne sont pas « nécessairement synonyme de mauvaise gestion », il déplore « la faiblesse structurelle de l’actionnariat de masse » qui grève les possibilités de financement des moyennes et grandes entreprises en France. Traitant du thème en vogue de la Responsabilité Sociale des Entreprises (RSE), Tirole s’attache enfin à montrer que ses manifestations (gestion à long terme, commerce équitable, philanthropie) ne sont aucunement incompatibles avec l’économie de marché.
La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée aux grands enjeux économiques de notre temps. Le premier est le « défi climatique ». Le lecteur trouve une analyse théorique et factuelle des forces et des faiblesses des mesures instaurées depuis le protocole de Kyoto.
Tirole appelle de ses vœux une politique au niveau international reposant sur trois piliers : la fixation d’un prix universel du carbone cohérent avec les objectifs de réduction des émissions, la création d’une agence internationale de contrôle qui soit indépendante et la création soit d’un fonds de financement, soit d’un marché mondial des permis d’émission, qui soit généreux envers les pays les moins développés.
Le second défi d’ampleur est celui du chômage. Après avoir présenté un ensemble de données statistiques, l’auteur conclut à l’inefficacité des réformes entreprises pour lutter contre un chômage de nature structurelle, et à l’existence d’une corrélation entre la protection de l’emploi et le mal-être au travail. Il propose alors une réflexion sur le contrat de travail, plaidant pour un contrat unique, plus flexible et moins couteux que le CDI pour les entreprises mais plus protecteur que le CDD pour les salariés. Il s’agit de protéger non plus les emplois mais les personnes. Il s’oppose fermement à la réduction du temps de travail et dénonce le principe de la « rupture conventionnelle » instaurée en 2008.
Le troisième enjeu majeur présenté est celui de l’Europe. L’auteur dresse un rapide état des lieux des principaux problèmes de la zone euro, avant de consacrer les deux chapitres suivants au rôle de la finance dans l’économie et à la crise de 2008. Si la finance est indispensable au fonctionnement d’une économie, Tirole présente l’émergence des produits dérivés et de la titrisation comme des dérives dont on peut rendre compte à l’aide de la théorie des asymétries d’information.
Quant à la crise de 2008, elle trouve son origine dans « le laxisme des périodes fastes », laxisme des autorités monétaires d’une part et des investisseurs d’autre part. Si les taux d’intérêts faibles ont permis d’éviter une dépression plus grave encore, Tirole pointe les dangers de leur maintien à de tels niveaux : ils fournissent les conditions de possibilités de la prochaine bulle spéculative. Il estime toutefois que les réformes entreprises en termes de régulation macro-prudentielle (Bâle III) rendent le système « moins risqué qu’auparavant ».
La dernière partie de l’ouvrage porte sur les thèmes de recherche principaux de son auteur depuis les années 1980, qui lui ont valu son Prix Nobel. Jean Tirole explique que la concurrence a trois vertus : elle favorise à la fois la baisse des prix pour le consommateur, l’innovation et la liberté de contracter.
L’économie industrielle s’intéresse alors au fonctionnement et aux dysfonctionnements des marchés concurrentiels ainsi qu’à l’intervention de l’État en tant que régulateur ou en tant qu’acteur, créant par exemple des pôles de compétitivité. Il effectue ensuite un ensemble de préconisations à destination du politique afin de guider la politique industrielle. Il insiste en particulier sur l’importance de l’évaluation ex post des réformes mises en œuvre.
Deux chapitres traitent des transformations de l’entreprise engendrées par l’essor des technologies de l’Internet. L’auteur propose un modèle d’analyse des plateformes (Amazon, Uber, Google), qui jouent le rôle d’intermédiaire entre acheteurs et vendeurs sur des marchés dits « bifaces ». La forte concentration dans ces secteurs, due principalement aux externalités de réseaux, devrait inviter à repenser le droit de la concurrence. L’économie du numérique pose également des questions sociétales.
Premièrement, l’usage et la propriété des données personnelles sont susceptibles de bouleverser des secteurs entiers de l’économie, en particulier la santé et l’assurance.
Deuxièmement, des emplois sont menacés par la digitalisation de l’économie quand d’autres émergent. Se gardant d’effectuer des prédictions, l’auteur souligne que la transformation du travail requiert de repenser le droit du travail, hérité d’un régime économique désormais disparu.
Enfin, Internet favorise les possibilités de dématérialisation de l’activité économique et les possibilités d’optimisation fiscale, ce dont doit tenir compte la politique fiscale de l’État.
Les deux derniers chapitres de l’ouvrage traitent de sujets plus techniques. Il s’agit tout d’abord du rapport entre l’innovation et la propriété intellectuelle, laquelle prend la forme du brevet, de droits d’auteur ou encore de la marque déposée. Le dilemme pour l’État est assez simple : si la propriété intellectuelle favorise l’innovation en permettant à l’innovateur de jouir de ses fruits, elle est susceptible de limiter sa diffusion et ses bénéfices, ou d’augmenter le coût de son usage en générant des pouvoirs de monopole. Les explications théoriques se doublent de schémas illustrant le propos de manière simple et efficace.
Le dernier thème de l’ouvrage porte sur la régulation sectorielle, c’est-à-dire la réglementation des activités de réseaux. L’auteur décrit les tendances réformistes des trente dernières années, lesquelles ont été inspirées en grande partie par des travaux d’économistes. Il s’agit en particulier des privatisations, de l’ouverture à la concurrence des monopoles, de la constitution d’autorités indépendantes en charge de faire respecter le droit de la concurrence et de mettre en place des système de tarification qui permettent de couvrir les coûts fixes supportés par l’entreprise.
En tant que livre destiné à une large audience, Jean Tirole réussit l’exercice de vulgarisation de ses recherches. La structuration de l’ouvrage permet au lecteur de se concentrer sur les thématiques qui lui importent, ce qu’on attend généralement d’un manuel.
L’articulation entre les données empiriques, les analyses théoriques et les énoncés prescriptifs permet par ailleurs de présenter rapidement les enjeux de chaque thématique. On peut enfin saluer l’effort fait de traiter des thèmes, tels que le réchauffement climatique ou la digitalisation de l’économie, qui préoccupent l’« opinion publique ».
La première et la seconde parties du livre jettent un regard nécessairement subjectif sur la place et le rôle de l’économie et des économistes dans la société. Or elle n’est pas présentée comme telle. Par ailleurs, les incursions de l’auteur dans les domaines de la philosophie économique et de l’épistémologie peinent à convaincre le lecteur averti. Enfin, dans ces chapitres présentant la discipline comme dans les chapitres plus théoriques, Tirole écrase totalement la pluralité des recherches économiques. Cela est implicite dans le recours régulier à des expressions telles que « les économistes », « la modélisation », « les études montrent que ».
Alors même que ce livre est inexorablement marqué par l’influence des débats au sein de la discipline, son auteur a fait le choix de les passer sous silence, de telle sorte que le lecteur non initié pourrait croire qu’il existe un consensus large au sein de la discipline. Ce n’est pas le cas. Ce livre est donc certes une introduction sérieuse à l’analyse économique, mais une introduction toute partielle, moins au regard des thèmes abordés que des travaux mobilisés afin de les éclairer. Un éclairage partiel comporte toujours une part d’ombre.
Ouvrage recensé
– Économie du bien commun, Paris, PUF, 2016.
Du même auteur
– « Rationalité, psychologie et économie », Revue française d'économie, 28(2), 9-33, 2013.– The theory of industrial organization, MIT press, 1988.
Autre piste
– Christian Bessy, « La fin de l’économie. Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, Paris, 2016, 638 p », Revue française de socio-Economie, (1), 195-205, 2017.