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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Histoire des démarches scientifiques

de Jean-Yves Cariou

récension rédigée parRobert Guégan

Synopsis

Science et environnement

S'il existe de nombreux travaux sur des savants et des périodes précises, aucun ouvrage de synthèse ne présentait encore la ou les démarches scientifique : quels sont les processus intellectuels à l'origine des découvertes scientifiques ? D'Aristote à Popper, Jean-Yves Cariou présente les filiations et les ruptures qui définissent les trajectoires du savoir scientifique. Il montre comment s'articulent au fil du temps les méthodes d'induction, de déduction, d'analogie… et comment celles-ci sont irriguées par le doute, le souci de vérité, et la recherche de la preuve.

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1. Introduction

La démarche dont il est question ici est une démarche intellectuelle. Ce livre porte sur les processus conceptuels, et non sur les moyens théoriques (mathématiques…) ou pratiques mis en œuvre par les savants, bien que les théories de la reproduction, par exemple, supposent un microscope.

Jean-Yves Cariou ne vise par ailleurs que les sciences dures (physique, chimie, géologie…). Reste qu'au-delà de l'unité logique de la science, mise en avant par Carnap (1891-1970), la méthodologie scientifique se fédère aujourd'hui sous la bannière intellectuelle de l'hypothèse.

Jusqu'à son artifice de présentation : quelle que soit la discipline, il y a une différence marquée entre la science qui se fait et celle qui se publie. D'où l'intérêt des carnets de laboratoire, très explicites sur le cheminement réel du scientifique. « Très souvent, on ne trouve pas du tout ce que l'on cherchait et […] on reformule a posteriori une hypothèse qui n'a rien à voir avec l'hypothèse de départ », note le biologiste Georges Chapouthier.

2. Les fondateurs

La recherche rationnelle de la vérité est apparue avec la philosophie. Dans les marges du monde grec, Thalès de Milet (625-547 av. J.-C.) qui découvre les propriétés de l'électricité, en frottant un morceau d'ambre (elektron, en grec), prône une attitude objective et critique face aux phénomènes naturels. Pour la première fois dans l'histoire, ceux-ci reçoivent une explication naturelle, et non plus surnaturelle.

L'école pythagoricienne (580-500 av. J.-C.) définit la première une méthodologie de recherche, en lien avec les mouvements apparemment désordonnés des planètes : « Proposer des hypothèses qui seront satisfaites d'une part si elles répondent à des principes (circularité, régularité) ; d'autre part si leurs conséquences, les mouvements qui en résultent pour les planètes sont conformes aux observations » (p. 24).

À la même époque, l’école éléate jette les bases de l'épistémologie, soit l'analyse des conditions dans lesquelles on produit de la connaissance. Xénophane fut ainsi le premier à opposer savoir et opinion. Pour lui, la connaissance humaine n'était que conjecturale. Ce sera l'idée centrale de Popper, 25 siècles plus tard.

D'autres philosophes prolongent ces premiers travaux visant à décrire, prévoir et vérifier : Alcméon de Crotone (premier biologiste expérimentateur, qui situe le siège de l'intelligence dans le cerveau), Hippocrate (un nom collectif pour une approche rationnelle de la médecine, l'épilepsie, par exemple, cessant d’être considérée comme « maladie sacrée »), et bien entendu, Socrate (mettre à l'épreuve des hypothèses en examinant leurs conséquences), Platon (partir des principes, quitte à « sauver les phénomènes », c'est-à-dire rendre compte du visible) et Aristote (qui conçoit le monde autour de quatre éléments : eau, air, terre, feu).

Avancer en territoire pionnier ne se fait pas sans contradiction. Ainsi, pour Aristote, « savoir, c'est connaître par le biais de la démonstration ». Mais si la science consiste à démontrer en partant de ce qui est certain, et que la certitude ne s'acquiert que par une démonstration, comment aboutir à la connaissance ? Aristote propose donc de considérer les principes premiers comme des « propositions immédiates », qui relèvent de l'induction et, en amont, de la sensation : « Rien dans l'intellect qui n'ait été d'abord dans les sens ».

3. L'arche d'Aristote

Cette idée d'Aristote, qu'on retrouvera chez le théologiste Thomas d'Aquin et que Descartes va combattre, conduit à une « arche de la connaissance » dont le modèle résistera au temps. Cette arche est constituée de deux piliers. Dans le premier, le cheminement part de la sensation et s’élève vers les principes universels par induction.

Dans le second, la démonstration, par déduction, descend vers le savoir scientifique. Aristote est bien conscient que l'induction n'aboutit pas à des principes plus exacts que la science elle-même, qui en découle par raisonnement. Aussi propose-t-il le noûs, notion traduite par intuition, intellection, ou compréhension, que l'on retrouvera, avec le flou qui la caractérise, chez Bacon, Newton et Kant, puis chez les mathématiciens à la recherche d'une assise pour leurs principes. Ces réflexions aboutiront à l'apparition du terme « hypothético-déductif » en 1899.

Les auteurs Grecs avaient déjà défini les principales inférences, « opérations qui consistent à dériver une conclusion à partir de prémisses » (p. 69). Il s'agit de l'analogie, de l'induction, (généraliser à partir de cas particuliers), de la déduction (tirer une conséquence) et de l'abduction, forme hybride critiquée par Aristote, car elle affirme que quelque chose est le conséquent d'une autre chose, que l'on déclare dès lors son antécédent nécessaire, alors que ce dernier n'est que possible. « Comme il arrive qu'après la pluie, le sol devient humide, nous supposons que si le sol est humide, c'est qu'il a plu : alors qu'il n'y a là rien de nécessaire ».

Jean-Yves Cariou précise que la remontée hypothétique des effets aux causes par abduction est particulièrement importante pour les phénomènes irréversibles, qu'on observe par exemple dans les sciences de la terre, car le contrôle de l'inférence n'est pas possible.

On touche là des questions, essentielles, de logique, désormais formalisées. Si toutes les méthodes peuvent être fructueuses, seule la déduction, et plus précisément le raisonnement hypothético-déductif peut fonder une démarche réellement scientifique. On peut l'énoncer comme suit : si mon hypothèse est vraie, alors, dans de telles conditions, j'aurai tel résultat, que je peux tester. Il suffit d'un seul résultat négatif pour invalider l'hypothèse de départ.

4. L'héritage grec

Les apports grecs vont façonner la science pour deux millénaires. D'autant qu'ils opposent aussi l'instrumentalisme (la science décrit les phénomènes) au réalisme (elle explique la réalité), l'oti (la connaissance du fait) au dioti (le pourquoi du fait), et l'analyse à la synthèse : distinction traduite comme résolution-composition, que l'on retrouvera chez Kant (1781).

Ces avancées sont par ailleurs contestées et enrichies par des savants d'Athènes, d'Alexandrie (Dioclès...) et de Syracuse (Archimède...) : sur le fond comme sur la démarche. Théophraste, par exemple, conteste que le feu soit un élément premier, car il ne peut exister sans matière. Erasistrate, lui, se livre à une manipulation fondatrice : partant d'une hypothèse, il créée des conditions artificielles, mesure des variables, note le résultat et conclut.

Comme le confirment Euclide et Ptolémée (100-170 ap. J.-C.), qui se penchent sur les propriétés de la lumière, l'expérimentation exclut la spéculation. L'idée de contrôle, voire de prédiction, se développe, les faits s'imposent, les théories se confrontent. Au point que Ptolémée énonce ce qui deviendra le contestable « principe d'Ockham » : si des phénomènes peuvent avoir plusieurs explications, il faut privilégier l'hypothèse la plus simple.

5. Comment accéder à la connaissance ?

Dans le même temps, les savants s'opposent sur les moyens d'accéder à la connaissance certaine, créant un débat qui va fonder les principes essentiels des démarches scientifiques.

Car il met l'accent sur l'accès aux faits cachés. Aux sceptiques qui emboîtent le pas à Socrate (néo-académiciens) et considèrent qu'il est impossible de saisir la vérité (ce qui est déjà une certitude…), s'opposent épicuriens et stoïciens. Ceux-ci voient dans les sensations le « nécessairement vrai » qui conduit à la certitude. Les stoïciens soutiennent qu'à la naissance, l'homme est comme une feuille de papier, prête à recevoir l'écriture. C'est là l'origine du terme impression. Imprimer des sensations est donc au fondement de toute connaissance.

La raison ne peut réfuter les sens, puisqu'elle dépend entièrement d'eux. Distinguant la sensation du jugement qui la suit, les épicuriens énoncent les critères d'une hypothèse acceptable : ne pas être en conflit avec ce qui apparaît, ne pas relever du mythe. Formulation qui trouvera son écho chez Boyle comme chez Kant. Au Moyen Âge et bien après, certains ajouteront : ne pas être en contradiction avec Dieu.

Entre le certain de Zénon et le possible d'Épicure, l'académicien Carnéade (214-130 av. J.-C.) va forger une troisième voie en avançant le probable, que Cicéron rendra en latin par veri simile, ou vraisemblable, à l'origine de la verisimilitude de Popper. Pour Carnéade, une proposition doit satisfaire trois critères : un caractère plausible, le fait que rien ne vienne s'y opposer, et sa résistance à un examen minutieux.

L'expérience conduit ainsi au jugement, faisant d'une proposition plausible, une proposition déclarée vraie. Cette conception va induire des développements d'autant plus importants que le débat épistémologique est très vif dans la médecine antique. Quelle doit être la part de la théorie, et celle de l'expérience ? Ici, les dogmatiques s'opposent aux empiriques, qui mettent l'accent sur l'expérience pratique. Carnéade est ainsi à l'origine d'une avancée majeure : l'impossibilité de la connaissance ouvre la voie à une fructueuse conjecture, qu'il assortit d'un double contrôle : rationnel et empirique.

6. L'illumination en question

Le Moyen Âge et la Renaissance ne font guère évoluer les méthodes scientifiques, sinon chez les savants du monde arabe (Avicenne, le médecin Razès, le logicien al-Farabi…) qui, par leurs traductions vers le latin, font aussi redécouvrir les auteurs grecs. Alors que sont fondées les premières universités, les principes d'Aristote conduisent les théologiens, proches des idéaux de Platon, à accorder une place croissante à l'expérience. « Seule l'expérience certifie, et non l'argument », avance le franciscain Roger Bacon.

Parallèlement Thomas d'Aquin (1225-1274) actualise l'arche d'Aristote, en la conciliant avec Augustin, pour qui la connaissance relevait de l'illumination : la réalité sensible est à la base de la connaissance, l'induction mène aux universaux grâce à une lumière de nature divine. C'est dans ce contexte que Guillaume d'Ockham, qui présente sa théorie de la connaissance par induction (1323), met en avant son principe d'économie, adopté jusqu'au XIXe siècle.

Il faudra attente 1892 pour que Poincaré tonne que la nature lui a donné trop de démentis. Une hypothèse simple peut être facilement testée, mais pourquoi serait-elle plus probable ?

7. La méthode des Renaissants

Les apports de la Renaissance seront plus décisifs en dépit de leur disparité. On les limite souvent à la « révolution copernicienne » qui bouleverse les points de vue admis depuis l'Antiquité : la terre tourne autour du soleil. Mais Copernic (1473-1543) propose aussi une véritable méthode, la méthodon, qui renvoie au probabilisme de Carnéade. Avec des hypothèses, des déductions, et des observations, il ne s'agit plus de « sauver les apparences », mais d'expliquer la réalité, au point de prévoir les phénomènes. Cette idée, présente dès l'Antiquité, sera reprise par 'sGravesande, et le concept de mise à l'épreuve par prédiction sera énoncé par Huygens en 1690, avant d'être posé comme critère méthodologique un siècle plus tard par Herchel et Whewell. Et pas seulement en astronomie.

On notera que le terme de méthode apparaît vers 1540 chez les scientifiques (Francisco Sanchez évoque même une « méthode scientifique ») et chez les littéraires où la dialectique abandonne les syllogismes et leur logique pure, au profit d'arguments probables ou plausibles. Que pouvons-nous savoir, par quels moyens ? Quel est le statut de nos vérités ?

Symbole paradoxal de cette période de transition : Nicolas de Cues, chez qui le monde réel échappe à l'homme, puisqu'il émane de la raison divine, introduit la mesure en physique, et oppose la notion d'infini au monde clos d'Aristote.

8. Galilée

Le procès de Galilée (1633) signale que la science continue de s'écrire à l'ombre de la religion, mais le XVIIe siècle annonce des découvertes historiques (Mersenne, Kepler, Toricelli...) et les questions de méthode se précisent.

« Père de la science moderne » Galilée (1564-1642) démonte les théories de Ptolémée, et met en avant une démarche baptisée ex suppositionne, dans laquelle d'une supposition sont tirées des démonstrations, mises à l'épreuve de l'expérience. L'idée cède si les faits la contredisent, comme l'expérience perd toute force si le raisonnement l'invalide, comme dans le cas de la pierre qui, lâchée du haut d'un mât tombe au pied de ce même mât.

Par raisonnement, Galilée montre que cette fameuse expérience ne prouve pas que la terre est immobile. Les démarches expérimentales ont en effet leurs limites. Tycho Brahé constate qu'un boulet de canon tiré vers l'ouest ou vers l'est touche le sol à la même distance : c'est donc, là encore, que la terre ne tourne pas.

Si la procédure ne garantit pas le résultat, l'expérience est toutefois nécessaire pour sanctionner une hypothèse, comme le montre Pascal et sa célèbre expérience du Puy-de-Dôme. Dans un tube de mercure retourné et placé dans une cuve de mercure, le niveau de mercure baisse avec l'altitude, ce qui prouve l’existence et l’action de la pression atmosphérique. De son côté, par trois hypothèses et trois expériences, Harvey établit le principe de la circulation du sang dans le corps, balayant tout ce qui avait été avancé jusqu'alors.

9. Entre Bacon et Descartes

Deux savants illustrent les pôles opposés autour desquels gravite la science de cette époque : Francis Bacon (1561-1626) et René Descartes (1596-1650). Auteurs d'une révolution intellectuelle sans précédent, inspirée du scepticisme de la Nouvelle académie, ils considèrent que l'esprit et les sens sont trompeurs. Il faut donc une nouvelle méthode pour refonder la connaissance. Pour Bacon, ce sera la multiplication des expériences méthodiques, puis l'extraction prudente de connaissances. Fondateur de la Royal Society en 1860, Bacon s'oppose donc à Descartes, chez qui la raison permet d'arriver à la connaissance, par déduction.

Avant de s'écrouler, leurs systèmes auront une grande influence sur leurs semblables, en lien avec leurs ouvrages : le Discours de la méthode et le Novum Organum, qui refonde les deux piliers de l'arche d'Aristote. On attribue à l'un la méthode expérimentale, on voit dans la philosophie mécaniste de l'autre, la première explication du monde depuis Aristote.

Reste qu'il y a des points de convergence entre les deux approches. Ainsi, pour Descartes une expérience cruciale permet de trancher entre diverses hypothèses. Et Bacon n'exclut pas la « recherche de causes » pour compléter la « première vendange » née des expériences. Le britannique Robert Boyle (1627-1691) illustre d'ailleurs une voie intermédiaire. À l'heure où les sociétés savantes et les laboratoires se multiplient, il sépare les données de l'expérience (« matters of facts ») et l'interprétation des faits, et il met en place un protocole : les expériences doivent pouvoir être répliquées, il faut des témoins, etc. Le cartésien Rohault distingue de son côté l'expérience pour voir et l'expérience de contrôle.

Avec Boyle, Mariotte, ou Hooke, premier savant professionnel de l'histoire, se précisent nettement les termes d'un débat sur le statut des hypothèses et le rôle des expériences. Débat sur lequel Newton va imposer une chape de plomb.

10. Ombres et lumières de Newton

« Hypotheses non fingo » : je ne fais point d’hypothèses, traduit Voltaire. Cette formule, de 1713 est sans équivoque. Pour Newton les hypothèses « n’ont pas de place en philosophie expérimentale. En cette philosophie, les propositions sont déduites des phénomènes et rendues générales par induction ». C'est ainsi que Newton aurait découvert les lois de la gravitation.

Mais Newton était en correspondance avec Hooke, qui suggérait, dès 1680 l'existence d'une force inverse au carré de la distance – la clé de la mécanique céleste – , alors que Newton était empêtré dans des éthers et des tourbillons qui repoussaient les planètes. On connaît la suite de l'histoire. Et l'anecdote de la pomme qui tombe, inspirant le savant. Mais cette histoire n'apparaît qu'en 1726. En réalité, en indiquant refuser toute hypothèse, Newton n'apparaît comme redevable ni à Hooke ni à Halley, dont le niveau de mathématiques ne permettait pas d'établir la forme de l'orbite liée à leur thèse, en l’occurrence une ellipse. Newton, qui prétend passer de la forme à la force, sans hypothèses, « déduit » donc de l'ellipse la loi de la gravitation. Hooke, qui menaçait sa gloire, est ainsi éliminé. Les querelles d'antériorité et de paternité ne sont donc pas nouvelles.

Newton va énoncer, non sans contradictions, son approche méthodologique. La clé de voûte de l'arche, le noûs d'Aristote tient en une seule considération : l'induction équivaut à une démonstration. Les découvertes de Newton ont un tel retentissement que la société savante va, à son tour, « lire » directement les secrets de la nature. D'autant que le discrédit frappe les explications mécanistes de Descartes, basées sur les mouvements et les chocs. Bref, « tout essai de construction intellectuelle est taxé d'esprit de système » (p 343).

La gloire du savant circonscrit l'horizon épistémologique, et les programmes scolaires célèbrent l'analyse inductive suivie de sa synthèse déductive. Scientifiques (Ampère Magendie, Laplace...) comme philosophes (Rousseau, Saint-Simon...) voient dans l'hypothèse « un feu follet qui égare le savant ». Résultat : pour Buffon, la lune donne de la chaleur à la terre, les êtres sont préformés, etc.

Les défenseurs de l'hypothèse apparaissent comme des francs-tireurs. En particulier Émilie du Châtelet (1706-1749), pour qui l'hypothèse est une « supposition qui rend raison d'un phénomène ». Un siècle avant Claude Bernard, et dans un langage qui tranche avec nombre de considérations, Diderot pose par ailleurs les fondements de la méthode expérimentale. « Nous avons trois moyens principaux : l'observation de la nature, la réflexion et l'expérience. L'observation recueille les faits, la réflexion les combine, l'expérience vérifie les résultats de la combinaison ». Ce n'est pas la position de d'Alembert, empiriste. Cette divergence est révélatrice de la distance que prennent alors les scientifiques vis-à-vis du grand Newton.

Ses partisans procèdent d'abord à des revirements. Puis, sans aller jusqu'aux propos de Poincaré (« une accumulation de faits n'est pas plus une science qu'un tas de pierres est une maison »), Lavoisier, Franklin ou Spallanzani mettent la théorie au cœur de la construction scientifique. Cela ne rejette pas l'expérience, dont le statut se précise dans les sciences de la vie. Présents chez Razès dès 900, la notion d'expérience témoin et le concept de « toutes choses égales par ailleurs » (à l'origine de nos essais « en double aveugle ») s'étendent ainsi à plusieurs disciplines, participant au développement de la méthode expérimentale, sous l'égide de Claude Bernard (1813-1878). « Il n'est pas possible d'instituer une expérience sans une idée préconçue », dira ce dernier. L'expérience contrôle l'idée, mais elle ne l'instaure pas. La tête contrôle la main.

11. Le retour de la théorie

À la fin du XVIIIe siècle, les philosophes revisitent la question de l'accès à une connaissance certaine. Si Locke fait d'un haut degré de probabilité, issu d’observations constantes, une « assurance », si Leibniz distingue les vérités nécessaires ou de raison et les vérités de fait, établies par l'expérience, David Hume (1711-1776) met en cause l'empirisme et le rationalisme, depuis une position néo-académicienne qui divise les arguments en démonstration, probabilités et preuves (arguments tirés de l'expérience).

Pour Hume, l'induction outrepasse l'expérience, dans laquelle on ne voit pas un effet découler d'une cause, mais deux phénomènes se succéder.Popper considère que Hume résout magistralement le problème logique de l'induction en réfutant « toute prétention à faire de l'induction un argument valide ». Mais dans le même temps, Hume s'attaque à la notion même de causalité : les preuves ne relèvent pas de la raison.

Nous prenons pour une conjonction nécessaire, ce qui n'est que conjonction constante : la relation de cause à effet que nous pensons déduire n'est qu'une croyance. Car rien ne permet d'affirmer que le cours de la nature est toujours le même. On comprend que Kant réagisse, distinguant jugements analytiques a priori et jugements synthétiques a posteriori. Dans le cas d'une pierre, au soleil, qui devient chaude, l'expérience fait apparaître les éléments par la relation causale, le soleil et la pierre, mais pas la relation elle-même (le soleil chauffe la pierre). « C'est l'esprit qui met en ordre la diversité perçue dans l'expérience » (p. 436). Kant nous fait comprendre que nous voyons le monde à travers des lunettes. En conséquence, nos hypothèses ne peuvent prétendre qu'à la probabilité.

Darwin permet de mesurer combien la recherche a été stérilisée par les principes newtoniens. Quand paraît L'Origine des espèces, sa théorie est rejetée, car elle n'est pas inductive. On est alors en 1859, soit 132 ans après la mort de Newton. On ne saurait mieux souligner l'opposition frontale que lui manifestent Herschel, qui affirme hypotheses fingo, et surtout Whewell, qui publie sa Philosophie en 1840. On peut atteindre la certitude, et ceci avec des hypothèses que l'on peut éliminer, valider et tester. Whewell, pionnier d'une nouvelle discipline, l'histoire des sciences, est suivi de Mill le logicien : « Presque tout ce qui est maintenant théorie fut d'abord hypothèse ».

Si l'interdit newtonien est bravé, c'est aussi parce que s'écroule la théorie corpusculaire de la lumière, défendue par Newton contre Huygens. Avec Fresnel, Maxwell et Hertz, la théorie ondulatoire l'emporte, et sa capacité à prévoir les phénomènes suscite l'intérêt de la communauté savante.

12. La science interroge sa démarche

À l'articulation des XIXe et XXe siècles, la science avance plus vite que la philosophie. La découverte de la relativité « vient déformer les concepts primordiaux que l'on croyait à jamais immobiles », résume Bachelard.

Comment édifier la science quand la réalité dépend du point de vue de celui qui la regarde ? Les concepts d'acceptabilité et de réfutation datent de cette époque. On doit leur formulation au Cercle de Vienne, dont le manifeste de 1929 évoque le rejet des « scories métaphysiques et théologiques accumulées depuis des millénaires », d'où l'étiquette de positivisme logique qui lui est attribuée.

L'instrument de ce combat, c'est le critère de vérifiabilité empirique, car aux yeux de Popper et de ses proches, seul ce qui est vérifiable est scientifique. Plusieurs considérations en découlent, dont la séparation entre approche probabiliste et approche logique dans l'évaluation d'une hypothèse, la distinction de Reichenbach entre contexte de découverte (cheminement réel du chercheur) et contexte de justification (reconstruction a posteriori de la démarche), etc. La notion la plus répandue est sans doute la falsification : une hypothèse sera scientifique si elle est falsifiable, c'est-à-dire si elle peut s'exposer à une réfutation. La vérité est donc temporaire. La science progresse par succession de conjectures et de mises à l'épreuve.

Les sociologues soulignent cependant que la logique seule n'explique pas le progrès scientifique. Kuhn met ainsi en avant des paradigmes, qui changent en raison des révolutions scientifiques. D'autres soulignent des facteurs non rationnels (l'ego, le prestige…). Les tenants du « programme fort » signalent même que la réalité scientifique est d'abord une construction sociale. Quand Feyerabend, exemples à l'appui, ne suggère pas que la méthode n'est finalement qu'un leurre.

13. Conclusion

Comme l'a souligné François Jacob à la suite de Galilée, la démarche scientifique confronte sans relâche ce qui est et ce qui pourrait être.

Or, ce qui est aujourd'hui, l'informatique avec ses expériences désormais in silico, appelle une nouvelle épistémologie Le Big Data renouvelle en effet l'antique question de l'induction. Grâce à l'analyse corrélative, un lien a ainsi été établi entre l'augmentation de la pluviométrie à Haïti et le développement du choléra quatre à sept jours plus tard. Une analyse comparable a permis de combattre le virus Ebola en Afrique, et cela… sans aucune hypothèse préalable.

14. Zone critique

Destiné à guider les enseignants, cet ouvrage profitera à un large public surtout s'il dispose de quelques bases en histoire des sciences. Car, à l'exception de Newton, Jean-Yves Cariou n'évoque pas les enjeux que recoupent les questions de méthode, et qui débordent le champ de l'incontestable vérité. La pile électrique de Volta (1800) est ainsi née d'une controverse avec Galvani sur l'électricité animale, qui relevait de violentes rivalités académiques et politiques.

Cette approche restrictive – la démarche, rien que la démarche – se comprend aisément, car Jean-Yves Cariou n'a pas pu réduire 2 600 ans de progrès de la connaissance en moins de 740 pages. Il se concentre par ailleurs sur les textes. À une telle échelle, l'exercice est rare, il constitue même un des attraits de cet ouvrage, qui aurait pu, avec davantage de fidélité, s'intituler « Heurs et malheurs de l'hypothèse dans la science ». Mais il faut garder à l'esprit que les démarches scientifiques ne renvoient pas qu'à la méthode. Elles ont un soubassement technique, philosophique, sociologique et politique.

15. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Jean-Yves Cariou, Histoire des démarches scientifiques, de l'antiquité au monde contemporain. Paris, Éditions matériologiques, 2019.

Autres pistes– Alan Chalmers, Qu'est-ce que la science ?Paris, La découverte, 1987.– Steven Shapin et Simon Schaeffer, Léviathan et la pompe à air, Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La découverte, Paris, 1993.

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