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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Lesbos

de Jean Ziegler

récension rédigée parAntoinette FerrandAgrégée d’Histoire et doctorante en Histoire de l’Égypte contemporaine (Sorbonne-Université)

Synopsis

Société

À Lesbos, le fastueux héritage antique s’efface sous les décombres du plus grand camp européen de réfugiés. Émaillant son propos de témoignages et d’extraits de rapports institutionnels, Jean Ziegler dresse à grands traits le scandale humanitaire du camp de Moria sur l’île de Lesbos, après sa visite en mai 2019.

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1. Introduction

« Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays » stipule la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 que tous les États membres de l’ONU ont ratifiée. Mais ces grands idéaux professés dans les textes fondateurs des institutions de gouvernance internationale font naufrage au large des côtes de Lesbos. Construite comme une plaque tournante de la question migratoire européenne, cette île hot-spot (points chauds) confine à l’impasse institutionnelle sous la plume alerte de Jean Ziegler : le rapport cinglant qu’il en donne dresse les contours d’une catastrophe humanitaire alimentée par l’opacité des processus de gestion européens.

Ajoutant à sa collection d’essais déjà publiés un nouvel opus aux allures de cahier de voyage, Jean Ziegler érige une véritable tribune citoyenne invitant à opposer à la tendance sécuritaire des politiques européennes, un respect renforcé des conventions internationales jusqu’ici bafouées.

2. Coulisses institutionnelles d’un hot-spot en Méditerranée

En 2015, alors que la crise syrienne atteignait son paroxysme, le Haut-Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (UNHCR) comptait près de 60 millions de réfugiés dont 25 millions fuyant la guerre et la torture. Pour faire face à l’afflux de ces « réfugiés de la violence » selon la dénomination de la Croix-Rouge, un accord fut passé entre le gouvernement grec et la Commission européenne en avril 2015, instituant des First Reception Facilites (Institutions de premier accueil) ou hot-spots dont Lesbos constitue l’un des cinq en mer Égée, avec Kos, Leros, Samos et Chios.

Définis par une directive européenne d’avril 2015 intitulée « Agenda européen pour les migrations », par une résolution du Parlement européen (« Hot-Spots at EU external Borders ») ainsi que par la loi grecque n° 4357 de 2016, les hot-spots visent à « mieux coordonner les agences de l’Union européenne et des autorités nationales dans leur travail mené sur les frontières extérieures en matière de premier accueil, d’identification, d’enregistrement et de prise des empreintes digitales des demandeurs d’asile (asylum seekers) ». En 2019, l’UNHCR dénombrait près de 34 500 individus accueillis dans les cinq hot-spots de la mer Égée – à la capacité maximale de 6 400 personnes chacun – dont deux tiers de femmes et enfants.

Trois organismes principaux sont en charge de la question migratoire au sein de l’administration européenne : l’agence Frontex d’une part (de la contraction « Frontières extérieures ») fondée en 2004 sous le nom de European Border and Coast Guard Agency, dont le siège est à Varsovie. Chaque pays membre délègue un contingent de policiers chargés d’assurer la lutte contre le trafic d’êtres humains, en interrogeant les réfugiés échoués sur les plages des îles grecques afin de reconstituer les filières de passeurs. L’agence européenne de renseignements, Europol, ensuite, s’attache plus particulièrement à l’identification de cellules terroristes. Enfin, l’European Asylum Support Office (EASO) fondé en 2011 à Malte, étudie les demandes d’asile et transfère les dossiers acceptés aux Comités pour l’Asile dont chaque hot-spot est doté.

3. La « gestion migratoire » ou la dérive sécuritaire

En théorie donc, l’Union européenne assiste l’État grec dans sa mission d’accueil des réfugiés ; en pratique, obnubilée par la défense de l’espace Schengen, elle planifie, légifère et finance la défense des frontières extérieures et du même coup, l’administration migratoire.

Ainsi, ce sont les budgets alloués à Frontex qui rémunèrent les garde-côtes grecs et turcs, couvrant du même coup les pratiques de push-back menées en mer Égée, dont les associations d’aide aux migrants comme Human Rights Watch, Pro Asyl, Sea Watch, Refugee Rescue ou Border Monitoring sont les témoins désemparés. Garde-côtes et navires européens éventrent les zodiacs où s’entassent les réfugiés, frappent les passagers, provoquent des remous mortels, sans parvenir à tarir définitivement le flot des migrants. Pour Jean Ziegler, la baisse relative du nombre de personnes ayant traversé clandestinement la mer Égée entre 2016 et 2017 (d’environ 172 500 personnes à 29 000) est donc directement imputable à la gestion consciente de l’Union européenne à l’hypocrisie écœurante.

Le triplement des budgets alloués aux institutions de gestion migratoire ne doit pas leurrer : si l’UE prévoit jusqu’à 12 milliards d’euros pour Frontex en 2027 et 900 millions pour l’EASO, c’est d’abord pour faire face aux dépenses sécuritaires. La border security européenne est en effet une manne privilégiée de l’industrie d’armement : l’Eurosur (European Border Surveillance System) recrute tout ce que l’Europe compte d’ingénieurs des technologies sécuritaires et multiplie les achats de satellites, drones, radars au sol, mitrailleuses à tir autodéclenché et autres engins défensifs qui ornent les stands du Salon militaire Milipol.

En 2019, les dépenses associées à la protection militaire des frontières extérieures de l’Europe s’élevaient à 15 milliards d’euros ; les prévisions pour 2022 annoncent 29 milliards d’euros.

4. Voyage au bout de l’impasse migratoire

De manière générale, le triptyque défini en 2015 de préenregistrement/acceptation ou refus d’asile/ relocalisation dépasse les six mois initialement prescrits. L’insuffisance du personnel (16 agents d’Europol pour les cinq hot-spots au lieu de 100 à minima) et le système d’agents ou experts « prêtés » pour une durée limitée, achèvent de rendre les procédures inefficaces, donc inutiles.

Par ailleurs, l’Union européenne élabore une stratégie de criminalisation systématique des acteurs associatifs, que ce soient les militants d’Emergency Response Center International (ERCI) emprisonnés plusieurs semaines pour prétendu trafic d’êtres humains et espionnage – délit sanctionné par vingt-cinq ans de prison – ou les sauveteurs de Team Humanity et Proem-Aid. La campagne internationale pour la dissolution de Frontex, Frontexit, lancée en 2013 se heurte à cette même accusation. Les réfugiés eux-mêmes n’échappent pas à la duplicité des procédures pénales européennes : les embarcations sont laissées à la direction d’un des réfugiés, sans que le passeur ne monte à bord. En cas d’arrestation, le responsable désigné écope de la peine imputable au passeur lui-même. Jean Ziegler pointe également du doigt la responsabilité d’États-membres anti-réfugiés, comme la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie ou la Hongrie, qui refusent d’accueillir les demandeurs d’asile relocalisés.

Ce non-respect des clauses appliquées à l’ensemble de l’Union européenne apparaît de manière d’autant plus scandaleuse que ces mêmes États ont bénéficié du Fonds de cohésion créé en 1994 pour accueillir les pays de l’ex-URSS, ainsi que, plus récemment entre 2014-2020, de 65 milliards d’euros d’aides européennes. Face à ce refus de solidarité, Jean Ziegler appelle à reconsidérer leur légitimité à compter parmi les États membres d’une Union dont ils refusent la politique commune.

5. Visite à Moria

S’appuyant sur le témoignage de personnes rencontrées lors de sa visite du camp de Moria en 2019, Jean Ziegler livre ses observations sur les conditions de vie déplorables de ce vaste parc d’individus dont l’Europe ne sait que faire. Largement surpeuplé, le périmètre officiel du camp de Moria s’est peu à peu déployé en camps secondaires informels dans les oliveraies voisines. Plus de cinquante-huit nationalités y sont représentées, au premier rang desquelles trônent la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, l’Iran et le Soudan. Généralement issus des classes moyennes orientales, ces individus débarquent en Europe ruinés et démunis, après avoir fui les violences et horreurs qui font, à l’occasion, la une de la presse européenne.

À leur arrivée au camp de Moria, les réfugiés attendent d’obtenir une carte d’enregistrement qui leur ouvre l’accès à un logement (un demi-container par famille), aux services sanitaires et alimentaires (surpeuplés et en piteux état) ainsi qu’à un pécule d’environ 360 euros par famille (soit une misère pour un modèle familial non nucléaire).

Ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, Jean Ziegler en profite pour insister sur la précarité alimentaire de ces populations : il rappelle le combat mené en 2007, sans résultat, pour faire reconnaître le droit des « migrants pour la faim » de prétendre au statut de réfugiés. Selon le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, adopté en 1966 par l’ONU, « le droit à l’alimentation est le droit d’avoir un accès régulier, permanent et libre, soit directement, soit au moyen d’achats monétaires, à une nourriture qualitativement et quantitativement adéquate et suffisante, correspondant aux traditions culturelles du peuple dont est issu le consommateur, et qui assure une vie psychique individuelle et collective, libre d’angoisse, satisfaisante et digne ».

À ces carences alimentaires s’ajoutent les violences faites aux mineurs, soit près de 35% de la population des hot-spots de mer Égée, ainsi que l’immense détresse psychologique des jeunes aux tentatives de suicide et scarifications innombrables.

6. Conclusion

Il n’est pas tant question de la situation des réfugiés à Moria que de la responsabilité de ce désastre humanitaire : sans ambiguïté aucune, Jean Ziegler l’impute à l’Union européenne dont les politiques sécuritaires financées au frais du contribuable pèsent directement sur le sort de milliers d’individus censés être protégés par les conventions que le XXe siècle a multipliées.

La question migratoire ne relève donc pas simplement d’un déséquilibre régional mis sur le compte de la fatalité mais bien d’un choix sécuritaire dont les gouvernants européens ont pleinement conscience et qu’il s’agit, pour l’auteur, d’enrayer.

7. Zone critique

Jean Ziegler s’inscrit ici dans la continuité de ses précédents et nombreux essais : alliant expérience personnelle et extraits de conventions internationales, il livre une réflexion rythmée et exigeante.

Sa fine connaissance des institutions de gouvernance internationale ajoute à la force de son propos à visée essentiellement politique : selon lui, la mer Égée doit s’inviter dans le débat citoyen et dans le vote européen, afin de mettre fin au rouleau compresseur de défense frontalière anti-humanitaire des agences de protection actuelles. Difficile de rester sourd aux appels de Moria dont l’incendie en septembre 2020 n’a fait qu’aggraver la situation.

L’ouvrage de Jean Ziegler manifeste l’émergence de nouveaux profils de lanceurs d’alerte : représentant institutionnel, savant critique et citoyen écœuré, il rejoint la cohorte des universitaires, fonctionnaires et autres individus révoltés par les procédures administratives d’une Europe tétanisée.

Ainsi, l’ouvrage de la chercheuse et activiste allemande Carola Rackete (Il est temps d’agir) reprend, lancinant, le même appel au secours des migrants méditerranéens : celle que les réseaux sociaux européens ont découvert sous le surnom de « Capitaine Courage » à la barre du bateau de secours Sea Watch III, ne dit pas autre chose que ce qu’avance Ziegler. L’action humanitaire ne peut que pallier les manques du système d’accueil européen ; elle ne doit en aucun cas remplacer l’État dans la gestion migratoire à grande échelle.

Jean Ziegler comme Carola Rackete relaient au grand public les alertes constantes que lancent les associations et les instances internationales, comme en témoignent les multiples notes de position publiées par la Fédération Internationale pour les Droits humains (FIDH) depuis le milieu des années 2010.

Passeurs d’opinion entre sociétés civiles et administration, ils incarnent les caractéristiques distinctives de ces individus « porte-parole autoproclamés des pauvres et des malheureux de la planète » selon Didier Fassin, qui s’érigent « dans l’espace public global comme des interlocuteurs incontournables des grands de ce monde » : disputant aux structures étatiques la légitimité de leur gestion, ils personnalisent cet échelon intermédiaire caractéristique des crises contemporaines.

8. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Jean Ziegler, Lesbos, la honte de l’Europe, Paris, Éditions du Seuil, 2020.

Du même auteur– Avec Sally-Anne Way, Christophe Golay, Le droit à l’alimentation, précédé de Le droit du faible contre la raison du fort, Paris, Mille et une nuits, 2003.– L’Empire de la honte, Paris, Fayard, 2005.– La haine de l’Occident, Paris, Albin Michel, 2008.– Destruction massive. Géopolitique de la faim, Paris, Éditions du Seuil, 2011.– Les Nouveaux Maîtres du monde, et ceux qui leur résistent, Paris, Points, 2015.– Le Capitalisme expliqué à ma petite-fille (en espérant qu’elle en verra la fin), Paris, Éditions du Seuil, 2018.

Autres pistes– Didier Fassin, « L’humanitaire contre l’État, tout contre », Vacarme, 2006/1, n° 34, p. 15-19.– Didier Fassin, La Raison humanitaire - Une histoire morale du présent - Suivi de Signes des temps, Paris, Seuil, 2018.– Carola Rackete, Il est temps d’agir, Paris, éditions l’Iconoclaste, 2020.– Mathilde Weibel, Place des Fêtes. Journal d’un exil parisien, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018.

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