Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jeanne Burgart Goutal
Qu’est-ce qu’être écoféministe ? Dans cet ouvrage, la philosophe Jeanne Burgart Goutal nous dévoile son parcours sinueux pendant une dizaine d’années pour tenter de répondre à cette question. En usant des outils de sa discipline puis d’un retour historique sur le mouvement écoféministe depuis les années 1970, l’autrice s’essaie à démêler les différents courants qui le composent. Mais en complément de cette approche par trop académique, elle décide alors de s’interroger sur la résurgence contemporaine de l’écoféminisme en Occident. Voyant à nouveau une impasse dans sa démarche, elle choisit de réorienter une nouvelle fois en se lançant dans un road trip des Cévennes à l’Inde à la rencontre des tenants de l’écoféminisme, des femmes de communautés indigènes jusqu’à la star Vandana Shiva.
Lors des marches pour le climat du printemps 2019, un défilé de slogans fleuris « La planète, nos chattes : protégeons les zones humides », « Arrête de mater ta kékette, occupe-toi de la planète ! » gagna les cortèges des jeunes féministes écolos. Au même moment, pas une semaine ne passait sans qu’un article, un podcast, une interview n’aborde l’écoféminisme.
Mais que sait-on de l’écoféminisme en France ? Nous qui n’avons pas, ou très peu hérités des mouvements massifs de femmes dans le monde anglo-saxon, au Kenya et en Inde alliant féminisme et écologie. Entre les étiquettes d’essentialisme, de conservatisme ou de naturalisme, pourquoi avons-nous une image si négative de ce mouvement féministe ? Comment, malgré ce non-héritage et une frilosité voire un rejet envers l’écoféminisme, le mouvement paraît gagner de nombreuses féministes aujourd’hui en France et plus largement, dans le monde.
Jeanne Burgart Goutal emmène le lecteur dans un long voyage entre théories et pratiques, à travers archives historiques et expériences vécues. Depuis la France jusqu’en Inde l’autrice partage sa quête de compréhension de l’écoféminisme en alternant les styles académiques et intimes et offrant au lecteur des tentatives de réponses qui ne manqueront pas de nourrir les débats contemporains venant à nouveau animer les cercles féministes et écologistes du monde entier.
Poser une étiquette sur l’écoféminisme semble ne pas pouvoir fonctionner. Le mouvement écoféministe comme courant du féminisme est constitué d’une multitude de tendances. Il déborde en effet de diversités et de contradictions.S’il semble impossible de cartographier les écoféminismes sur un échiquier politique explique Jeanne Burgart, c’est parce qu’il ne répond à aucune classification classique. En d’autres termes, l’écoféminisme obéit à d’autres règles, il jette « dans tous nos concepts un désordre global ».
Pour définir l’écoféminisme il ne suffit pas d’additionner écologie et féminisme. Il s’agit plutôt d’intriquer ces mouvements et de montrer leur interdépendance. Ici, la destruction de la nature va de pair avec l’oppression des femmes. Plus largement, l’écoféminisme a pour objectif de « dévoiler l’imbrication du sexisme avec toutes les autres formes d’oppression (p.25) ».
Après avoir essayé de cartographier le mouvement philosophiquement, l’autrice réalise que sa méthode est vaine : elle ne mène à rien, cela ne fait que figer les catégories, les polariser et les caricaturer. Burgart troque sa démarche philosophique pour une démarche historique. Cette démarche la ramène aux années 1970 et, en la bouleversant, va constituer le premier tournant de son enquête. Ainsi, l’autrice revient sur les premières militantes écoféministes qui ne croyaient ni en la révolution ni dans le processus démocratique pour changer le monde.
Les années 1950 aux États-Unis sont marquées par le puritanisme. En une décennie, toutes les sphères séparées s’enflamment (les personnes de couleur revendiquent leurs droits, les Amérindiens et les mouvements féministes ainsi qu’écologistes explosent). Au cours des années 1970, l’écoféminisme naît comme une synthèse de cet embrasement global.
En septembre 1980, la conférence Women’s on Earth rassemble 800 personnes à l’université Massachusetts et en novembre de la même année, 2000 femmes protestent contre l’arme nucléaire devant le Pentagone, l’endroit le plus surveillé du monde. Une multitude de groupes contre le nucléaire les rejoignent, des actions d’ampleurs ont lieu. L’une des plus célèbres est celle du blocage du site Diablo Canyon en Californie, contre la construction d’une centrale nucléaire. Cette mobilisation réunit 30 000 personnes pendant dix jours. Peu de temps après, en Grande-Bretagne débute l’occupation la plus spectaculaire de la lutte antinucléaire et féministe : des femmes occupent des terres jouxtant la base militaire de Greenham common (abritant des missiles), l’occupation durera 19 ans (1981-2000). Les femmes de Greenham regroupèrent en 1982, 30 000 femmes pour entourer la base et 50 000 femmes l’année suivante, de quoi faire trembler Margaret Thatcher.
Au même moment dans le monde anglo-saxon, des mères des quartiers populaires protestent contre les pollutions industrielles. Ces femmes ne sont ni militantes ni intellectuelles, et ont souvent laissé peu de traces, mais constituent néanmoins une grande partie de ce qu’on pourrait appeler l’écoféminisme. Ces femmes dénoncent les scandales sanitaires liés à la pollution industrielle et aux déchets toxiques qui rendent malsain leur environnement et malade leur famille. Elles montrent également que ces nuisances touchent en premier lieu les personnes de couleurs puisqu’elles sont les plus défavorisées.
Elles lient alors racisme, sexisme et classisme dans leur combat. Souvent, elles luttent depuis leur rôle de mère et s’adonnent alors à de nombreuses critiques de la part des féministes blanches de classes moyennes et supérieures – ces dernières pensant la maternité comme une des plus grandes sources d’oppression pour les femmes. À travers leurs mobilisations, elles s’émancipent au quotidien et gagnent une place dans la sphère publique et politique ensemble.
Ces mouvements grassroots ressemblent à ceux qui ont eu lieu dans le tiers monde à la même époque au Kenya et en Inde. Le mouvement de la ceinture verte au Kenya mené par Wangari Maathai est une des luttes les plus marquantes. L’idée du mouvement est d’inviter les femmes des zones rurales à planter des arbres en échange d’une rémunération. Cela leur permet d’allier écologie et féminisme car elles gagnent en indépendance économique à préservant les forêts ravagées par l’industrie. En Inde, le mouvement Chikpo a lieu au même moment et est porteur des mêmes enjeux. Les femmes des zones rurales s’organisent ensemble contre la déforestation.
Les photos d’elles vêtues de leurs tenues traditionnelles (saris) étreignant les arbres pour les protéger des coupes (chikpo signifie « étreinte ») ont fait le tour du monde. En plus de ces actions de désobéissances civiles, elles organisèrent des grandes marches (certaines de durèrent plusieurs semaines) pour faire entendre leurs voix dans les zones rurales concernées par la déforestation.
À partir des années 1990, l’écoféminisme mute. L’activisme s’essouffle alors que les tentatives de théorisations du mouvement se multiplient.
L’enjeu est de « clarifier les connexions conceptuelles entre tous les systèmes de domination (p.65). Dans les pays anglophones, l’écoféminisme trouve sa place dans de nombreux départements universitaires : animal studies, cultural studies, postcolonial studies, environmental studies, queer theory, etc. Jeanne Burgart illustre cette toile d’araignée théorique par une vieille maison avec une multitude de pièces consacrées aux grandes thématiques du mouvement. Comme l’autrice, le lecteur se perd un peu dans cette maison qui craquelle entre les différents courants de l’écoféminisme.
Au tournant des années 1990, le mouvement connaît une « surintellectualisation », ses critiques seront parfois très violentes, surtout de la part d’autres féministes. On taxe les écoféministes d’essentialistes, conservatrices, irrationalistes, ainsi que d’être totalement dépolitisées. Pourtant, un bon nombre d’intellectuels utilisent leur pensée connectant les différents rapports de dominations. Ainsi, ces intellectuels (tel le fameux philosophe Jacques Derrida) ne citent pas leurs influences écoféministes. Et, bon nombre de théoriciennes écoféministes sont ridiculisées ou tout simplement ignorées.
En France, malgré l’invention du terme écoféministe par l’activiste et autrice Françoise D’eaubonne, le mouvement est longtemps resté marginal. Les seules intellectuelles et poignées de militantes féministes qui embrassaient ses idées ont été acculées par les féministes les plus influentes de l’époque : Simone de Beauvoir, Elisabeth Badinter.
Toutefois, avec les luttes écoféministes nées en Amérique du Sud dans les années 1990 (reprenant les grandes idées du mouvement de leurs voisines du Nord et y ajoutant une revalorisation des cosmovisions autochtones ainsi que des revendications de libération) ont contribué à faire vivre le mouvement. Aussi, quelques figures médiatiques résistèrent malgré tout au déclin : la sorcière néopaïenne et activiste Starhawk ou encore l’intellectuel et activiste Vandana Shiva.
Aujourd’hui Jeanne Burgart décrit une importante résurgence de l’écoféminisme en Occident, et ce notamment en France depuis quelques années. Elle décrit ainsi une typologie des écoféministes en quatre points : les écoféministes à leur insu, les radicales, les écoféministes en herbe et les porte-parole de l’écoféminisme. L’autrice illustre ses catégories par différentes figures de femmes : une cueilleuse de plante en région parisienne ; une danseuse doula ayant voyagé partout dans le monde ; une professeure de yoga croyant au pouvoir de la transformation du corps des femmes par elles-mêmes, à travers le yoga et la danse comme un acte politique et féministe ; des cercles de sorcières Wicca ; des étudiantes et chercheuses travaillant sur l’écoféminisme ; des militantes écologistes et féministes se réappropriant leur non-héritage, etc.
Dans cet essai, Jeanne Burgart explique ne pas croire dans l’idée centrale de l’écoféminisme selon laquelle toutes les oppressions seraient interconnectées. Cependant, l’autrice s’aperçoit que la question n’est pas là. À travers sa recherche, Burgart comprend que pour les écoféministes, l’important n’est pas de croire, mais de faire advenir de nouveaux récits pour changer le monde. Affirmer l’interconnexion entre toutes les oppressions apparaît comme une stratégie politique pour faire comprendre aux féministes qu’être écolo ce n’est pas rajouter une couche de vernis militant en plus et vice et versa. Connecter les oppressions, c’est s’attaquer au problème de la domination à la racine et c’est réécrire ainsi l’histoire sous des angles nouveaux.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, la philosophe revient sur son propre cheminement vers l’écoféminisme. Elle partage ses relectures critiques des grandes théories philosophiques de Locke, Smith, Marx et Engels, mais aussi des célèbres anthropologues Lévi-Strauss et Clastres et réalise que ces travaux sont profondément classistes, sexistes et colonialistes. Ces travaux ne sont pas seulement porteurs d’idéologie sexistes ou faisant des femmes un point complètement aveugle de leurs systèmes théoriques, leurs outils de compréhension du monde le sont aussi. Pour prendre exemple sur les penseurs les plus contemporains, Lévi-Strauss dans Structures élémentaires de la parenté développe le fait que la femme est un objet d’échange pour l’homme (sujet).
Cette idée fut seulement ébranlée par quelques féministes et elle règne toujours dans la discipline. Dans Tristes tropiques, les femmes sont complètement déniées, par exemple Clastres écrit : « le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées ». Selon l’autrice, ce déni est dû à l’obsession de ces anthropologues de séparer la nature de la culture en classant les femmes dans la nature et les hommes dans la culture. Après s’être attaquée aux grands théoriciens de la modernité, Burgart épouse le point de vue de la théoricienne écoféministe Val Plumwood qui explique que ce « grand récit » hégémonique (la HIStory) écrit par les hommes sur les hommes date de la nuit des temps.
Épuisée par cette déconstruction théorique, l’autrice réalise que ces rapports de pouvoirs interconnectés sont présents partout dans son quotidien : au cinéma, dans l’éducation de ses jeunes nièces, dans les manuels scolaires de ses élèves, dans les discours de ses amis, de sa famille, etc. Cette collecte d’arguments et de critiques féministes l’amène à vouloir rencontrer des communautés écoféministes, ce qui l’amène à multiplier les voyages entre les Cévennes et l’Inde afin de rencontrer des femmes aux pratiques écoféministes.
Selon Jeanne Burgart, la force des écoféministes des années 1980 et 1990 était de se positionner hors du dualisme nature/culture ou femme nature/homme culture. Celles et ceux qui ont les ont violemment critiqués tels que Luc Ferry ou Janet Biehl se positionnaient quant à eux dans ce dualisme.
Burgart a retrouvé ces affrontements théoriques controversés qui ont mené au déclin de l’écoféminisme lors de son séjour en non-mixité chez Sylvie Barbe, une femme habitant en pleine nature dans les Cévennes et se revendiquant écoféministe. Pour Burgart, le développement des thérapies, les magazines et les essais sur le féminin/masculin ont exacerbé les accusations d’essentialisme des féministes universalistes, queer, LGBT envers les écoféministes. D’après l’autrice, ces critiques confondent trois dimensions : sexe, genre et symbole. Pour Barbe comme Burgart, la puissance du féminin/masculin s’inscrit dans la dimension symbolique, ce qui alors n’essentialise en rien les sexes et les genres.
Burgart est allé chercher cette approche à Navdanya, un centre de permaculture écoféministe fondé par Vandana Shiva en Inde. Après une enquête de terrain là-bas, Burgart admet que certains des positionnements de Shiva (qu’elle a rencontré là-bas à la même occasion) sont douteux, mêlés de grandes contradictions à l’image des centres et fermes qu’elle a créés. Elle y découvre, loin des idéaux écoféministes : la hiérarchie et le système de castes. L’autrice réalise qu’elle porte un écoféminisme occidental et cherche à sortir de l’idée universaliste du féminisme pour se rapprocher des théories féministes postcoloniales.
À l’instar de prakriti (la nature ou transformation en sanskrit), Burgart s’élance à la recherche de la (re)connexion à la nature écoféministe « comment la ressentir et l’incarner au-delà des déclarations verbales ? (p.248) ». L’enjeu est de décoloniser autant son écologie que son féminisme. Pour ce faire, elle revient à ce qu’elle a appris par son voyage en Inde où la question là-bas n’est pas de savoir si on croit ou pas en Dieu, mais en faire l’expérience à travers une multitude de pratiques quotidiennes pour l’éprouver (chants, rites, prières, méditations, etc.). La boucle est bouclée, être écoféministe c’est peut-être pratiquer, expérimenter, être en lien plutôt que croire en des grands idéaux.
Au début de son voyage en Inde, Jeanne Burgart s’entretient avec une femme indienne travaillant à Navdanya sur le terme “écoféminisme”. Pour la femme, ce terme était vide de sens. L’autrice se demande si l’écoféminisme n’est pas un mot qui circule d’un bout à l’autre du monde, tissé d’illusions et de rêves. Peut-être, mais l’important n’est pas là. Ce que cherchent les écoféministes est une mutation holistique, un changement de paradigme intérieur et extérieur.
Cette transformation s’incarne au-delà du dualisme nature/culture, femme/homme occidental, au-delà de l’idée du grand soir ou des petits gestes du quotidien pour sauver la planète. À l’image de ces résurgences contemporaines, l’autrice nous rappelle que l’écoféminisme est synonyme de diversité et de créativité, en même temps qu’il recoupe des pratiques concrètes. Toutefois le peu de mixité sociale chez les militantes (souvent de classes sociales supérieures), ajouté à la faible présence des minorités est susceptible de ternir cet idéal ; lequel doit composer avec les tentatives de récupération libérale et institutionnelle
Adhérant ou pas aux théories et pratiques écoféministes, cet ouvrage est aujourd’hui nécessaire pour les débats en cours dans les cercles académiques et militants féministes comme écologistes. Grâce à ses outils de philosophe, Jeanne Burgart s’adonne avec simplicité et humilité à démêler la nébuleuse la plus connue du mouvement écoféministe. Cela rend précieux et accessible son essai et permet une entrée convaincante dans la deuxième partie de l’ouvrage au ton plus intime.
La grande force de cet ouvrage est de compléter Reclaim, le recueil de textes écoféministes d’Émilie Hache ainsi que les essais des écoféministes célèbres traduits en français (comme ceux de Starhawk ou Vandana Shiva) et de faire connaître ce mouvement écoféministe passé et présent aux non-initiés.
Ouvrage recensé– Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe, théories et pratiques, Paris, L’Échappée, 2020.
Autres pistes– Emilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Paris, Cambourakis, 2017.– Carolyn Merchant, La Mort de la nature (1980), Marseille, Wildproject, 2020.– Maries Mies et Vandana Shiva, Ecoféminisme (1993), Paris, L’Harmattan, 1998.– Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015.– Val Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993.