Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jeremy Rifkin
Nous sommes entrés dans une nouvelle phase de l’histoire qui se caractérise par le déclin inexorable de l’emploi. La réduction du temps de travail et le développement d’un « tiers secteur » permettront seuls de trouver une issue à cette crise planétaire du travail qui se profile à l’horizon.
Ce livre est devenu un best-seller aux États-Unis et a fait l’objet d’un ample débat en France dans les cercles politiques et universitaires, quand il a été publié en 1995. La version française de l’ouvrage comporte en effet une préface de Michel Rocard, ancien Premier ministre et surtout l’une des figures les plus marquantes de la « deuxième gauche » française, au titre de son expérience de principal dirigeant du Parti socialiste unifié.
L’ouvrage, solidement documenté et fourmillant d’exemples empruntés à toutes les disciplines, mais principalement à l’économie, débute par un constat aussi simple qu’implacable : la situation économique à moyen-long terme s’oriente vers la fin de l’emploi de masse et se caractérise par un déclin de l’emploi qui est absolument inexorable.
Le monde, dès lors, se polarise de plus en plus, ce qui ne peut manquer d’entraîner des tensions potentiellement très dangereuses. D’un côté, une masse énorme de personnes non seulement sans emploi, mais sans aucune perspective d’en avoir un jour. De l’autre, une toute petite minorité d’ultra-privilégiés de la fortune comme du travail, occupant, eux, un emploi surqualifié et extrêmement bien rémunéré. Ce sont ceux que l’auteur baptise les « manipulateurs d’abstractions ». Une sorte de nouvelle aristocratie planétaire, appelée à remplacer toutes les autres.
Selon Jeremy Rifkin, pour sortir de ce dilemme et des risques de guerres aussi bien civiles que planétaires dont il est porteur, il est urgent de se préparer d’ores et déjà à une économie qui supprime l’emploi de masse. En agissant dans deux directions complémentaires : la réduction du temps de travail, et le développement d’un secteur social que l’auteur dénomme « tiers secteur ».
Les XIXe et XXe siècles ont correspondu, sur le plan du travail, à l’ère de l’emploi de masse. La révolution industrielle d’abord, dans les usines, puis la révolution tertiaire, dans les bureaux, ont correspondu au maximum historique qui sera sans doute jamais atteint par l’espèce humaine en matière d’emploi.
Le XXIe siècle, lui, verra, et voit déjà, la fin du travail. C’est-à-dire la fin du travail de masse. Car ce siècle voit l’apparition de nouveaux travailleurs : les « manipulateurs d’abstractions », comme les nomme Jeremy Rifkin, sorte de nouvelle aristocratie qui, de la Silicon Valley à Bangalore et de Londres à Shanghai, monopolise tous les emplois les mieux rémunérés, les plus stables statutairement et les plus gratifiants socialement.
Les autres emplois, tous les autres, sont non seulement menacés de disparition, mais surtout appelés à disparaître de manière absolument certaine. À commencer par l’énorme contingent des emplois peu ou pas qualifiés dans l’industrie ou dans les services. Ils ont d’ores et déjà disparu et, avec la mondialisation, les entreprises-monde, globalisées elles aussi, mettent désormais en concurrence les travailleurs des pays émergents avec ceux des anciennes nations industrielles.
Autant dire que les emplois d’hier non seulement n’ont plus d’avenir, mais qu’ils n’ont même pas de présent. L’époque de l’emploi à vie, à la japonaise, dans une grande entreprise, est une réalité qui appartient déjà au passé. Désormais, la réalité, c’est la fin du travail de masse. Notre société, et la forme d’économie hyper-compétitive et hyper-productive qui l’accompagne, n’est tout simplement plus en mesure de fournir un travail à tous, comme elle l’a fait pendant si longtemps.
La « fin du travail » possède une particularité remarquable : elle touche tous les secteurs de l’économie, sans exception.Depuis les années 1950 et 1960, les plus gros gisements d’emploi se trouvaient dans les services. Or l’informatisation et Internet sonnent le glas des possibilités d’embauche colossales qu’offrait cette branche d’activité. Désormais, des administrations publiques (comme la sécurité sociale ou les impôts) aux services tertiaires des entreprises, c’est le secteur qui, dans tous les pays du monde, perd le plus d’emplois. Et cela dans les anciens pays industriels comme dans les pays émergents, qui ne sont pas passés par la case de l’industrialisation et de l’emploi tertiaire de masse. À présent, les plans sociaux et les gains potentiels de productivité s’effectuent en priorité et de préférence dans le secteur tertiaire.
Dans le secteur secondaire, mines et industrie, il n’est même plus question des gigantesques plans de licenciements tels qu’ils ont pu exister dans les houillères ou dans la sidérurgie. Ces procédés étaient ceux des années 1970 et 1980.
Aujourd’hui, les réductions d’effectifs dans les usines se font par le biais de la réorganisation du travail, par le « re-engineering », pour reprendre l’expression de Jeremy Rifkin. Avec la culture du juste-à-temps et du zéro-stock, un nombre très réduit d’ouvriers est nécessaire pour faire fonctionner les usines à plein régime. À terme, toutes les usines, même les plus importantes, pourront produire plus qu’aujourd’hui avec au maximum quelques dizaines de salariés permanents.
Dans l’agriculture, enfin, le génie génétique et les nouvelles technologies biomoléculaires ont radicalement changé la donne. Désormais, il est possible de produire, à des coûts infiniment moindres, la plupart des aliments et autres plantes en laboratoire, hors sol, qu’il s’agisse de la tomate, du coton ou de la vanille. Que deviendront les agriculteurs de Madagascar ou des Comores qui produisent la majeure partie de la vanille mondiale ? De nouveaux chômeurs, sacrifiés sur l’autel du progrès économique. Mais ce destin attend également les cultivateurs de céréales des pays européens, beaucoup moins exotiques. Car dans un futur très proche des champs cultivés deviendront une rareté, pour ne pas dire un spectacle qui aura disparu à tout jamais.
La nouvelle économie high-tech est celle qui succèdera, en réalité qui a déjà succédé, à l’ère de l’emploi de masse. Elle se fera au bénéfice exclusif de la nouvelle aristocratie de travailleurs que Jeremy Rifkin nomme les « manipulateurs d’abstractions ».
Qu’il s’agisse des informaticiens de la Silicon Valley californienne ou de Bangalore en Inde, des traders de Londres ou de New York, des créateurs du luxe et de la mode de Paris ou de Milan, tous ces spécialistes extrêmement bien payés seront les seuls à tirer leur épingle du jeu des nouvelles règles de l’emploi dans l’économie high-tech.
Cela, bien entendu, n’ira pas sans provoquer des conflits, qui pourraient bien dégénérer à terme en guerres ouvertes. Dans les pays émergents, des enclaves comme celles de Bangalore et Bombay en Inde, ou de Shanghai en Chine, font figure de minuscules îlots d’une richesse insolente au milieu d’un océan de pauvreté abjecte. Dans les pays développés, des métropoles comme Paris, Londres, Hambourg ou Milan en Europe, New York, Los Angeles ou Chicago aux États-Unis, tiennent un peu le même rôle en comparaison des anciennes régions industrielles en déshérence, où le chômage de masse est le lot commun, et non plus l’emploi de masse.
Conflits à venir, donc, et de deux ordres. Tout d’abord, des guerres civiles, aussi bien dans les pays développés que dans les pays émergents, entre ceux qui disposent de ressources et ceux qui, faute de travail, n’en ont pas. Mais aussi des guerres entre pays inégalement prospères. Il est clair en effet que les pays dits « riches », ceux d’Europe occidentale par exemple, peuvent à bon droit, même frappés de décadence économique relative, exciter l’envie de l’Afghanistan, de la Somalie ou de Haïti.
Seules des solutions alternatives, permettant de trouver des remèdes concrets à la fin de l’emploi qu’entraîne la « fin du travail », sont à même d’éloigner le spectre de cette guerre sans merci de tous contre tous, qui sera le lot de l’humanité si rien n’est fait pour redresser l’évolution économique en cours.
Le partage du temps de travail repose sur l’idée simple et de bon sens que les gains de productivité doivent être partagés de manière équitable entre les entreprises et ceux qu’elles emploient.
Jusqu’alors, en effet, le bénéfice des gains de productivité a été monopolisé par les entreprises, via l’augmentation des bénéfices consécutifs aux progrès constants en matière de productivité, découlant de la suppression continue des postes de travail.
C’est à cette dérive et à cette iniquité fondamentale que le partage du travail se propose de mettre un terme. En pratique, il s’agit de diminuer par voie législative et réglementaire la durée légale du travail hebdomadaire de manière à augmenter le nombre de postes, ou d’emplois, disponibles.Pour l’auteur, de telles mesures ne relèvent pas de l’utopie. Elles ont déjà été testées avec succès dans certains pays, comme la France et la Belgique. Dans ces deux pays, et notamment en France avec l’expérience des 35 heures (durée nouvelle de la semaine de travail réglementaire), on s’est rendu compte que ces mesures ne nuisaient en rien à la productivité, bien au contraire : des salariés qui travaillent moins d’heures par semaine sont souvent plus productifs, parce qu’ils sont plus motivés et moins fatigués.
En revanche, dans certains pays comme les États-Unis, il est clair qu’une certaine éthique du travail, d’origine puritaine, peut difficilement se plier à de telles conceptions. Pourtant, il faudra bien y arriver si l’on veut résoudre la question de la disparition accélérée des postes de travail dans tous les secteurs de l’activité économique, plus criante aux États-Unis que partout ailleurs dans le monde. Au point que l’on peut avancer sans grand risque d’erreur que, dans ce domaine, les États-Unis constituent véritablement un pays pionnier.
Pour autant, cette solution à elle seule n’est pas à même de résoudre le problème massif du chômage engendré par la disparition de l’emploi de masse. Elle n’est qu’une solution partielle et temporaire, avant que ne prenne toute son ampleur le développement du « tiers secteur », qui constitue la véritable solution de long terme au défi posé par la « fin du travail ».
Le tiers secteur, comme son nom l’indique, est le secteur de l’économie qui échappe à la fois au secteur régi par le marché et au secteur régi par l’État, par l’économie publique sous toutes ses formes.
C’est un secteur qui regroupe principalement des entreprises à forme associative, celles qu’en France on baptise du label « économie sociale et solidaire ». En pratique, le tiers secteur a vocation a trouver ses activités de prédilection dans l’éducation, la culture, l’aide à la personne, les soins hospitaliers ou à domicile, la santé, ainsi que dans une forme d’économie que l’on peut qualifier de troc et qui englobe les secteurs les plus divers, du bricolage aux courses pour des personnes connaissant des problèmes de mobilité, de l’aide juridique au soutien scolaire ou ménager.
Les personnes qui trouvent à s’employer dans le tiers secteur, selon Jeremy Rifkin, représentent la majorité des gisements d’emploi de l’avenir. Au-delà de la solution, partielle et secondaire, du partage du travail, c’est dans le tiers secteur que sont appelés à se reconvertir tous ceux qui ne pourront plus trouver de postes de travail dans les secteurs publics et privés, ou qui seront évincés de ces derniers par les progrès de la productivité.
La rémunération des personnes engagées dans le tiers secteur peut prendre plusieurs formes. Au-delà de la solution déjà évoquée du troc, donc du recours à une forme non-monétaire d’économie, on peut également envisager la possibilité d’un salaire social pour tous ceux qui s’adonnent à de telles activités. Enfin, un système de bons, ou de coupons, peut également permettre de valoriser, sur un marché dévolu à ces instruments de paiement, les crédits que l’on a pu acquérir par le biais d’activités exercées dans le tiers secteur.
En somme, pour Jeremy Rifkin, le tiers secteur représente à n’en pas douter l’économie de demain. Il constitue la révolution économique majeure de l’avenir, celle qui fera franchir un saut qualitatif décisif à l’humanité, de la même manière que la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles a représenté une étape absolument fondamentale de l’évolution humaine.
Pour Jeremy Rifkin, repenser le travail n’est pas suffisant. Il faut également repenser les institutions politiques. En effet, la société n’est pas un espace bipolaire à laquelle correspondraient deux extrémités, le marché et l’État.
L’auteur emploie de préférence l’image du trépied pour donner sa propre interprétation de la perception juste et pertinente de l’ordre social. Ce trépied s’organise autour de trois pôles autonomes et complémentaires : le marché et l’État, certes, mais aussi et surtout l’économie sociale, unique chance de salut de nos sociétés si elles ne veulent pas être pulvérisées par des conflits destructeurs.
Pour certains économistes comme Olivier Blanchard, professeur à la Sloan School of Economy rattachée au MIT (Massachusetts Institute of Technology), Jeremy Rifkin est un « charlatan », ni plus ni moins. Le terme est employé dans un entretien avec Jean-François Rouge publié dans le magazine Capital d’août 1996. En effet, Olivier Blanchard soutient que le raisonnement de Jeremy Rifkin ne peut même pas être qualifié de « malthusien » et que sa thèse, consistant à affirmer que l’emploi disparaît inexorablement et qu’il faut donc se répartir la pénurie, ne soutient pas l’examen.
Pour autant, on est sérieusement en droit de se demander si ce n’est pas ce type de critiques qui peuvent être qualifiées de « charlatanisme ». En effet, depuis la publication du livre en France il y a près d’un quart de siècle, force est de constater que toutes les analyses et prévisions de Jeremy Rifkin se trouvent vérifiées et confirmées par les évolutions économiques et sociales.
Ouvrage recensé– La Fin du travail, Paris, La Découverte, 2006 [1995].
Du même auteur– L’Économie hydrogène. Après la fin du pétrole, la nouvelle révolution économique, Paris, La Découverte, 2002.– Le Rêve européen ou Comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, Paris, Fayard, 2005.– La Fin du travail, Paris, La Découverte, 2006.– La Troisième Révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012.