Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jérôme Glicenstein
Le « curateur » est devenu une figure incontournable du marché de l’art contemporain. Présents dans les foires, les biennales, les salons, les galeries, mais aussi dans les musées, les curateurs occupent une place toute particulière, qui les distingue des commissaires d’expositions, des conservateurs de musée, des médiateurs culturels, des critiques ou encore des artistes. Il n’est pas rare que les curateurs collaborent avec les institutions traditionnelles du monde de l’art, ils évoluent cependant sur une scène beaucoup plus vaste et occupent un espace à la croisée des musées, des galeries, des espaces temporaires d’exposition et des ateliers de création. L’enjeu de cette étude est donc d’éclairer les champs d’action multiples des curateurs et la manière dont ils se sont positionnés au fil du temps sur le marché de l’art, la scène artistique et plus généralement l’espace public, au point de se rendre indispensables.
La fonction de curateur est incontestablement à la mode ; il est aujourd’hui de bon ton de faire appel à un curateur pour organiser une exposition, un événement artistique, une conférence, voire pour imaginer un dîner, une cérémonie religieuse ou une visite guidée.
Mais quel est le rôle exact d’un curateur ? Le terme général de curating désigne-t-il une profession ou un ensemble de pratiques éclectiques qui dépendent avant tout de la personnalité et du regard subjectif de tel ou tel curateur ?
Pour répondre à ces questions, Jérôme Glicenstein s’intéresse d’abord à l’histoire des institutions culturelles et à l’émergence, dès le XVIe siècle, d’artistes et de mécènes indépendants, œuvrant en marge des institutions officielles. Il observe ensuite les jeux de pouvoir et de contre-pouvoirs qui ont structuré, depuis la fin du XIXe siècle, les champs artistiques européen et nord-américain et qui ont permis aux curateurs d’émerger en se distinguant des autres acteurs professionnels du milieu.
Jérôme Glicenstein éclaire la genèse de la muséologie européenne à la Renaissance, quand naissent les premières collections d’objets et d’œuvres d’art, indissociables de leurs propriétaires, nobles, grands bourgeois ou hommes d’église. Or, si c’est bien le collectionneur qui préside au choix de l’acquisition de tel ou tel objet, il est souvent amené à recruter un assistant particulier, pour classer, archiver, conserver ou restaurer les précieuses pièces de sa collection. Dès le XVIe siècle, sont ainsi aménagés des espaces d’exposition semi-publics au sein même des habitations des collectionneurs ou dans des bâtiments érigés spécialement à cet effet pour les pièces majeures, par exemple les antiquités.
Le travail des assistants s’apparente déjà, par certains aspects, au métier de curateur : il s’agit en effet de faire des choix de mise scène et de juxtapositions d’objets, de penser les classifications selon l’origine des œuvres, leur fonction ou encore leur valeur monétaire. Parfois cependant, le propriétaire se charge lui-même d’aménager sa collection : c’est le cas du peintre Rubens qui, vers 1620, expose sa propre collection de pièces antiques, dont la renommée rayonne dans l’Europe entière.
C’est à cette même époque que les « académies » voient le jour. Ces institutions ont pour objectif de former des artistes de toutes disciplines (dessin, sculpture, poésie, théâtre, escrime, équitation, danse, etc.) hors des corporations traditionnelles et des universités. Il s’agit aussi de définir des normes communes d’évaluation artistique et de forger de nouvelles théories indépendamment des prescriptions officielles et des demandes du marché. L’Accademia del disegno, fondée à Florence en 1563 à la mort de Michel-Ange, est une institution pionnière de ce nouvel académisme : elle attire rapidement les artistes les plus prometteurs du temps, Titien, Tintoret et Palladio. Ces institutions fleurissent en Italie et dans toute l’Europe. Un siècle et demi plus tard, on en dénombre 70 à Bologne, 56 à Rome et 43 à Venise ! Ces académies ont aussi pour caractéristique, à l’origine, de réunir des artistes, professeurs, savants, humanistes et amateurs, en marge des cercles du pouvoir.
Le siècle des Lumières voit l’inauguration de nombreux musées publics et l’apparition des premiers « conservateurs », alors nommés « gardiens des collections ». Ils exercent le plus souvent cette fonction parallèlement à une activité principale de professeur, restaurateur de tableaux ou encore portraitiste de cour. Ils sont essentiellement chargés de protéger les œuvres et de diffuser un savoir sur celles-ci : en complément des catalogues, ils se mettent à proposer des visites guidées.
Pour les suppléer dans cette tâche qui, aux dires des témoignages d’époque, ne les passionne guère, des « démonstrateurs spécialisés » seront bientôt formés. Aux XVIIIe et XIXe siècles, « se produit ainsi une segmentation progressive de la fonction de conservateur, entre les activités de médiation, de restauration d’œuvres, d’accrochage des collections et de recherche scientifique » (p. 27).
À la fin du XIXe siècle, la profession de conservateur de musée semble standardisée et stabilisée, dans la droite ligne des directives avancées par la Commission du muséum lors de la fondation du Louvre (1792-1793). Le conservateur doit occuper quatre fonctions essentielles : sélectionner des œuvres issues du patrimoine français, les disposer dans le musée, les conserver et les entretenir.
Il en va tout autrement pour les organisateurs d’expositions d’artistes vivants – prédécesseurs des curateurs – qui peinent à trouver leur place dans les milieux de l’art. Cela s’explique par le fait que les artistes honoraient le plus souvent des commandes et que leurs œuvres n’étaient pas destinées à être déplacées. La création des académies, évoquée plus haut, modifie quelque peu la situation, ouvrant la voie à une pensée de l’art indépendante des commanditaires.
De même, la fondation du Salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture, à la fin du XVIIe siècle, modifie la fonction de l’organisateur d’exposition : « Il ne s’agit plus de convaincre les collectionneurs de prêter leurs œuvres, mais plutôt d’entrer en relation avec d’autres artistes membres de l’Académie, de les convaincre d’exposer […] et éventuellement d’arbitrer des conflits. » (p. 29). On commence alors à parler de « commissaires de tableaux » pour les distinguer des conservateurs.
L’organisation des Salons amène de grands bouleversements : les expositions, jusque-là réservées à une élite, sont désormais ouvertes à un plus large public de non-initiés qui entretiennent une relation différente à l’art et n’hésitent pas à émettre des critiques. En outre, en réaction à la préséance des jurys qui sélectionnent les œuvres à exposer, certains artistes choisissent d’organiser indépendamment leur propre exposition, comme David en 1799 ou Courbet en 1855 et 1867. Ce mécontentement conduit à la création du « Salon des Refusés » en 1863, prélude à la première exposition des impressionnistes en 1874.
Ces événements témoignent d’une démarche nouvelle : la salle d’exposition devient un espace d’expression publique, les œuvres sont libérées du carcan des Salons. La place des artistes est aussi reconsidérée et ils peuvent intervenir dans les choix de présentation de leurs œuvres : pour la première fois, le caractère performatif de l’exposition est pris en compte, ce qui aura une importance majeure pour les mouvements des avant-gardes du XXe siècle (futurisme, dadaïsme, constructivisme, Bauhaus, etc.). Les organisateurs des expositions commencent également à percevoir l’intérêt de rapprocher des œuvres hétérogènes et de fédérer des démarches artistiques pour diffuser un message, comme dans le cas de l’exposition du groupe du Blue Reiter en 1911, autour de Vassili Kandinsky. Ce même modèle présidera encore, à la fin du XXe siècle, au montage d’expositions comme « Traffic » (1996) ou « Sensation » (1997-1999).
C’est seulement dans les années 1950 qu’apparaissent véritablement les premiers curateurs dans le milieu de l’art contemporain lui-même émergeant. Dans l’après-guerre, se constituent en effet des réseaux d’artistes, d’institutions nouvelles (centres d’art, résidences), de collectionneurs et de conservateurs amateurs d’art contemporain, tous propices au développement du curating.
La fonction curatoriale ne se laisse pas appréhender facilement. Pour parvenir à en dessiner plus clairement les contours, Jérôme Glicenstein choisit de procéder par la comparaison du rôle du curateur avec celui des autres professionnels du monde de l’art contemporain, au premier rang desquels figurent ses « concurrents » directs : les commissaires et les conservateurs.
L’étymologie du mot « commissaire » évoque immédiatement la police, les rapports de pouvoir. Quant aux conservateurs, ils exercent leur profession au sein d’institutions publiques ou privées et sont également soumis à une hiérarchie. Le mot « curateur » a une autre connotation et renvoie à l’idée du soin (care, en anglais) et de la protection. Le curateur prétend donc d’une part se situer en marge des institutions traditionnelles, d’autre part établir une relation particulière d’écoute, de compréhension avec l’artiste dont il se donne pour mission de faire connaître l’œuvre, voire de l’interpréter.
Cependant, si la relation que les curateurs entretiennent avec les artistes est fondamentale, elle semble aussi délicate et ambiguë : les artistes ont besoin des curateurs pour acquérir une notoriété, mais les faits montrent qu’ils entrent souvent en conflit avec eux, au prétexte qu’ils s’approprieraient leurs œuvres, les utiliseraient à leur propre profit ou exerceraient des abus de pouvoir. Ainsi, dans le contexte actuel de la mondialisation, une certaine critique américaine conteste l’idée que les curateurs sont des « découvreurs de talents » et leur reproche de se comporter « comme des explorateurs post-coloniaux, venant exploiter les pays du tiers-monde » (p.258).
Jusqu’aux années 1960, galeristes et critiques étaient aussi deux figures indispensables au succès d’un artiste. Dans les années 1970, des commissaires d’exposition indépendants – les futurs curateurs – viennent s’ajouter aux critiques et parfois s’y substituer. Mais peut-on être honnêtement le critique et le porte-parole d’une œuvre ?
Jérôme Glicenstein répond par la négative. C’est pourtant souvent ce qui se passe, les curateurs se donnant souvent pour mission d’assurer la publicité d’un artiste, mais aussi de rédiger les textes des catalogues et les articles spécialisés.
Jérôme Glicenstein décrit aussi la nature des espaces occupés par les curateurs. Du fait de leur situation marginale, ils investissent d’abord des galeries et des ateliers d’artistes. Aujourd’hui, ils sont très présents dans les foires et en particulier les biennales, passage obligé pour tout curateur ambitieux. Jérôme Glicenstein souligne le rôle de la biennale de Venise, qui existe depuis 1895, et de Manifesta, depuis les années 1990.
Dans les années 2000, les curateurs étendent leur champ d’action : ils acquièrent une notoriété et une visibilité internationale qui amène de grands musées tels le MoMA de New York ou le Centre Pompidou de Paris à les intégrer à leur programmation ou à les engager.
Cette irruption des curateurs dans les réseaux institutionnels traditionnels est à mettre en parallèle avec la redéfinition des fonctions mêmes des musées qui deviennent des « espaces éducatifs » plus que de simples lieux d’exposition. Mais concrètement que fait un curateur ? Difficile de répondre à cette question tant les pratiques curatoriales sont éclectiques et multifactorielles : elles dépendent du contexte de l’exposition, de ses commanditaires et surtout de la subjectivité et de l’expérience du curateur.
Au fil de l’étude, Jérôme Glicenstein mentionne une multitude de rôles et de compétences attendues d’un curateur : contact avec les artistes, sélection d’objets et d’œuvres en tout genre (photographie, vidéos, bandes sonores, objets du quotidien, etc.), scénographie, conception des décors, rédaction des dossiers de presse, accrochage des œuvres, éclairage, signalétique, couleurs des murs.
Ainsi, le curateur est loin d’être un simple technicien ou médiateur. Il est aussi parfois un auteur, un créateur aussi important que les artistes exposés. Harald Szeemann est la figure par excellence du curateur « chef d’orchestre » ou « metteur en scène » (p. 78). Glicenstein souligne aussi que si la pratique curatoriale est insaisissable, c’est qu’elle change rapidement, au gré de la demande du marché.
Actuellement, la « culture du projet » et la bureaucratisation semblent l’avoir emporté sur l’autonomie de la création, comme si curateur et artiste étaient désormais devenus des « ouvriers spécialisés de la grande chaîne de montage des industries culturelles » (p. 193). En outre, selon la terminologie propre à l’économie néolibérale, la fonction du curateur, très loin des enjeux esthétiques et essentiellement artistiques, ressemble de plus en plus à celle d’un manager, d’un coach, d’un leader éphémère, nomade, flexible, freelance et précaire.
Au terme de cette étude, il reste difficile de définir avec précision la fonction curatoriale : sa courte histoire, liée à cette de l’art contemporain, montre qu’il ne s’agit pas vraiment d’une « profession », au sens d’un ensemble de règles et de pratiques propres à un groupe ayant reçu une formation ou des diplômes précis. D’ailleurs, il arrive que des écrivains, philosophes, collectionneurs, journalistes ou encore critiques interviennent ponctuellement comme curateurs.
En outre, Jérôme Glicenstein indique que si certaines écoles ou universités proposent des formations en curating, ni les programmes ni les cursus ne sont harmonisés. De même, les études spécialisées et objectives en la matière restent rares. Il est donc, à ce stade, impossible de théoriser la pratique curatoriale.
Cet ouvrage spécialisé intéressera les chercheurs, les professionnels de la scène artistique contemporaine et du marché de l’art contemporain, ainsi que ceux qui ambitionnent de s’y insérer.
On pourrait compléter la lecture de cette brève histoire de la fonction curatoriale par celle de deux ouvrages du sociologue Pierre Bourdieu – La Distinction et Les Règles de l’art – qui analysent les processus de distinction sociale, de construction du « goût », du « bon goût » et du « dégoût du goût des autres ». Les milieux culturels décrits par Glicenstein peuvent être considérés, dans une perspective bourdieusienne, comme des arènes sociales où s’exerce une violence symbolique permanente entre les différents acteurs (conservateurs, curateurs, marchands, universitaires, artistes, amateurs d’art) qui structurent le champ et sont porteurs de capitaux culturels différents, parfois antagonistes.
Il apparaît d’une part que l’enjeu, pour chacun, réside dans la définition d’un goût et d’une pensée légitimes en matière d’art contemporain et que, d’autre part, ces acteurs sont eux-mêmes placés sur des sièges éjectables, soumis aux lois d’un marché qui dépasse largement le champ de la création artistique.
Ouvrage recensé– L’Invention du curateur. Mutations dans l’art contemporain, Paris, PUF, 2018.
Du même auteur– L’Art : une histoire d’expositions, Paris, PUF, coll. Lignes d’art, 2009.– L’Art contemporain entre les lignes, Paris, PUF, 2013.
Autres pistes– Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979. – Pierre Bourdieu, L’Amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, Minuit, 1966.– Brigitte Gilardet, Paroles de commissaires. Histoire. Institutions. Pratiques, Dijon, Les Presses du réel, 2020. – Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Paris, Larousse, 2017.– Dominique Poulot, Musée et muséologie, Paris, La Découverte, 2009.