Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Joan W. Scott
De l’utilité du genre réunit six articles et une introduction, rédigés entre 1986 et 2012, qui reviennent sur le concept de genre, sa pertinence, ses applications et ses implications. Le genre y est considéré en tant que domaine d’investigation, mais aussi et surtout comme un instrument critique essentiel pour lutter contre les paradigmes dominants. Cet ouvrage permet ainsi de se familiariser avec cet outil, puisqu’il en offre à la fois des définitions et des illustrations. Il témoigne également du parcours intellectuel de Joan W. Scott, et plus généralement de la trajectoire de la recherche féministe.
De l’utilité du genre présente un ensemble de textes qui offrent à la fois des réflexions épistémologiques sur le concept de genre lui-même, mais qui illustrent également sa pertinence. Pour ce faire, Joan W. Scott montre comment appliquer « l’outil du genre » à l’examen de sujets spécifiques, historiques comme actuels, et aussi variés que la question de place des femmes dans l’histoire de la classe ouvrière, le lien entre laïcité et émancipation des femmes ou encore les stratégies de nombreux intellectuels français pour nier la légitimité du combat féministe.
J.W. Scott revendique ainsi pleinement la dimension politique de ses travaux, en formulant clairement son objectif : « Analyser les rapports de forces de sexe » (en français dans le texte) ». Le genre est donc utile pour révéler les situations conflictuelles et les rapports de force, et donner des outils pour lutter contre la domination.
Comme Joan W. Scott l’explique dans « Le genre, une catégorie utile d’analyse historique » – véritable référence dans les études de genre – le concept naît avant tout d’une volonté de la part de féministes américaines pionnières en la matière au début des années 1970 de rejeter le déterminisme biologique. Le genre est ainsi défini comme « un ensemble de règles qui tentent d’organiser les relations entre les hommes et des femmes dans les sociétés ». Ses théoriciennes souhaitent donc insister sur la dimension sociale (et non prétendument naturelle) des distinctions fondées sur le sexe. Elles défendent que la féminité n’est pas une donnée innée mais bien une norme sociale, et que cette norme sociale est définie systématiquement dans les relations entre hommes et femmes. Celles-ci étant des rapports de force et plus précisément de domination (où les hommes dominent les femmes), la féminité suppose donc nécessairement un statut inférieur.
L’auteure met particulièrement l’accent sur la relation ambivalente, entre la spécificité du genre et la tendance à l’universalisme de la politique démocratique. Dévoiler ces relations, ces constructions, avoir une perspective de genre est donc tout à la fois un enjeu épistémologique, mais cela comprend également une dimension véritablement militante. La naissance des études de genre est ainsi étroitement liée à l’émergence du mouvement féministe des années 1970.
L’historienne propose dès l’écriture de cet article, en 1986, d’aller encore plus loin que la séparation – aujourd’hui plus communément admise – entre l’existence d’un « sexe » biologique et d’un « genre » socialement construit. Elle montre qu’établir une telle distinction risque finalement de produire les mêmes effets pervers que ce que le concept de genre veut justement combattre. En réaffirmant qu’il existe une « nature » (donc « véritable ») qui correspond au sexe biologique et une « culture », le genre, socialement construit, (donc « artificielle »), cette division continue à essentialiser le concept de sexe.
Pour elle, une telle vision n’a pas de sens dans la mesure où ce que l’on nomme « le sexe » et « le genre » apparaissent en réalité comme des catégories de pensées. Autrement dit, ce sont des constructions pour comprendre et organiser le réel qui ne correspondent à aucune réalité immuable.
C’est dans la discipline historique que les travaux novateurs de Joan W. Scott sont particulièrement (re)connus, notamment pour leur dimension critique, parce qu’ils remettent en question plusieurs fondements de la pratique historique conventionnelle. L’objet de son travail peut ainsi être résumé à la question de la différence des sexes dans l’histoire : comment cette différence a-t-elle été utilisée ? Comment a-t-elle été racontée et par qui ? Dans quels buts ? À quoi et surtout à qui a-t-elle servi ? Comment a-t-elle évolué et quels effets a eu cette évolution sur la vie sociale et politique dans un lieu donné ?
La poursuite de cet objectif s’appuie sur une méthode qui réunit deux éléments essentiels : l’historicisation des catégories (montrer que les catégories sont le produit d’une construction dans le temps et donc ne sont pas naturelles, immuables) et la recherche des stratégies discursives des sources que l’on sollicite, c’est-à-dire que l’on se pose la question : quels sont les buts poursuivis dans les discours des personnes que l’on interroge pour écrire l’histoire ?". Si l’ouvrage fourmille d’exemples historiques où le genre intervient en tant que catégorie d’analyse, c’est en particulier dans le second article « Les femmes dans La formation de la classe ouvrière anglaise » que Scott développe l’illustration la plus poussée de l’application de l’outil du genre dans le champ de la discipline historique. On y retrouve son propos central : pour avoir une perspective de genre pertinente, il ne s’agit pas seulement de parler des femmes, mais de changer la manière de les raconter.
Scott dénonce la vision « unificatrice » de la classe ouvrière décrite par E.P. Thompson. Elle montre qu’il valide, par ce choix, la construction que les ouvriers ont faite de leur classe, c’est-à-dire un groupe au sein duquel les hommes ont le rôle prépondérant. Certes, cette vision n’empêche pas l’historien d’évoquer les femmes, mais celui-ci ne parvient pas à leur donner une véritable place. Il les représente comme marginales et leur accorde une place secondaire, alors même que de nombreux travaux d’historiennes ont montré le rôle central et décisif joué par certaines ouvrières.
La « classe ouvrière » est associée à une identité masculine et certains concepts sont ainsi dotés de cette même identité, associés au sexe masculin : c’est le cas pour des idées telles que « le politique, le rationnel, le travail » (en y incluant la création artistique). À l’inverse, d’autres sont associés à la féminité : « le domestique, le spirituel, l’émotionnel, le religieux, l’indiscipliné, l’irrationnel ». (p. 78)
L’historienne affirme que son objectif n’est pas de dénoncer la vision politique d’E.P. Thompson au nom d’une manière plus valorisante de parler du féminin, mais plutôt de mettre au jour et de s’interroger sur l’utilisation que fait l’auteur de ces représentations sexuées. Les femmes ont certes été oubliées ou reléguées, mais la question fondamentale, c’est le sens de cet oubli, de cette négligence. Utiliser « l’outil du genre » dans la discipline historique est donc synonyme de deux choses : la première, la plus évidente, redonner de la visibilité au rôle des femmes dans l’histoire, commencer à montrer qu’elles n’ont pas toujours tenu les (seconds) rôles auxquels on veut les cantonner. Mais c’est aussi et surtout écrire une histoire féministe, remettant en cause les représentations genrées qui sous-tendent la manière dont l’histoire est racontée.
L’importance de la psychanalyse constitue un axe fondamental de De l’utilité du genre. Elle est intégrée pleinement à l’analyse historique et traverse tous les articles du recueil, puisque l’énigme de la différence des sexes est décrite comme étant au cœur de la théorie psychanalytique. Par le biais du genre, les disciplines historique et psychanalytique dialoguent et s’interpénètrent. Face à une psychanalyse normative (qui érige des normes en vérités) et essentialiste (qui fige les identités, notamment sexuelles), Joan W. Scott utilise le genre pour historiciser les concepts et les discours.
À l’inverse, elle utilise la psychanalyse pour lutter contre une histoire à tendance positiviste. Joan Scott reprend alors à son compte les théories lacaniennes qui, dans le sillage de Freud, estiment que les identités psychiques ne correspondent pas à l’anatomie. Virilité et féminité, masculin et féminin sont donc des positions psychiques, et non l’expression d’une donnée biologique. Ces manières d’être ne sont pas clairement définies – et ne le seront jamais – même si les normes sociales prétendent en donner des définitions irréfutables et figées.
L’auteure incorpore à son analyse les notions de désir inconscient et de fantasmes, au cœur des réflexions de la psychanalyse. Pour Scott, l’inconscient exerce une influence conséquente sur les actions humaines et la construction de la différence sexuelle implique des processus inconscients. Le fantasme façonne les représentations, les actions, les souvenirs, il est une composante essentielle du comportement humain : il n’a pas seulement une existence et des effets dans le domaine de la sexualité, mais également sur la vie sociale, publique. Au-delà, l’intégrer apporte une compréhension plus fine dans l’analyse des institutions politiques, économiques, sociales et des relations de pouvoir qu’elles cherchent à instaurer. Dans l’article « Séduction, une théorie française », elle reprend par exemple la théorie lacanienne selon laquelle le phallus représente le pouvoir absolu. Au moment de l’absolutisme, sous Louis XIV – qui correspond à la période où la pratique de la séduction chez les aristocrates connaît son apogée – la noblesse est privée du phallus, puisqu’elle est privée de pouvoir politique par le monarque. La séduction est alors pensée comme un jeu alternatif choisi par la noblesse pour compenser la perte de pouvoir, et non comme une manière de se réapproprier le pouvoir. Scott montre ainsi que la séduction n’est pas un modèle souhaitable pour les femmes, car elle n’est pas une arme pour lutter contre la domination, mais au contraire le signe d’une position d’infériorité.
Outre son intérêt théorique et historique, cet ouvrage revient également sur des sujets récents et polémiques en France. Dans le premier « Sécularisation ou sexularisation ? » Scott remet en cause le mythe émancipateur et universel de la laïcité, qui inclurait – et aurait toujours inclus – les femmes. Ce rôle auto-proclamé devient ensuite un argument qui justifie l’interdiction du voile, notamment à l’école. Ce dernier est désigné comme contraire aux valeurs de la République, car il oppresse les femmes : la République ne pourrait pas permettre qu’un tel symbole d’oppression existe dans ses écoles.
Joan W. Scott montre au moyen de l’examen des archives du Conseil d’État que le lien entre émancipation et laïcité n’émerge en réalité qu’à partir des années 2000. Elle expose que dans les sociétés laïques aussi, le rapport homme-femme était et continue à être un rapport de domination et que l’oppression des femmes ne peut être imputée aux seules questions religieuses. Rappelant que le prétexte de la cause féminine avait auparavant été utilisé par le discours colonialiste, elle souligne qu’il accusait déjà l’Islam d’asservir les femmes, et qu’il tentait ainsi de rallier ces dernières à la cause coloniale.
Ceci semble assez ironique au vu d’un contexte dans lequel les autorités coloniales n’avaient en réalité aucune velléité de (et aucun intérêt à) l’émancipation des individus féminins – dans les colonies comme en métropole. L’existence de « cérémonies de dévoilement public » en Algérie, parfois forcée – la plus célèbre date de 1958 – relatées par l’auteure révèle particulièrement les enjeux d’instrumentalisation du corps et de la cause des femmes.
La laïcité et son argumentation soi-disant féministe finissent ainsi par avoir un effet discriminant sur les femmes voilées, considérées comme des victimes passives. Pourtant, plusieurs enquêtes qui donnent la parole aux principales intéressées existent et rendent compte d’une véritable réflexion à propos de cette décision.
L’article « Séduction, une théorie française » analyse et déconstruit la thèse portée par un certain nombre d’intellectuels français qui défendent ce que Joan Scott qualifie de « mythe national ». Il s’agit de l’opinion selon laquelle les hommes et les femmes en France auraient historiquement un comportement hérité de l’aristocratie française, qui fonde leur relation sur la séduction.
Qualifiée par l’auteure de « républicanisme aristocratique », cette idéologie lui apparaît fondamentalement conservatrice, antidémocrate et patriarcale. Idéalisant le passé comme un temps où les rapports entre les sexes n’étaient pas problématiques ou conflictuels, cette vision dénie toute validité et toute légitimité aux luttes. Elle implique également qu’il est impossible légiférer sur le sujet du harcèlement, puisque la séduction ne rentre pas dans le cadre des règles. Celle-ci se place « au-dessus », constitue un véritable art de vivre, impliquant qu’il revient aux femmes de « civiliser le désir masculin ». Dans cette perspective, être contre la séduction revient à imposer une forme d’autoritarisme qui sépare les individus les uns des autres – et c’est d’ailleurs ainsi que Mona Ozouf, fervente défenseuse de la théorie de la séduction, qualifie le féminisme américain.
Ce mythe de la séduction se double également de la spécificité de présenter une communauté nationale supposément unie, qui refuse d’admettre l’existence de conflits politiques. Ainsi, quiconque ne souscrit pas à un tel schéma s’exclut naturellement de la communauté nationale. L’identité française est ainsi essentialisée, ce qui permet d’en écarter la communauté musulmane par rapport à la question du voile.
La conclusion de 2008 présente un bilan de la recherche féministe et s’interroge sur son avenir : les dangers qui la guettent du fait de son institutionnalisation. La discipline aurait ainsi perdu sa dimension combattante en s’institutionnalisant, mais Joan Scott admet que l’exaltation des débuts, liée aux conditions d’apparition du champ ne peut objectivement pas être intacte, cinquante ans plus tard. La recherche féministe a bien évidemment perdu – partiellement du moins – le lien qui la liait au mouvement social qui l’a vu et fait naître, et le du « grand récit téléologique de l’émancipation » a perdu de force de conviction.
Mais les perspectives qu’elle continue à permettre d’entrevoir sont riches et multiples, et l’ensemble de l’ouvrage le prouve.
De l’utilité du genre représente ainsi avant tout un appel à penser et à participer au futur féministe. Celui-ci, en plus de prendre en compte le genre, doit également tendre à la collaboration entre les disciplines pour traiter les sujets. Finalement, le genre ne doit pas faire omettre l’importance de penser d’autres objets ou stigmates, tels que la classe ou la race. L’ouvrage de Scott est donc aussi un appel à penser l’intersectionnalité.
Elle fait l’éloge d’un esprit critique sans cesse renouvelé, qui « détricote sans cesse le savoir conventionnel, en expose les limites afin d’atteindre son but : l’égalité » (p. 218)
Grandement admirée dans le champ des études de genre, Joan Scott fait figure de référence fondamentale. L’importance de L’utilité du genre comme « introduction au genre » est soulignée par de nombreux spécialistes. Laurie Laufer dans son commentaire de l’ouvrage va jusqu’à affirmer que « Joan Scott met en œuvre un Discours de la méthode du genre ».
Une autre chercheuse, Violaine Sebillotte Cuchet, spécialiste du genre dans les mondes antiques, souligne tout de même que malgré sa volonté de dépasser les catégories binaires, elle revient finalement, dans le troisième article, à une polarité de genre : non plus sous la forme physique homme/femme, mais bien sous la forme psychique masculin/féminin, en invoquant notamment Lacan.
Enfin, puisque Joan W. Scott s’est en quelque sorte invitée dans le débat français, ses apports et ses propos ont bien entendu fait l’objet de vives critiques (elle-même intégrée aux différents débats sur la laïcité et le féminisme). Une chercheuse française, Pascale Barthélémy, a ainsi rassemblé les pièces principales de la controverse qui a opposé Scott à divers intellectuels français, issus de différents cercles, sur le site l’association « Mnémosyne » (voir section « Pour aller plus loin).
Ouvrage recensé– De l’utilité du genre, Fayard collection à venir, 2012.
De la même auteure– La Citoyenne paradoxale : les féministes françaises et les droits de l'homme, Paris, Albin Michel, 1998.– Parité ! : l'universel et la différence des sexes, Paris, Albin Michel, 2005.– Théorie critique de l'histoire. Identités, expériences, politiques, Paris, éditions Fayard, coll. « à venir », 2009.
Autres pistes– Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. C. Kraus. Paris, Éd. La Découverte, 2005.– Angela Davis, Femmes, race et classe, trad. Dominique Taffin-Jouhaud, ed. Des femmes, 2007.– Christine Delpy, L’Ennemi principal, 1. Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.– Christine Delpy, L’Ennemi principal, 2. Penser le genre, Paris, Syllepse, 2001.
Site de l’association Mnémosyne, dossier « Controverse » : http://www.mnemosyne.asso.fr/mnemosyne/category/actualites/dossier-controverse-a-propos-du-feminisme-a-la-francaise/