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Voici le résumé de l'un d'entre eux.

Anthropologie de la mémoire

de Joël Candau

récension rédigée parKatia SznicerDocteure en Histoire culturelle (Universités Paris 13 et Laval, Québec). Rédactrice indépendante.

Synopsis

Société

Que ce soit au niveau individuel ou au niveau collectif, la mémoire, faculté cérébrale et psychique, joue un rôle central dans la vie sociale. Elle sélectionne, organise, compose et recompose les événements, au gré des besoins et des enjeux du présent. Elle est aussi le socle indispensable qui permet à l’humain de se projeter, d’envisager son avenir. Après avoir brièvement synthétisé les propriétés biochimiques et psychiques de cette étonnante faculté, Joël Candau rappelle quelques enjeux philosophiques et pose les bases théoriques et pratiques d’une étude anthropologique de la mémoire en tant que signifiant social complexe.

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1. Introduction

« Souviens-toi », rappelle à maintes reprises la Bible. « Souvenez-vous de moi, et je me souviendrai de vous ! » est-il également écrit dans le Coran (II, 147). À l’inverse, Ésaïe proclame : « Ne pensez plus aux événements passés » (És. 43, 18).

Ces injonctions, au souvenir d’une part et à l’oubli d’autre part, mettent en lumière deux fondamentaux de la mémoire humaine : premièrement, aucune société ne peut se construire et survivre sans mémoire, puisque celle-ci est la garante des contrats, des alliances, de la fidélité, en d’autres mots de la cohésion sociale ; deuxièmement, tout processus mémoriel est fondé sur le « stockage » de souvenirs, mais aussi sur le tri et le nécessaire oubli d’une partie du réel pour vivre le présent et envisager l’avenir.

2. La mémoire, une faculté naturelle

Avant d’aborder la question de la mémoire dans une perspective anthropologique, Joël Candau prend soin de rappeler combien peut s’avérer utile le dialogue avec les sciences exactes. Les travaux du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux nous enseignent par exemple que la mémoire est fluctuante, dynamique, plastique et qu’elle résulte de processus de recatégorisation et d’adaptation continus.

En outre, il apparaît que l’humain dispose d’aires cérébrales liées à la mémoire, plus vastes que celles des autres espèces, et qu’il présente une aptitude particulière à la mémorisation. Contrairement à l’animal, l’être humain qui a conscience de sa mémoire, peut l’améliorer. Il possède également une mémoire symbolique et sémantique permettant de se représenter le passé et le futur, et d’élaborer des croyances, des mythes, mais aussi des théories relatives à la mémoire.

Par ailleurs, la mémoire présente des composantes génétiques et épigénétiques : cela signifie que si certains fonctionnements cérébraux et mémoriels sont hérités, bon nombre d’entre eux dépendent de connexions non prévisibles qui s’établissent en fonction de circonstances individuelles : « Il n’est donc pas surprenant que différents individus puissent avoir des souvenirs aussi différents et qu’ils les utilisent de façon si diverse » (p. 10).

Il devient vite impossible d’envisager une schématisation du fonctionnement de la mémoire ou de son système de traitement de l’information (par exemple la mémoire à court terme et la mémoire à long terme). La mémoire, comme la pensée humaine, n’est pas modélisable et « la compréhension des conduites mnémotechniques ne peut se faire sans les lier aux opérations de la pensée et aux notions de symbolisation, d’expérience subjective ou phénoménale, ou encore d’intentionnalité » (p. 12).

Plus encore, mémoire et pensée ne sont possibles que grâce aux interactions sociales et culturelles qui « vont permettre l’établissement et le partage de connaissances, de croyances, de conventions, la compréhension d’images, de métaphores, l’élaboration de raisonnements, la transmission d’émotions et de sentiments, etc. » (p. 13).

La mémoire est ainsi un phénomène éminemment social qui ne peut se penser dans le cadre strict des sciences exactes. Elle relève tout autant de la nature que de la culture.

3. Mnémosyne, déesse grecque de la mémoire

Mnèmosunè (ou Mnémosyne), divinité de la mémoire et mère des neuf muses, occupe une place centrale dans la pensée philosophique de la Grèce antique (on peut se référer à ce sujet aux travaux de Jean-Pierre Vernant), car elle est liée aux questions fondamentales du Temps et du Moi.

Dans la poésie homérique, Mnémosyne préside à l’activité du poète et ses filles chantent l’origine des temps, la genèse des dieux et des hommes. Elles détiennent le secret d’un « temps hors du temps » (p. 20) qui ne connaît ni la vieillesse ni la mort ; elles libèrent l’homme de ses maux actuels. Chez Platon (Ve/IVe av. J.-C.), la technique de l’anamnesis place la mémoire au rang d’instrument de connaissance, de recherche du vrai. « Chercher et apprendre sont, en leur entier, une remémoration », dit Socrate dans le Mnénon (81 d).

Le philosophe, par la réminiscence, accède à un savoir déjà présent dans l’âme, atteint le « monde des Idées » et échappe aux apparences. Avec Aristote (IVe av. J.-C.), les sensations, le corps et ses limites font irruption dans la conception de la mémoire. La pensée aristotélicienne annonce la perception moderne d’une mémoire qui, loin d’être parfaite ou idyllique, « s’abandonne au temps et pousse l’homme à élaborer des représentations du temps qui passe » (p. 22).

Saint-Augustin, dans ses Confessions (IVe siècle apr. J.-C.), accorde aussi une place primordiale à la mémoire, ce « sanctuaire d’une ampleur infinie », voie privilégiée de l’introspection et de l’ouverture à Dieu.

« C’est dans la mémoire, écrit-il, que je me rencontre moi-même, que je me souviens de moi-même. » (X, 8). Il distingue trois types de mémoire : la mémoire des sens et des images des choses sensibles, la mémoire intellectuelle (la science et la connaissance) et enfin la mémoire des sentiments.

4. Mémoire individuelle et mémoire collective

Parmi les philosophes du XXe siècle ayant abordé le thème de la mémoire, Joël Candau retient Gaston Bachelard plutôt qu’Henri Bergson, encombré selon lui par un trop fort dualisme corps-esprit.

Dans La Dialectique de la durée, Bachelard explore la relation entre matière, durée et mémoire. Il en déduit que, premièrement, le souvenir est incapable de restituer la durée, deuxièmement, que la perception du temps est fonction de la densité des événements. Nous nous souvenons ainsi plus des « instants actifs » de notre passé, ceux qui sont perçus comme structurants et chargés de sens.

Enfin, plus généralement, le souvenir consiste à « configurer présentement un événement passé dans le cadre d’une stratégie pour le futur ». À cet égard, résume Candau, la mémoire bachelardienne apporte « une réponse aux interrogations aristotéliciennes ou augustiniennes sur le passé qui n’est plus, le futur qui n’est pas encore et le présent qui s’abolit dès qu’il naît. Se souvenir permet de tenir ensemble ces trois dimensions temporelles. » (p. 31)

Si l’on transpose les conclusions de Bachelard de l’échelle individuelle à l’échelle collective, la volonté de mémoire, l’attachement au passé, l’importance accordée à l’histoire n’apparaissent plus comme une marque de passéisme, de nostalgie stérile, mais bien comme la volonté d’une mobilisation d’un passé au service d’un projet, d’un avenir commun. En d’autres termes, l’humanité se crée en composant et recomposant constamment son passé, autant de constructions littéraires, de narrations qui fondent l’action, stimulent l’imagination, la création. Anthropologiquement, cela signifie que le souvenir est bien autre chose que l’événement passé : il est une image (imago mundi) qui agit sur l’événement (anima mundi).

Il convient, à ce stade, d’évoquer la figure de Maurice Halbwachs, sociologue français, disciple de Bergson et de Durkheim, mort à Buchenwald en 1945.

Dans Les Cadres sociaux de la mémoire (1925), Halbwachs fonde la notion de « mémoire collective », mais pose surtout les bases d’une sociologie de la mémoire en soutenant que cette dernière se construit à l’intérieur de cadres sociaux (la famille, la religion ou encore le langage) et qu’elle résulte, au niveau individuel, d’interactions avec les autres, avec le groupe.

En conséquence, l’individu ne peut se mémoriser hors de la société et la mémoire individuelle comporte toujours une dimension collective.

5. Mémoire et anthropologie

Fait social et culturel, la mémoire offre donc à l’anthropologue un vaste champ d’investigation. Quels sont les usages de la mémoire ? Quelles croyances et traditions y sont attachées ? Comment s’organise la transmission au groupe et à l’individu ? Comment les représentations du temps varient-elles selon les lieux et les époques ?

Une anthropologie de la mémoire suppose l’élaboration de thématiques précises pour observer les pratiques mémorielles. Joël Candau rappelle d’abord que, concrètement, l’humain n’a longtemps pu recourir qu’à ses seules ressources mentales en matière de mémoire : c’est par le développement d’exercices et de techniques mnémotechniques avancées que se conservait et se transmettait le savoir.

Plutôt que de recourir à un support écrit, les orateurs de l’antiquité, par exemple, associaient chaque partie de leur discours à un lieu précis, ce qui leur permettait de proclamer, de mémoire, de longs textes en parcourant par l’imagination ces loci memoriae (lieux de mémoire) associés chacun à un élément rhétorique.

Cet exemple soulève la question plus générale de l’oralité et de l’écriture. Dans les sociétés à tradition essentiellement orale, la transmission mémorielle passe par des pratiques collectives (rassemblements, veillées autour de l’âtre, discussions près du lavoir, apprentissage auprès d’un maître).

Propices aux chants, aux récits, aux rites d’initiation et de transmission des savoirs et des savoir-faire, ces pratiques traditionnelles sont aujourd’hui en voie de disparition. Elles étaient elles-mêmes productrices de sens et nourrissaient le lien social, ce qui pose, en contre-miroir, la question de la perte du lien social dans les sociétés modernes et urbaines qui privilégient la médiation mémorielle écrite, désincarnée et froide, la didactique plutôt que l’apprentissage par imitation et contact humain.

Cette dernière remarque conduit à la notion de « patrimoine », laquelle semble d’autant plus investie dans nos sociétés que les liens avec le passé sont érodés. La sensibilité patrimoniale contemporaine se caractérise par un attachement exacerbé à certains héritages matériels, idéels, culturels ou naturels.

Candau parle de « mnémotropisme », d’« hypertrophie mémorielle » ou encore de « compulsion mémorielle » sous de multiples formes : attrait pour les musées nationaux, succès des écomusées et des Journées du patrimoine, commémorations, passion généalogique, quêtes des origines, succès des biographies et récits de vie, reviviscence des traditions, reconstitutions historiques, etc.

6. Mémoire, histoire et oubli

Entre 1984 et 1992 paraissaient les 7 volumes des Lieux de mémoire, œuvre monumentale dirigée par Pierre Nora et rédigée par une cohorte d’historiens renommés visant à faire l’inventaire des éléments fondateurs du patrimoine matériel et immatériel de la France. Il s’agissait aussi d’établir une ligne de démarcation conceptuelle claire entre les deux représentations du passé que sont la discipline historique d’une part et les pratiques mémorielles d’autre part.

Candau s’attache à résumer la perspective de Nora : l’histoire « se donne comme objectif l’exactitude de la représentation », elle « vise à éclairer du mieux possible le passé, [à] révéler les formes du passé », elle « a un souci de mise en ordre ».

La mémoire, a contrario, cherche à « instaurer » le passé, à en « modeler » les formes, à l’instar de la tradition. Elle est « traversée par le désordre de la passion, des émotions et des affects » (p. 56). Enfin, « là où l’histoire s’efforce de mettre le passé à distance, le mémoire cherche à fusionner avec lui. » (p. 57). En bref, l’histoire serait une anti-mémoire et la mémoire une anti-histoire.

Cependant, rappelle Candau, l’histoire emprunte souvent des traits à la mémoire, elle peut être « arbitraire, sélective, plurielle, oublieuse, faillible, capricieuse, interprétative des faits qu’elle s’efforce de mettre à jour et de comprendre. » (p. 57). Elle peut recomposer le passé, servir des stratégies partisanes, se montrer abusive. Par ailleurs, l’histoire a souvent besoin de la mémoire, car cette dernière, tout comme la littérature, contient des éléments qui auraient pu échapper à l’attention de l’historien.

En fait, conclut l’anthropologue sur ce point, « mémoire et histoire sont complémentaires et le danger serait de “démémorialiser” l’histoire comme on peut désenchanter le monde » (p. 59).

Revenons, enfin, sur la question de l’oubli voire de l’amnésie, qui est l’autre face de la mémoire. En effet, si l’oubli peut être négatif et abusif, si la sélection des faits retenus par la mémoire peut être injuste et partiale, il convient aussi de souligner que l’oubli est parfois nécessaire et légitime, au niveau collectif, mais aussi individuel.

À son retour de Buchenwald, Jorge Semprun choisit ainsi une longue période d’aphasie et d’amnésie pour continuer de vivre, se protéger « des métastases du souvenir » (p. 79). L’oubli est parfois le seul moyen de libération après un traumatisme. « Toute action exige l’oubli, écrivait Nietzsche, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais encore d’obscurité » (cité p. 79).

7. Conclusion

Il ressort de cette étude que mémoire et identité sont inextricablement liées, qu’il ne peut y avoir d’identité sans mémoire et vice-versa. Dès lors, l’enjeu auquel les individus tout autant que les sociétés sont confrontés est celui du juste équilibre entre souvenir, oubli et identité.

Ainsi, s’il est parfois nécessaire de se libérer de mémoires traumatiques pour survivre, il est aussi fondamental de pouvoir s’ancrer dans une temporalité structurante servant de repère identitaire.

De même, s’il est parfois dangereux d’oublier les leçons du passé (celles des moments glorieux et des périodes sombres), il est tout aussi périlleux de tomber dans l’excès inverse, la fièvre patrimoniale et identitaire, l’exacerbation d’une mémoire brandie comme une arme défensive contre ceux qui ne la partageraient pas.

8. Zone critique

Tout discours sur la mémoire et sur le passé (nostalgie, regret, mise à distance, oubli, etc.) est révélateur des enjeux du présent. La publication de cette Anthropologie de la mémoire, en 1996, parallèle à l’aventure des Lieux de mémoire, n’échappe pas à cette observation : elle peut être interprétée comme un reflet des questionnements identitaires de la France de la fin du XXe siècle.

Plus de 20 ans après, la problématique mémorielle est toujours d’actualité, les discours officiels oscillent entre la volonté de récit national commun (la nation « une et indivisible ») et la reconnaissance de la pluralité des identités qui composent la nation. On ne peut certes refuser à personne l’expression d’une mémoire particulière et les travaux des historiens, sociologues, anthropologues sur les contre-mémoires ou encore sur les mémoires moins représentées par la « grande Histoire » ont apporté de nouveaux éclairages sur le passé national.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Anthropologie de la mémoire, Paris, PUF, 1996.

Du même auteur– Mémoire et expériences olfactives. Anthropologie d’un savoir-faire sensoriel, Paris, PUF, 2000. – Mémoire et identité, Paris, PUF, 1998.

Autres pistes– Gaston Bachelard, La Dialectique de la durée, Paris, PUF, 1950.– Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994.– Dominique Poulot, Patrimoine et musées. L’Institution de la culture, Paris, Hachette, 2014.– Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984-1992 (7 vol.).– Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1975.

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