Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Joëlle Toledano
Quatre entreprises se partagent la quasi-totalité de l’accès à des services universellement utilisés. Leur poids économique verrouille les marchés, dissuadant toute velléité de concurrence. Détenant une grande partie des données mondiales, elles ont une capacité d’influence potentiellement dangereuse. Plusieurs pays s’en sont inquiétés au point de lancer des procédures. Mais comment réguler des systèmes dont on ignore les rouages secrets ? Il faudrait pouvoir percer l’opacité qui entoure leurs puissants algorithmes pour créer des lois adaptées à leur modèle aussi agile qu’impénétrable.
Quand le numérique a pris son essor, tout le monde s’est mis à rêver d’un monde dans lequel l’information et la connaissance deviendraient accessibles à tous. Le web représentait un vecteur de liberté et de collaboration au bénéfice de l’humanité. Il y avait toutes les raisons d’y croire et il est vraisemblable que les fondateurs des GAFA eux-mêmes ont créé leurs entreprises dans cet état d’esprit. Mais aujourd’hui que 60% de la population mondiale est connectée, le web commercial a pris le dessus sur le web collaboratif.
Avec leur modèle économique, accès « gratuit » financé par la publicité ciblée, leur fournissant une mine inépuisable de données, Google, Apple, Facebook et Amazon ont pris une place telle qu’ils ont réussi à impacter le monde de la finance, de la communication et du pouvoir. Leurs services ont séduit des millions d’utilisateurs devenus captifs sans toujours s’en apercevoir. Curieusement, ces utilisateurs reprochent aux institutions et au pouvoir de leur infliger exactement les pressions, les mensonges et les manipulations qu’ils subissent des GAFA. Ces entreprises ont contribué à un état d’esprit devenu délétère, ultra-libéral, prônant une liberté à outrance dont les dérives vont jusqu’à l’incitation à l’ultra-violence et à la haine de l’autre. Face à cela, l’Europe semble avoir beaucoup attendu pour réagir.
Aujourd’hui, les initiatives se multiplient aux États-Unis (plusieurs enquêtes en cours émanant du ministère de la Justice, des procureurs de plusieurs États, et même du Congrès), mais aussi en France avec la loi AVIA de mai 2020 (dont le principal dispositif sur la suppression des contenus haineux a été retoqué par le Sénat). L’un des grands enjeux consiste aussi à obliger les GAFA à déverrouiller les marchés dont ils ont la maîtrise.
Les GAFA contrôlent déjà la majeure partie des données mondiales, possèdent une immense puissance économique et détiennent un dangereux pouvoir d’influence. Avant qu’ils n’aient définitivement pris la main sur l’organisation de nos sociétés, il est urgent de reprendre le pouvoir et de limiter leur puissance.
Reprenons la mission d’origine de chacun. Google : diffuser l’information librement à tous. Apple : innovation et qualité hardware, software et services. Facebook : un monde ouvert et connecté. Amazon : le meilleur service client du monde.Que reprocher à ces ambitions somme toute louables ?
D’autant que, il faut le reconnaître, nous ne pouvons plus nous passer des GAFA ! Même si nous déplorons leur hégémonie, les multiples services qu’ils proposent sont tellement incontournables que nous oublions nos griefs en continuant de les utiliser.Mark Zuckerberg disait déjà en 2010 : « À bien des égards, Facebook ressemble davantage à un gouvernement qu’à une entreprise traditionnelle. Nous avons cette grande communauté de personnes, et plus que d’autres entreprises technologiques, nous définissons réellement des politiques » (p.85). Cela a beau faire froid dans le dos, nous restons bel et bien prisonniers « volontaires » de cette machine tentaculaire.
Celui qui passe des heures sur Facebook ou sur Google se demande-t-il toujours ce qu’il offre en échange de sa « libre » utilisation de leurs multiples services ? Ses données personnelles sont une mine d’or. Elles donnent aux plateformes une attractivité telle que les entreprises sont prêtes à payer cher pour en bénéficier. 84% du chiffre d’affaires de Google repose sur la publicité ciblée sur Internet et cela représente 98% pour Facebook. Et les GAFA s’enrichissent de chaque trace que nous laissons derrière nous sur le web. Nos informations personnelles circulent sans que nous puissions maîtriser comment et par qui elles sont exploitées.
Car tout n’est pas toujours rose dans le monde magique des GAFA et plusieurs événements graves ont récemment entaché leur image : l’affaire Cambridge Analytica, société de stratégie qui a utilisé les données de 87 millions d’utilisateurs de Facebook aux fins d’influencer des intentions de vote ; l’attentat de Christchurch en mars 2019, dont les images filmées par le terroriste ont circulé sur YouTube et sur Facebook ; et, malheureusement, la liste ne s’arrête pas là…Il semble que ces scandales n’aient toujours pas impacté le chiffre d’affaires de Facebook. Cependant, quelques procès sont en cours ou en préparation. Les États-Unis envisagent d’attaquer les GAFA pour abus de position dominante et la France débat de l’utilisation des réseaux sociaux pour diffuser des messages de haine.
Lorsqu’on analyse la façon dont les GAFA se sont développés, il paraît difficile d’imaginer que cela ne répondait pas à une stratégie déjà finement étudiée. « Entre 2001 et septembre 2019 les GAFAM ont acquis 667 entreprises, soit environ une entreprise tous les dix jours, dont une grande majorité de start-up » (p.52). Leur réseau une fois créé, il était relativement facile de rajouter d’autres services à moindre coût en se greffant sur la trame déjà existante.
Le résultat est qu’il est tellement difficile de sortir de leur réseau pour utiliser d’autres services, que les utilisateurs sont découragés de tenter de contourner leur système. En réalité, Google et Facebook font tout pour que ceux-ci, si possible devenus addicts, restent le plus longtemps possible sur leurs réseaux afin d’optimiser leurs revenus publicitaires ; Apple propose le must du numérique au point d’écraser toute initiative de concurrence ou d’innovation ; Amazon a développé un service client si performant que personne n’a les moyens de faire mieux actuellement.
On s’éloigne alors définitivement de l’image positive de leur mission d’origine quand on constate qu’ils ont tellement pris le pouvoir qu’ils ont créé une zone « tueuse » (killer zone) autour d’eux, c’est-à-dire que tous ceux qui souhaiteraient exercer, plus ou moins, les mêmes activités sont empêchés et bloqués. Ils ne sont pas forcément directement menacés par les GAFA eux-mêmes mais par le poids économique et psychologique qu’ils représentent. Essayez de lever des fonds pour lancer une start-up qui voudrait créer une activité connexe à celles des GAFA ! Qui va vous suivre ? Les spécialistes en capital-risque vont plutôt vous conseiller de collaborer avec eux.
Et c’est ainsi que vous allez rejoindre l’armée des entreprises qui vivent grâce aux GAFA, mais en étant assujetties à leur pouvoir.Dans cette lutte sans merci, Snapchat fait figure d’exception en continuant à refuser de se laisser acheter par Facebook malgré de constantes offensives, l’une des plus récentes étant Instagram Threads qui reproduit les innovations de Snapchat pour essayer de lui prendre le marché des adolescents et des jeunes adultes.
Comment mesurer la qualité et la fiabilité des informations gratuites quand elles sont hiérarchisées par des algorithmes qui sont visiblement conçus pour que les internautes restent le plus longtemps possible connectés ? On peut supposer que les plus « racoleuses » sont en bonne position, et tant pis si elles ne disent pas la vérité. Cela est inquiétant car toute une population s’y laisse prendre. Qui est en mesure de prouver que les règles d’ordonnancement des parutions de YouTube sont loyales ? Qui peut dire si leur algorithme ne privilégie pas les vidéos conspirationnistes dont certaines populations raffolent, par exemple ?
En France, le syndicat des éditeurs de presse magazine a demandé récemment des mesures conservatoires à l’encontre de Google pour abus de position dominante. Ils ont, en effet, le « choix », depuis juin 2020, d’accepter que Google diffuse gratuitement les extraits de leurs articles et leurs photos, sinon ils se voient modifier leurs critères de référencement et se retrouvent beaucoup moins visibles. Ces mesures conservatoires seraient destinées à garantir que leurs contenus soient classés, indexés et donc présentés de façon équitable. Google refuse en effet de payer les droits voisins (droits moraux comparables aux droits d’auteur) qui rémunèreraient l’utilisation de leurs articles.
S’il existe un domaine qui doit rester le plus neutre possible et garantir l’objectivité, c’est bien l’information. Toute censure franche ou dissimulée derrière un système d’ordonnancement lié à la fréquentation, non seulement met la presse en danger, mais nuit également à une saine information de la population.
Les revenus de Google ou de Facebook dépendent de la publicité ciblée, liée au temps passé par leurs utilisateurs sur leurs réseaux. Les contenus sont donc destinés à attirer des internautes et à les conserver. Quant à savoir s’ils ont vocation à véhiculer une information fiable et sérieuse, la réponse semble évidente : ce n’est pas la priorité. Cela est dangereux et sans doute pas étranger aux dérives que l’on constate chez les utilisateurs des réseaux sociaux.
La difficulté pour réguler les GAFA est que personne ne peut suivre leurs algorithmes et qu’au fur et à mesure de leurs évolutions ils effacent les mémoires des précédents logiciels. Que peuvent vérifier les institutions et les organismes de contrôle quand le monde du numérique se renouvelle à une vitesse vertigineuse sans laisser aucune trace d’éventuelles pratiques délictueuses ? Sans preuves, comment légiférer ? Cette « asymétrie d’information » rend difficile l’application du droit de la concurrence. Pour ne pas dépendre uniquement des déclarations des GAFA sur leurs activités, il va falloir se donner les moyens techniques de vérifier leurs allégations (mesurer la loyauté des algorithmes, décrypter leurs biais…).
Pour créer des lois efficaces et être en mesure de les faire appliquer, il faudrait des équipes spécialisées et multi-compétentes : maîtriser l’informatique et l’intelligence artificielle, le droit du marketing mais aussi le droit sur l’usage et le traitement des données, les sciences cognitives (comment les utilisateurs réagissent, reçoivent et traitent l’information et comment ces réseaux peuvent influencer leurs comportements), etc. Sans oublier les différences de législations d’un pays à un autre. Or un pays comme la France, seul, serait incapable d’établir un rapport de force suffisant pour espérer s’attaquer aux GAFA. Ces derniers risqueraient de stopper purement et simplement leur service sur notre territoire, ce qui leur reviendrait moins cher que de toucher à leur modèle économique.
Comment informer et convaincre les utilisateurs des risques de manipulation et d’abus d’influence ? Ceux qui tentent de se positionner contre les GAFA, via des pétitions ou autres actions, se heurtent à l’incompréhension des utilisateurs qui considèrent, souvent à juste titre, que ces services leurs sont indispensables. D’autre part, partout dans le monde des entreprises existent et travaillent grâce aux GAFA. Imaginer leur démantèlement n’est même pas concevable.
Il faut réfléchir à l’échelle de l’Europe. La Commission européenne travaille sur le projet d’un digital service act (loi sur les services numériques). Il s’agit de statuer sur la responsabilité des plateformes concernant les contenus qu’elles hébergent, de mettre en place des règles d’encadrement par rapport à la publicité et à la protection des citoyens, mais aussi de développer les conditions d’une concurrence juste et saine.
Facebook envisage de créer Libra, une monnaie virtuelle indexée sur les grandes monnaies afin d’être plus stable que Bitcoin. Devant l’inquiétude unanime des gouvernements, Mark Zuckerberg a annoncé qu’il attendrait. Mais cela montre bien que certains sujets n’ont pas été assez anticipés par les autorités des différents pays.
Pourtant, Christine Lagarde, alors directrice générale du FMI, avait mis en garde les grandes banques centrales dès septembre 2017 lors d’une conférence, à Londres, sur les technologies financières.
Une des solutions serait de réguler les entreprises et leur modèle économique plutôt que les plateformes. Par exemple, en imposant un code de conduite à Facebook et à Google (qui sont assez proches dans la pratique et l’utilisation de la publicité ciblée) impliquant de partager équitablement les bénéfices des publicités avec tous leurs acteurs, ce qui n’est pas vérifiable actuellement. Obtenir des conditions d’achat de publicité claires et affichées afin d’éviter les discriminations. Permettre aussi aux utilisateurs de pouvoir décider de ne pas recevoir de publicité ciblée.
Concernant Amazon, il faudrait exiger des conditions de non-discrimination entre ses propres offres et celles de ses commerçants de La Place du Marché et encadrer la façon dont il se sert des informations commerciales des commerçants qu’il héberge.Quant à Apple, il faudrait empêcher que son système d’exploitation ne verrouille toute autre possibilité d’accès afin de préserver la concurrence entre développeurs. Apple limite les applications que les utilisateurs peuvent installer sur leur iPhone par le biais de l’App Store, ce qui nuit à la neutralité du net. Aucune entreprise n’a le droit de dégrader ou de censurer l’accès à un service en ligne au prétexte que ce n’est pas elle qui le fournit.
La solution, pour déverrouiller les marchés et respecter les règles de la concurrence, est de réguler modèle économique par modèle économique et entreprise par entreprise. C’est ce raisonnement qui a servi de base de réflexions pour l’ouverture des marchés dans les secteurs des télécommunications, des chemins de fer, de l’électricité ou du secteur postal. Pour chacun, on a identifié les activités pouvant être soumises à concurrence et celles pour lesquelles l’accès devait être réglementé afin de partager les ressources. Une analyse des marchés de la publicité ciblée permettrait de suivre le même raisonnement pour réguler les GAFA.
De nombreux spécialistes restent sceptiques sur la capacité d’éventuels concurrents de combattre l’hégémonie des GAFA. Quant à la vitesse législative, elle est loin derrière celle à laquelle évoluent ces entreprises. Le rapport Cremer de l’Autorité de la concurrence (2019) propose des adaptations permettant au droit d’avancer de façon plus pragmatique et bien plus rapide en acceptant des risques d’erreurs. Des initiatives sont prises dans plusieurs pays conscients de devoir rétablir un équilibre des pouvoirs.
Quels seraient les risques à ne pas le faire ? Les GAFA contrôlent déjà les données mondiales car ils détiennent les contenus de multitudes de domaines, à commencer par les marchés. Et ils ont d’énormes moyens techniques et économiques, qui peuvent leur suffire à prendre la main sur l’organisation de nos sociétés.
L’auteur nous livre un dossier à charge contre les GAFA et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est très documenté. Cependant, on peut aussi y voir en creux l’absence d’entreprises aussi ambitieuses en Europe. Les universités européennes ont certainement vu passer, elles aussi, des étudiants créatifs aux idées innovantes, capables de concevoir des projets qui auraient grandi en parallèle des GAFA et qui seraient, aujourd’hui, en mesure de s’y frotter.
Pourquoi de pareilles entreprises ne se sont-elles pas développées sur notre vieux continent ? Cela aurait permis de ne pas tout leur laisser faire en les contrant sur leur terrain, plutôt que de déplorer leur succès sans trop pouvoir agir. Les Chinois ont visiblement réussi à « s’y mettre » et pourtant ils partaient de beaucoup plus loin…
Ouvrage recensé– Joëlle Toledano, GAFA, reprenons le pouvoir !, Paris, Odile Jacob, 2020.
Autres pistes– Romain Badouard, Les Nouvelles Lois du web. Modération et censure, Paris, Seuil, 2020.– Cédric Durand, Technoféodalisme, Paris, Zones, 2020.– Scott Galloway, The four, le règne des quatre. La face cachée d’Amazon, Apple, Facebook et Google, Lausanne, Quanto, 2018.– Christophe Masutti, Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance, Caen, C&F éditions, 2020.– Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, Paris, Zulma, 2020.