Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Joëlle Zask
Dans cet ouvrage, Joëlle Zask annonce notre entrée dans l’ère des « mégafeux ». Incontrôlable et imprévisible, ce nouveau type de catastrophe naturelle accompagne le réchauffement climatique. Phénomènes à la fois naturels et culturels, les « mégafeux » remettent en question nos raisonnements habituels et nous contraignent à inventer une culture démocratique qui inclurait humains et non-humains.
En 2019, des incendies spectaculaires ont frappé l’Amazonie. Rien qu’entre janvier et août, le « poumon vert de la planète » a connu pas moins de 40 000 feux de forêts ! En 2018, c’était l’incendie de Camp Fire en Californie qui faisait les gros titres de l’actualité. Considéré comme le plus meurtrier de l’histoire, il a réduit en cendres une superficie de forêt équivalente à Chicago, ainsi que 14 000 habitations.
Ces événements ne sont pas isolés : partout à travers le globe de très grands feux se développent sans que l’on ne parvienne à les arrêter. En Australie, au Canada, en France, à Bornéo et même au-dessus du cercle polaire, on observe une augmentation alarmante des incendies.
À chaque fois, les mêmes images passent à la télévision. À la forêt luxuriante succède une terre dévastée, jonchée de troncs calcinés. Ces espaces lunaires et silencieux ont un parfum de fin du monde. Ils font naître chez nous un sentiment de détresse et de désarroi. De leur côté, les victimes vivent un véritable drame existentiel : « En l’espace de quelques heures, les paysages familiers deviennent étrangers » (p. 96). Chez certains, ce traumatisme perdure pendant plusieurs années. Comme si la destruction de leur environnement quotidien avait provoqué une profonde rupture – une sorte de morcellement de leur identité. Ces phénomènes que l’on connaît depuis toujours prennent aujourd’hui une ampleur nouvelle. « Ce qui passait pour une série d’occurrences aléatoires tend à former un système à l’échelle de la planète. » (p. 9) Ainsi, ces grands incendies nous mettent au pied du mur : ils fonctionnent comme des « révélateurs », des « indicateurs » et des « avertisseurs ». En effet, les « mégafeux » font voler nos croyances en éclats, car ils nous signalent que nous nous trouvons dans une impasse.
Comme l’affirmait Bachelard dans sa Psychanalyse du feu (1938), « [le feu] est irréductible à une réalité homogène » (p. 15). Bien entendu, il existe des « feux naturels » – comme lorsque la foudre s’abat sur une souche d’arbre. Mais il s’agit là d’un phénomène extrêmement rare. La très grande majorité des incendies sont d’origine humaine. Depuis la nuit des temps, les populations ont appris à utiliser les feux pour chasser, aménager leur territoire ou même prévenir les risques d’incendies – certains « feux dirigés » permettant de brûler une partie de l’excédent végétal afin d’empêcher le départ de feux incontrôlés.
Mais ces « feux maîtrisés » n’ont rien à voir avec les « feux industriels » dont nous entendons parler. Récemment, un nouveau terme s’est imposé dans le débat public : Jerry Williams, ancien responsable du Service américain des forêts, est le premier à avoir parlé de « Megafire ». Comment définit-on un « mégafeu » ?
Tout d’abord, par un critère géographique : peut être qualifié ainsi tout incendie dont l’envergure dépasse 20 000 hectares. Ensuite, par un critère d’intensité : contrairement à des incendies de taille restreinte, ces « mégafeux » créent une « rupture écologique » – ils remettent durablement en cause la capacité d’adaptation des écosystèmes. Enfin, ces incendies géants ont la particularité d’être imprévisibles ; ils sont presque impossibles à anticiper et canaliser. Selon Joëlle Zask, les « mégafeux » ouvrent une nouvelle ère, qui accompagne le réchauffement climatique. En effet, certains scientifiques annoncent que d’ici trois décennies la Terre pourrait se transformer en un gigantesque brasier. « Mécaniquement, plus les températures sont élevées, plus les plantes transpirent et sèchent, moins les sols contiennent d’eau » (p. 54). Non seulement les feux augmentent, mais en retour, ils contribuent à aggraver le réchauffement climatique. Les milliers d’arbres détruits lors d’un incendie relâchent immédiatement dans l’atmosphère tout le carbone qu’ils avaient capté.
De plus, les incendies contribuent à l’érosion des sols – la terre lessivée ne parvient plus à absorber l’eau des pluies, facilitant les crues. Enfin, la saturation de C02 et de phosphore ne manque pas de polluer les nappes phréatiques !
Les « mégafeux » nous placent face à une situation d’une incroyable complexité : le réchauffement climatique aggrave et multiplie les incendies, pendant que ces derniers renforcent et multiplient les effets du réchauffement climatique ! Le serpent se mord donc la queue. Ces effets en cascade nous obligent à revoir nos raisonnements classiques. En effet, « les doutes et les regrets remplacent le dogmatisme et les opinions arrêtées » (p. 126). Car en matière d’incendie nos affirmations sont d’une extrême binarité. D’un côté, les tenants « d’une nature conçue comme spontanément équilibrée [...] militent en faveur de leur libre propagation » (p.12). De l’autre, les porte-parole de l’idéologie mainstream, fondée sur la domination de la nature, souhaitent leur éradication. Le feu peut régénérer la nature, voire même dans certains cas la féconder. Après un incendie, la végétation basse prolifère, favorisant la croissance des grands arbres. Le feu évite donc que la forêt ne se referme sur elle-même : il aménage des espaces intermédiaires, répand les semences et enrichit les sols en décomposant les matières organiques. Toutes ces conséquences positives tendent à étayer un argumentaire empreint de « naturalisme ». Comme le montrent Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier et Pierre Sigler dans La Révolution antispéciste, le « naturalisme » est une sorte de religion laïque : la Nature serait un « tout » harmonieux, qu’il ne faudrait surtout pas déranger. Dans cette perspective, le feu est perçu comme un phénomène « normal », qui contribue à l’équilibre des milieux naturels. Face à cette vision, on retrouve une idéologie classique de domination de la nature, selon laquelle le feu doit être systématiquement anéanti. Cette pensée « planificatrice » et « aménagiste » – que le philosophe Jean-Baptiste Vidalou déconstruit dans son ouvrage Être forêts – souhaite mettre de l’ordre dans le monde naturel. Cette politique sécuritaire relègue les « feux autochtones » à un comportement primitif, qu’il faudrait combattre au même titre que les « feux criminels ». À l’ère des « mégafeux », cette politique militaire de lutte contre les incendies n’en finit plus de se renforcer.
Pensons un instant au lexique employé en cas d’incendie : on encercle, on attaque et on déploie des « soldats du feu ». À ce vocable militaire s’ajoute tout un complexe industriel qui n’est pas sans rappeler l’industrie d’armement. Face à la multiplication des incendies, chaque pays s’équipe de canadairs, d’hélicoptères, de camions et de produits chimiques « retardateurs » qui freinent la progression des flammes. « La guerre contre le feu » est donc un business qui génère beaucoup d’argent ! Elle est indissociable « du capitalisme industriel, qui repose sur ce primat d’une nature domptée » (p. 82). Cette idéologie militaire et colonisatrice entretient notre croyance dans le progrès technologique. Ainsi, nous continuons de croire que les feux sont gérables et les pompiers invincibles. Lorsque l’un d’entre eux meurt au front, on présente cet accident comme le résultat d’une succession d’erreurs individuelles. Soit les règles de sécurité n’auraient pas été respectées, soit un dysfonctionnement exceptionnel aurait fragilisé ce dispositif rodé. Cette « illusion du libre arbitre » nous empêche d’accepter que l’extinction des « mégafeux » puisse être hors de notre portée. Les très grands incendies alimentent également de nouvelles stratégies militaires. À l’heure du réchauffement climatique, ils sont ainsi utilisés comme des armes dont le coût paraît dérisoire au vu de leur potentiel destructeur. « Un mégafeu pourrait en effet provoquer une réaction en chaîne et porter atteinte à toutes les strates de la société. » (p. 123) Al-Quaïda prône ainsi le « pyroterrorisme ». Ce « Jihad des forêts » est un élément de plus qui remet en cause la conception selon laquelle le « mégafeu » serait un phénomène exclusivement « naturel ».
« Le mégafeu renverse l’échafaudage de nos constructions mentales [occidentales] » (p. 50). L’essai de Joëlle Zask s’inscrit ainsi pleinement dans l’anthropologie symétrique de Bruno Latour.
Dans son ouvrage Nous n’avons jamais été modernes, ce dernier montre que la modernité occidentale se construit sur un grand partage : le « naturel » d’une part (toutes connaissances scientifiques comme la physique, les mathématiques ou la biologie) et le « culturel » de l’autre (ce que nous nommons le politique, le social ou encore l’économie). Organisé autour de cette séparation radicale, notre système de pensée est aujourd’hui confronté à la prolifération d’objets hybrides et inclassables, que nous n’arrivons plus à conceptualiser. Les « feux » participent à nous dévoiler ce territoire affranchi des pôles nature-culture, où humains et non-humains interagissent.
Ainsi, la « culture du feu », depuis l’Homo erectus, a façonné nos environnements naturels. Jusqu’à aujourd’hui, elle a permis aux communautés humaines de gérer leur milieu. « Le phénomène des grands feux de forêt, [lui aussi,] témoigne d’un enchevêtrement inextricable entre les phénomènes naturels et les activités humaines » (p. 80). La prolifération des « mégafeux » peut être mise en relation avec la multiplication des forêts de monoculture – de pin ou d’eucalyptus – qui s’embrasent comme des allumettes. « À la malbouffe correspond la “malforestation” » (p.41), qui accentue notre vulnérabilité.
Ainsi, la persistance du clivage nature-culture est un puissant obstacle à la recherche de solutions nouvelles. Il est en effet nécessaire que les activités humaines s’ajustent aux réalités physiques qui fournissent leurs conditions d’existence intrinsèques. Aujourd’hui par exemple, des millions de Californiens continuent de construire leurs maisons en bordure de forêt – sans prendre en compte les nouvelles menaces qui surgissent avec le réchauffement climatique. Il s’agit donc d’« étudier les usages anciens et les sciences holistes du feu, qui reposent sur la compréhension des relations de complémentarité et de transformations mutuelles qu’elles substitueraient aux philosophies dualistes » (p. 71).
Les « mégafeux » nous invitent à réoccuper une place majeure au sein de la biosphère. En effet, « au fur et à mesure que les sociétés, faute de transmission et de savoir-faire, de liberté et d’autogouvernement, [...] cessent d’être les partenaires actifs de la “nature”, les feux gagnent en intensité » (p. 87).
Il s’agit de penser une véritable réciprocité entre humains et non-humains, qui engagerait notre responsabilité collective. Nous devons en effet reconnaître que l’homme n’est pas le souverain de la nature. On réhabiliterait alors les pratiques traditionnelles, tout en réfutant une logique d’aménagement qui, elle, accroît les risques d’incendie. Au lieu de criminaliser les communautés locales qui s’efforcent de survivre au contact de leur environnement, on s’attaquerait enfin aux causes réelles du réchauffement climatique. Joëlle Zask s’inspire ici de John Dewey (1859-1952). Pour le philosophe pragmatiste, il s’agit de construire une « intelligence socialement organisée ». À travers la pratique de l’enquête, les citoyens parviendraient à élargir leurs horizons, à percevoir différemment les problèmes et leurs possibilités de résolutions. Cette science fondée sur la coopération permettrait de dégager des compromis, jusqu’à ce que la pratique de l’enquête débouche sur d’autres développements. La fonction médiatrice de l’intelligence permettrait ainsi de discerner entre les intérêts divergents, et ce, au profit de la plus grande majorité. On substituerait alors au paradigme unilatéral de la « guerre contre le feu », une action pluraliste fondée sur de nouveaux processus de décision. En transformant la menace des incendies en un tremplin pour des changements radicaux, nous forgerions une nouvelle culture démocratique – favorisant en retour l’écologisation des sociétés humaines. Ainsi, « [les mégafeux] rendent possible la signature d’un nouveau contrat social qui convoquerait [...] nos facultés des relations dialogiques avec la nature et de protéger [...] nos paysages communs » (p. 131).
Dans cet ouvrage dont on peut saluer l’interdisciplinarité, Joëlle Zask analyse un phénomène nouveau : les « mégafeux ». À la fois produits et accélérateurs du réchauffement climatique, ces derniers nous invitent à abandonner nos habitudes de pensée fondées sur le partage nature-culture. Les incendies sont des objets hybrides qui, depuis la nuit des temps, forment une « zone de contact » entre humains et non-humains. En remettant en cause nos vieux paradigmes, les « mégafeux » nous incitent à inventer de nouvelles formes d’action, pluralistes et ouvertes aux expérimentations. L’approche de Joëlle Zask se veut résolument pragmatique : il s’agit pour elle de mieux comprendre nos vieux schémas de pensée ainsi que nos vieilles habitudes, afin d’envisager de nouvelles alternatives. Fidèle à l’optimisme de John Dewey, elle prend sur elle la responsabilité de dessiner des possibilités d’action.
Il faut reconnaître à l’auteure un certain sens de l’anticipation : la rédaction de Quand la forêt brûle précède la série d’incendies qui frappe l’Amazonie l’année suivante – et dont il n’est pas question dans cet ouvrage. Cet essai est donc bienvenu parce qu’il offre des clés de compréhension qui vont au-delà du brouhaha médiatique. Face à ces phénomènes complexes, Joëlle Zask s’efforce de parer les raisonnements binaires : elles renvoient ainsi dos à dos « climatosceptiques » et théoriciens de l’« effondrement ». Néanmoins, en affirmant le feu en tant qu’outil de gestion des écosystèmes par les communautés locales, Joëlle Zask reprend à son compte une vision très culturalisée de la nature – particulièrement en vogue dans les années 1990 : il existerait ainsi une relation réciproque et nécessaire entre la mosaïque des écosystèmes et celle des cultures autochtones. Mais cette relation est bien plus complexe qu’elle n’y paraît. Comme le montrent de nombreux travaux d’ethnologues, lorsque les pratiques indigènes se montrent respectueuses de l’environnement, c’est généralement après avoir commis un certain nombre de « gaffes » sur le plan écologique – telle la surexploitation de la forêt ou la surpêche qui, à travers l’histoire, ont poussé de nombreuses communautés locales à se déplacer !
Ouvrage recensé– Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Paris, Premier Parallèle, 2019.
Ouvrages de la même auteure– La démocratie aux champs. Paris, La Découverte, 2016.– Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation, Paris, Éditions Le Bord de l’Eau, coll. « Les voies du politique », 2011.
Autres pistes– John Dewey, Après le libéralisme ? Ses impasses, son avenir, Paris, Flammarion, coll. « Climats », 2013. – Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].– Jean-Baptiste Vidalou, Être forêts. Habiter des territoires en lutte, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Zones », 2017.