Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Johan Huizinga
En étudiant la société médiévale des XIVe et XVe siècles telle qu’elle s’est développée en France et dans les Flandres, Huizinga place au cœur de son étude des thèmes jusqu’alors généralement négligés : formes de vie, conceptions esthétiques, diversité des sentiments religieux et profanes. L’« esprit » (on a parfois écrit : la culture) d’une civilisation ayant atteint son plein développement : tel est l’objet de cet ouvrage qui, paru en 1919, participa à ouvrir le champ de l’histoire culturelle. Un travail alors très nouveau dont le caractère pionnier est aujourd’hui encore salué.
Pour comprendre le travail de Huizinga et pour en apprécier la portée, on peut se laisser guider par le regard que quelques médiévistes travaillant dans son sillage ont porté sur son œuvre.
Car, en se présentant comme une Étude sur les formes de vie et de pensée, l’ouvrage contribua en 1919 à faire des mentalités un véritable objet historique, champs immense que les historiens n’allaient dès lors avoir de cesse d’explorer. C’est, par exemple, la signification des couleurs, que Huizinga développe en quelques pages : aujourd’hui, c’est un sujet auquel le médiéviste Michel Pastoureau a consacré de nombreux travaux et offert une visibilité importante, confirmant ainsi les intuitions de son prédécesseur. De cette approche et de son sens, Jacques Le Goff retenait surtout une chose : la conviction « qu’il faut aller chercher le sens d’une société dans son système de représentations et dans la place qu’occupe ce système dans les structures sociales et dans la ‘‘réalité’’ ».
À ce titre, la posture que Huizinga adopte face à la société médiévale s’apparente à bien des égards avec celle de l’ethnologue. Il faut en fait garder à l’esprit que Huizinga reste assez fidèle à l’approche de son modèle, Jacob Burckhardt : de la même façon que celui-ci avait tenté de définir l’ « homme de la Renaissance », Huizinga cherche l’ « homme du Moyen Âge ». Ainsi, l’histoire que pratique Huizinga est une histoire culturelle qui consiste à identifier la manière dont les hommes d’une certaine époque conçurent le monde, et à décrire l’attitude qu’ils adoptèrent devant lui. Et en cherchant à éclairer l’originalité des conceptions propres à la fin du Moyen Âge, il restitue toute l’altérité qui les sépare de celles de l’historien, sans présupposer aucune familiarité, et sans s’appuyer sur le sens commun de son temps.
À partir, surtout, d’une documentation littéraire abondante et diversifiée (chroniques, romans courtois, poèmes, livres d’instructions, traités d’héraldique, journaux) et de quelques documents iconographiques, Huizinga place au cœur de son étude le royaume de France et le domaine des ducs de Bourgogne (autrement appelé États bourguignons), c’est-à-dire la France, le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas actuels – sans s’interdire, par endroits, de convoquer des exemples étrangers, anglais ou italiens. De même, le choix des XIVe et XVe siècles ne l’empêche guère de remonter parfois jusqu’à assez loin en amont, ou d’évoquer certains développements du XVIe siècle.
On peut, dès lors, offrir un aperçu de cette pensée de la fin du Moyen Âge, telle que la reconstruit Huizinga. « L’idéalisme primitif […] est à la base de toute opération de l’esprit » (p. 345) écrit-il, affirmant ailleurs que cette manière de penser fut « inhérente à la civilisation entière du Moyen Âge ». Cet idéalisme, qu’il qualifie aussi de « symbolisme » et de « réalisme », est ainsi défini : « Prendre chaque idée à part, lui donner sa formule, la traiter comme une entité, puis rapprocher les idées les uns des autres, les classer, les ordonner en systèmes hiérarchiques » (Id).
À l’origine de cette conception, l’idée que tout élément tend, par son essence, vers l’au-delà, car chaque chose de la vie, aussi triviale soit-elle, trouve sa raison d’être sur le plan divin – une manière, pour Huizinga, d’ennoblir les occupations terrestres. De cet idéalisme systématique procède, selon lui, une autre tendance de la pensée médiévale : la tendance à l’allégorie. Car, « après avoir attribué à l’idée une existence réelle, l’esprit voudra voir cette idée vivante et ne le pourra qu’en la personnifiant » (p. 314) : à titre d’illustration, l’historien évoque les personnages allégoriques du Roman de la Rose comme Bel Accueil ou Humble Requeste, que l’on peine aujourd’hui à imaginer, mais qui apparaissent sans doute aux hommes du Moyen Âge comme des figures bien vivantes.
Parallèlement, Huizinga souligne l’importance des formes de la vie chevaleresque qui, malgré les mutations politico-économiques que représentaient alors le capitalisme naissant et de nouvelles formes politiques, continuèrent de dominer la société de la fin du Moyen Âge. La conception dominante, le fondement et la directive de la pensée sociale continuait de s’épuiser « dans la vie et les actions d’une noblesse belliqueuse » (p. 94).
Ce trait de pensée trahit, pour Huizinga, une conception de la société en ordres, au-delà même de la tripartition : clergé, noblesse et tiers état – où la noblesse, chargée de cultiver la vertu et de maintenir la justice, se réserve les plus hautes tâches de l’État et voit ses propres codes infuser dans l’ensemble de la société. Chaque groupement, fonction ou métier constituait un ordre, étant donné que chacun de ces groupes représentait un élément dans le vaste système de la Création.
Enfin, Huizinga prête une grande importance à l’émotivité des Médiévaux, s’attachant à illustrer la grande sensibilité et l’émotion que l’on donnait publiquement à voir en maintes occasions – ce qui, comme les couleurs, est aujourd’hui un thème de recherche en vogue. .
À bien des égards, la civilisation que présente L’Automne du Moyen Âge est finissante. Certes, elle cristallise le plein développement d’une civilisation médiévale élaborée depuis le XIe siècle ; mais pour Huizinga, il s’agit d’une sorte d’ossification de formes de vie développées précédemment, et il souligne l’absence de dynamique de croissance et d’essor à même de les prolonger. Toutefois, il serait injuste de limiter sa réflexion à cette dimension, celle du déclin univoque d’une civilisation.
Car dans cet ouvrage, il entendait rompre avec la conception qui dominait alors, et qui voulait qu’à la Renaissance corresponde l’émergence d’un monde nouveau en rupture avec le Moyen Âge. Loin de cette dévalorisation morale, le terme d’automne lui permettait de développer une métaphore qui justifiait d’étudier ainsi le XVe siècle : l’automne est la saison des contrastes et des contradictions de la nature, et, de la même manière, elle est en histoire le moment où apparaissent le plus nettement ces contrastes qui constituent les tendances profondes d’une époque. Ainsi, pour Huizinga, c’est en étudiant l’automne d’une époque ou d’une civilisation que l’on est le plus à même de la comprendre.
Si cette dimension mérite d’être soulignée, il ne faut néanmoins pas évacuer le fait que Huizinga considère la période qu’il étudie comme le moment où certaines formes de vie et certaines conceptions longuement élaborées au cours du Moyen Âge dépérissent. Pour l’illustrer, on peut reprendre ce que l’on présentait en amont comme les principaux traits et les tendances dominantes de la pensée médiévales. Pour Huizinga, l’idéalisme conduit à classer toute chose sans véritablement chercher à l’expliquer : de ce fait, en l’absence d’autres types de réflexion, causal par exemple, « il devient automatique, et dégénère en pur numérotage » (p. 330).
En outre, ce même idéalisme souffre de la tendance à l’allégorisation car celle-ci tend à imposer une certaine fixité, et en prêtant aux idées une forme figurative, elle en fait oublier le sens. Quant au déclin de l’esprit de chevalerie, il procède selon Huizinga d’un désaccord de plus en plus important entre l’idéal et les réalités. D’un point de vue militaire par exemple, la chevalerie était devenue insuffisante dès lors que la tactique avait cessé de se conformer à ses règles : « ainsi, dans ses transformations successives, l’idéal tend à se conformer à une conception de la vie moins hyperbolique » (p. 167) – et, partant, à disparaître.
Nous avons déjà commencé à dire ce qui constitue l’autre grand apport de L’Automne du Moyen Âge : le refus d’une rupture décisive entre Moyen Âge et Renaissance.
Ce faisant, Huizinga rompt d’abord avec l’opinion qui dominait le début du XXe siècle quant à cette question historique. C’était celle qu’avait contribué à mettre en place, en France notamment, Jules Michelet ; par ailleurs, c’était aussi celle de Burckhardt. Pour Huizinga, en étudiant le XVe siècle, on découvre une réalité toute autre, et c’est ainsi qu’à propos de telle question, il écrit : « Il me semble que c’est ici l’un des points où Burckhardt exagère la distance qui sépare le Moyen Âge de la Renaissance, l’Europe occidentale de l’Italie » (p. 109).
À bien des égards, entre Moyen Âge et Renaissance – c’est-à-dire entre XVe et XVIe siècles –, ce sont les éléments de continuité et d’imbrication qui l’emportent pour Huizinga. Il invite à chercher en amont, parfois jusqu’au XIIIe siècle les germes d’idées qui ne se déployèrent pleinement qu’au XVIe siècle. Ainsi, il affirme que « dans l’esprit de la Renaissance même, les traits médiévaux sont bien plus enracinés qu’on ne se le figure » (p. 478), et encore que « c’est de l’âme du Moyen âge même que sont sortis les temps nouveaux » (p. 494). Par exemple, alors que Burckhardt considérait le désir de gloire personnelle comme propre à l’homme de la Renaissance, sentiment d’inspiration antique puis italienne, Huizinga considère quant à lui que cette soif d’honneur est, au fond, d’essence chevaleresque, et qu’elle est plutôt d’origine française.
Il faut bien mesurer le caractère précurseur d’une telle remise en cause de frontières chronologiques artificielles. Car en refusant ce type de périodisation, Huizinga rejette l’essentialisation des périodes historiques qui en procède, et qui tend à les considérer comme des entités autonomes dotées d’une sorte d’unité. Or, pour lui, les concepts de Moyen Âge et de Renaissance ne sont que des formes vides dès lors que l’on se saisit d’un objet tel que le sien, les sentiments et les conceptions, les formes de vie : les civilisations s’enchevêtrent et évoluent plutôt qu’elles ne se succèdent.
Que cette idée soit aujourd’hui largement admise dans les études historiques permet de comprendre l’importance de la réflexion de Huizinga qui, après s’être intéressé à l’imbrication du Moyen Âge et de la Renaissance, envisageait d’écrire l’histoire du passage de l’Antiquité au Moyen Âge.
Le style de Huizinga, dense et volontiers littéraire, prête à cet ouvrage un air inhabituel et un peu vieilli au regard de la littérature historique actuelle. Pourtant, ses pressentiments quant à l’étude des sociétés du passé, nouveaux lors de la parution de l’ouvrage, constituent aujourd’hui des approches familières aux historiens. Plusieurs générations de médiévistes ont développé les pistes que découvraient l’ouvrage d’Huizinga, parfois pour le contredire, plus souvent pour prolonger ses intuitions.
Pour apprécier plus justement une œuvre maintenant vieille d’un siècle, le jugement de Jacques Le Goff reste neuf : « Relisons donc Huizinga dans une perspective d’aujourd’hui. […] s’il peut être par ses à-peu-près, son esthétisme, son dilettantisme, un maître d’erreur, il est encore un ouvreur de portes qui mènent à l’histoire à faire ».
Nous avons largement montré comment la recherche actuelle avait, de différentes manières, confirmer, prolonger et approfondi l’approche historique de Huizinga. Il faut également signaler que cette dynamique de la recherche dont L’Automne du Moyen Âge est en bonne partie responsable à conduit à réexaminer différents aspects dont cet ouvrage traitait, parfois pour le contredire ou le corriger. L’une des failles de l’ouvrage de Huizinga est de considérer que la littérature est l’expression et le miroir de la société : même s’il manifeste parfois quelque réserve, il questionne peu la valeur de ces témoignages, et doute rarement de la possibilité d’en tirer des interprétations qui s’appliquent à l’ensemble de la société.
Depuis 1919, cette approche de la littérature a beaucoup changé avec les progrès d’une approche sociologique de la littérature, qui ont notamment permis de souligner l’écart parfois important entre les œuvres et le réel, et la part d’intentionnalité qui en était à l’origine.
Ouvrage recensé– L’Automne du Moyen Âge. Étude sur les formes de vie et de pensée aux XIVe et XVe siècles en France et en Hollande, Paris, Petite Bibliothèque Payot, coll. « Histoire », 2015 [1919].
Du même auteur– Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1951.
Autres pistes– Jacques Le Goff, Un autre Moyen Âge, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1999– Jacques Le Goff, L’Imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires, 1985.– Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 2004.