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Libres d’obéir

de Johann Chapoutot

récension rédigée parArmand GraboisDEA d’Histoire (Paris-Diderot). Professeur d’histoire-géographie

Synopsis

Histoire

Dans cette limpide étude, Johann Chapoutot interroge l’essence du management et en explore la généalogie. L’Europe conquise, il fallait l’administrer. Face à cette nécessité, le IIIe Reich entreprit de transformer son administration. Le principe central de cette réorganisation fut la délégation des pouvoirs et la responsabilisation des cadres ; le modèle, l’armée prussienne. Après-guerre, les mêmes hommes appliquèrent le même système aux entreprises, avec succès : ils avaient créé les conditions du miracle économique ouest-allemand.

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1. Introduction

Le Reich de mille ans, que projetait de bâtir Adolf Hitler, était censé courir de l’Atlantique à l’Oural et être dominé par une « race des seigneurs » germanique. Concrètement, la gestion de cet espace continental aurait incombé à une structure pour le moins sous-dimensionnée : l’administration allemande. Il fallait donc inventer une façon nouvelle d’administrer. C’est là tout un pan de la révolution nazie que Johann Chapoutot met en lumière.

Or, la crise des années 1930 avait précipité au chômage un grand nombre d’intellectuels allemands. Ils n’étaient pas nécessairement nazis, mais partisans de la « révolution conservatrice », puissant mouvement philosophique et littéraire visant à accomplir, à terminer vraiment l’entièreté de la révolution amorcée en 1789. Servant dans la SS, ces jeunes intellectuels œuvrèrent puissamment à la réorganisation du nouveau Reich. Comme un astre accomplissant sa révolution, l’Allemagne reviendrait au point initial, à l’ancien régime, mais transformée.

Cet ancien régime, nouveau, aurait pleinement intégré la modernité technique. Le génie allemand, dont Jünger et Heidegger représentaient alors l’extrême pointe, se prêterait admirablement à l’opération, lui qui s’était révélé à lui-même dans la critique de la révolution, avec Fichte.

En première ligne dans l’organisation et l’exécution des crimes nazis, ils devinrent, après la défaite, les soutiers du fameux miracle économique ouest-allemand. C’est là que Johann Chapoutot avance (prudemment) une thèse pour le moins stimulante : ce « miracle » aurait reposé sur l’adaptation à l’économie (nouveau domaine de la guerre) de la révolution administrative que ces nazis avaient inaugurée dans le domaine de la guerre et de l’extermination.

2. L’ennemi : la Révolution française

Le personnage central du livre de Chapoutot, c’est un certain Reinhard Höhn. Loin d’éprouver une quelconque attirance pour le nazisme, il en faisait, avant l’arrivée de ceux-ci au pouvoir, la critique, et parfois la critique féroce. Mais cela ne l’empêcha pas d’adhérer. C’était l’occasion de faire triompher les idées de la « révolution conservatrice » et de détruire l’esprit de 1789, considéré comme antinaturel. La Révolution française, disait-on, avait hypostasié et fait triompher, sous la forme des « droits de l’homme », une conception antigermanique du droit, de l’État, de la vie en commun.

Elle reposait sur une immense tromperie : elle appelait liberté le triomphe des principes abstraits, désincarnés, purement juridiques, en un mot : juifs, car le judaïsme était censé incarner la Loi, la Lettre qui tue. Elle avait détruit la Communauté (familiale, villageoise, nationale, raciale) et remplacé celle-ci par une sorte de vide où l’homme ne pouvait subsister que comme individu idéal, irréel, sans racines, dont l’État, dès lors tout-puissant, garantissait les droits.

Cette conception de la liberté était latine, décadente, toute entière issue de cet absolutisme français dont Louis XIV, bourreau de la pauvre Allemagne, représentait la figure achevée, et terrifiante. Elle procédait de l’État, et non l’État de lui. L’État lui-même, c’était une sorte de projection de cet individu abstrait. Mais la France devait faire pire encore. À l’État incarné d’un Louis XIV avait succédé le comble de l’abstraction : l’État de la révolution, l’État de la République, si abstrait qu’il n’éprouve plus même le besoin d’un Prince pour l’incarner.

Ainsi, la Révolution conservatrice allemande devait léguer aux nazis l’idée, reprise des contre-révolutionnaires français – Maistre, Bonald –, que les idées de 1789 étaient fondamentalement mauvaises, car elle avait accouché de l’enfermement de l’homme dans la cage bureaucratique, abstraite, desséchante, de l’administration toute-puissante, et qu’il fallait, pour s’en sortir, revenir à l’incarnation des pouvoirs. Donc, finalement, au führerprinzip.

3. Le modèle prussien

Heureusement, face au monstre étatique français, bureaucratique et centralisateur, se dressait une force : la Prusse. Vaincue en 1806, à Iéna, elle était à terre, détruite. Napoléon, incarnation ultime du Moi national français, garant suprêmement despotique des droits et libertés de l’individu, l’avait anéantie. Et c’est alors que surgit une petite troupe d’hommes géniaux et novateurs, auxquels Höhn devait consacrer plusieurs ouvrages.

On connaît von Clausewitz, le grand théoricien de l’état d’exception, et le grand stratège. On connaît moins Scharnhorst. Et pourtant, l’homme avait du génie : ayant constaté que Napoléon devait l’excellence de son outil militaire au fait que la Révolution avait littéralement libéré l’individu, le soldat-citoyen, donnant à celui-ci une autonomie bien plus efficace, à la fin, que la discipline rigide des anciennes armées de ligne, il conçut de donner à l’armée prussienne une sorte de succédané de liberté : l’autonomie.

Il n’était pas question, dans l’armée des rois de Prusse, de donner au simple soldat la liberté française. Par contre, il était possible de réformer les cadres de l’armée, ce à quoi Scharnhorst s’attela d’arrache-pied. Il était possible de dire à chaque officier : vous êtes libre, désormais, libre pour peu que vous obéissiez, pour peu que vous ne vous mêliez pas de discuter les buts que nous vous assignons.

Réfléchissez, mais ne pensez pas. Prenez cette colline. Vous avez tant d’hommes, tant de canons. Tels sont les moyens. À vous de vous débrouiller. De votre organisation interne, de votre méthode, de votre commandement nous ne nous mêlerons pas. À vous de jouer.

4. Romantisme et autoritarisme dans l’Allemagne du XIXe siècle

Liberté encadrée, liberté surveillée, ce système rencontra un franc succès. Selon Höhn, c’est lui qui permit aux armées prussiennes de l’emporter sur l’armée de Napoléon, à Leipzig, en 1813. C’est elle qui triompha, encore, à Waterloo, en 1815, contre les ouvriers révoltés, en 1849, à Sadowa, contre les Autrichiens, en 1866, et, enfin, contre Napoléon III, en 1870. Ce système, formidablement efficace, avait, aux yeux des Prussiens, une vertu : il était supérieur au système révolutionnaire français.

Mais il recelait un vice : le type humain de l’officier et du sous-officier prussien, type même de l’autoritarisme déchaîné. Ce pauvre homme était écrasé par ses responsabilités : si le mérite du succès lui revenait parfois, l’échec lui était toujours imputé. Évidemment, il reportait cette pression sur ses subordonnés terrifiés.

Or, dans les mêmes années se développent à la fois, et de façon symbiotique, le nationalisme et le romantisme allemands. On redécouvre la race, l’enracinement, les profondes traditions et les vertus de la Communauté naturelle, bien plus chaleureuse et humaine que l’individualisme abstrait des Lumières. Se définissant contre la France, le sentiment national allemand naissant prenait le contre-pied de ce dont le Français prétendait être le porteur. À la liberté de l’individu, il opposait celle de la communauté naturelle, raciale.

5. Nazisme

Quand les nazis prirent le pouvoir, ce fut pour détruire la République de Weimar, à laquelle ils reprochaient d’être antiallemande : ses principes fondamentaux étaient français, étant ceux de 1789. Ils abolirent donc la liberté de l’individu, au nom d’une mythique « liberté germanique ».

Dans l’Allemagne nazie comme dans la Russie communiste, il existe un lien entre l’abolition des libertés et le dépérissement de l’État. Si la liberté ne vaut rien, alors à quoi bon conserver un État dont la raison d’être, précisément, est de les garantir ?Il fallut trouver des substituts à l’État.

Ce seront les Agences, organismes publics vivant parallèlement à l’administration habituelle. Théorisé dès la fin du XIXe siècle, en France comme en Allemagne, le gouvernement par les Agences est un gouvernement par mission, inspiré du système de Scharnhorst. Ce sont elles qui seront chargées de gouverner l’Europe nouvelle. Mais elles ne sont pas chargées d’administrer un domaine, stable et défini. Elles sont chargées d’une mission, d’un but : améliorer la race, exploiter les pays vaincus, améliorer le sort des travailleurs, aider les mères de famille, exterminer les indésirables, etc. Le maître-mot est le verbe führen, guider, commander.

De là découle l’incohérence apparente du système de gouvernement nazi, avec ses multiples organisations qui ont l’air, pour un regard habitué au système administratif traditionnel, de se marcher sur les pieds : Plan de quatre ans de Goering, organisation Todt, Commissariat pour le renforcement de la race, etc. « Une fois la guerre déclarée, s’interroge Chapoutot, de qui relevaient les territoires conquis en Pologne puis dans le Grand Espace à l’Est ? De la Wehrmacht ? Des responsables de la police et de la SS ? Du ministère de l’Est dirigé par Rosenberg ? Du ministère de l’Agriculture en charge de l’approvisionnement du Reich ? De Goering, derechef, et de son Plan de Quatre ans ? Des gauleiter du Parti ? Du ministère de l’Armement de Speer, toujours en quête de main-d’œuvre ? De Goebbels, responsable plénipotentiaire de la guerre totale à partir de 1943 ? »

Mais cet imbroglio, pour fouillis qu’il parût, et pour contraire qu’il fût à l’esprit cartésien des administrateurs français, était efficace. Et c’est bien ce qu’on voulait : de l’efficacité, autre maître-mot du nazisme.

6. Le miracle économique

L’efficacité n’était pas moins goûtée dans l’Allemagne libérale de l’après-guerre que dans le Reich autoritaire dont elle était le successeur.

Elle y était même très goûtée. Après quelques années passées à s’adonner à la médecine alternative (autre lubie très prisée des nazis, avec le bouddhisme), et après avoir payé sa dette envers l’humanité par le règlement d’une modeste amende (environ un mois de salaire), Reinhard Höhn repartit d’un bon pied, comme nombre de ses anciens collègues de la SS. L’Allemagne, censément dénazifiée, ne manquait pas de pragmatisme. Une loi, votée en 1949, avait blanchi la plupart des criminels de guerre.

Ayant remisé à la cave son uniforme à tête de mort, Höhn endosse donc le complet de l’homme d’affaires. Il se lance dans la formation professionnelle. À la tête de l’Académie de Bad Karlsbad, il se donne pour mission d’appliquer les méthodes de la SS aux entreprises commerciales. La guerre, désormais, pour une Allemagne à qui la puissance militaire est interdite, se gagne sur ce terrain-là.

C’est toute une génération qui passera, ainsi, dans son Académie, et tout un pays qui fut imprégné de ses leçons. Ses anciens élèves se comptent par centaines de milliers. Adeptes de sa méthode, ils répandront le « management par délégation de responsabilité » : comme chez Scharnhorst, la direction centrale se défausse de ses responsabilités sur les échelons inférieurs du commandement, en donnant à celui-ci les coudées franches dans la gestion quotidienne des équipes, lesquelles tremblent et travaillent.

Ainsi, Höhn recréait, dans le monde du commerce, le mythe typiquement nazi de la Communauté. « Ce que la Betriebsgemeinschaft – communauté des ouvriers et des chefs dans l’entreprise – avait été sous le IIIe Reich, l’entreprise de Höhn – la communauté des managers et de leurs collaborateurs libres – le perpétuait dans l’univers démocratique de la RFA. » La hantise, c’est, comme sous le IIIe Reich, cette lutte des classes qu’il faut à tout prix conjurer. Avant comme après guerre, Höhn est un anticommuniste virulent.

Son modèle de cogestion est fait pour « éviter toute opposition entre patrons et ouvriers ». Il convient parfaitement à l’Allemagne d’Adenauer. Ludwig Erhard, ministre de l’Économie et ancien nazi, lui aussi, avait conçu l’orwellienne « économie sociale de marché ». Höhn la mettait en application au niveau de l’entreprise.

7. Conclusion

Pour Johann Chapoutot, le nazisme apparaît donc, avec ses agences et sa défiance envers l’État absolutiste comme une préfiguration de ce néo-libéralisme contemporain qui se définit davantage par son opposition à un État jugé inefficace que par la défense des libertés.

Il y a là de quoi inquiéter. On comprend, à lire l’ouvrage, que la pratique du management repose sur une sorte de myopie morale. La question de la liberté individuelle est évacuée, au profit d’une liberté communautaire largement illusoire. Il engendre aussi l’apparition d’un type humain malheureusement bien connu, celui du manager stressé, suicidaire, bourreau de soi et de ses subordonnés. Il institue une sorte d’état d’exception permanent, dans l’entreprise comme dans l’État, où le droit se meurt, au profit d’un certain culte de la performance et du résultat.

Surtout, il y a là une perversion abyssale. Parlant de Höhn et consorts, Chapoutot écrit : « Ils ont élaboré, paradoxalement, une conception du travail non autoritaire, où l’employé et l’ouvrier consentent à leur sort et approuvent leur activité, dans un espace de liberté et d’autonomie a priori bien incompatible avec le caractère illibéral du IIIe Reich, une forme de travail “par la joie” qui a prospéré après 1945 et qui nous est familière aujourd’hui à l’heure où l’“engagement”, la “motivation” et l’“implication” sont censés procéder du “plaisir” de travailler et de la “bienveillance” de la structure. »

Voici donc les valeurs les plus honorables définitivement perdues, comme on disait autrefois des filles de joie. Johann Chapoutot, historien rigoureux, est aussi un philosophe et un moraliste.

8. Zone critique

L’ouvrage provoque chez le lecteur une saine indignation : on ne peut sans frisson songer que le miracle économique allemand provient des vertus d’organisation d’anciens officiers de la SS, qui ne furent jamais sérieusement inquiétés par la justice. Mais, avertit Chapoutot que rebute une assimilation trop grossière du management au nazisme, il ne faudrait pas en déduire que nos managers seraient des monstres assoiffés de sang.

Cela est vrai. Néanmoins, on regrettera que Johann Chapoutot ne tente pas d’éclairer ce problème grâce aux grandes pensées du temps, comme la critique de la technique de Jacques Ellul, la thèse d’Hanna Arendt sur la banalité du mal ou les observations philologiques d’Orwell et de Klemperer sur le langage totalitaire.

Avec Ellul, on pourrait se demander si la réorganisation des sociétés par le management ne correspondrait pas à une nécessité objective. Pour gérer l’énorme système technicien, tout d’innovation et de changement permanent, l’État, bâti à l’âge classique pour gérer une société statique, ne peut suffire.

Avec Arendt, on pourrait essayer de comprendre pourquoi un Adenauer, grand résistant au nazisme, ne crut commettre aucune faute en employant des gens tels que Höhn. Comme tous les serviteurs de notre monstrueux totalitarisme, ces bons pères de famille n’étaient que de bons techniciens, des hommes compétents soucieux seulement de bien faire fonctionner le système technicien.

Avec Klemperer et Orwell, on pourrait saisir le pourquoi des troublantes similarités des langages nazi et managérial : obsession de l’efficacité, culte de la performance, importance du leadership, du sentiment communautaire, etc. Dans les deux cas, la langue est instrumentalisée ; perverties et salies les valeurs qu’elle a pour honneur d’exprimer.

9. Pour aller plus loin

Ouvrage recensé– Johann Chapoutot , Libres d’obéir. Le management, du nazisme à nos jours, Paris, Gallimard, 2020.

Du même auteur– La Révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard, coll. « bibliothèque des histoires », 2017. – Le Meurtre de Weimar, Paris, PUF, 2010, coll. « Quadrige », 2015.– La Loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 2014, – Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe (1918-1945), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2013– Le Nazisme. Une idéologie en actes, Paris, La Documentation française, 2012.– Le National-socialisme et l'Antiquité, Paris PUF, 2008.

Autres pistes– Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991.– Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2010. – Victor Klemperer, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. « Agora », 1996. – Pierre Legendre, L’empire du management, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2007. – Danièle Linhart, La Comédie humaine du travail. De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, Paris, Erès, 2015. – Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2011.

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