Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de John Berger
L’écrivain et essayiste britannique Geoff Dyer, spécialiste de l’œuvre de John Berger, a rassemblé, dans ce recueil, 24 textes de John Berger, publiés entre 1968 et 2007. Commentaires d’expositions, textes de catalogues, articles et extraits de livres de Berger sont présentés chronologiquement, accompagnés de quelques photos. Ils éclairent l’itinéraire intellectuel et personnel d’un écrivain engagé, qui s’est attaché, sa vie durant, à saisir les enjeux sociaux en s’imprégnant, notamment, de l’œuvre de photographes auxquels il vouait une profonde admiration.
John Berger n’était pas photographe, mais essentiellement écrivain. Pourtant, comme le souligne Geoff Dyer en préambule de Comprendre une photographie, « la vie créative de Berger s’enracine dans les arts plastiques » (p. 10) : au sortir du lycée il s’inscrit aux Beaux-Arts et il gardera toute sa vie un rapport étroit avec la peinture et, surtout, la photographie.
Dès 1967, il collabore avec son ami, le photographe suisse Jean Mohr. Ils cosignent plusieurs livres (Un métier idéal, Le septième homme et Une autre façon de raconter), dans lesquels Berger ne décrit pas les photographies de Mohr, il dialogue avec elles.
Il en va de même pour tous les textes ici réunis : Berger cherche à réduire l’espace qui sépare le langage du photographe de celui de l’écrivain afin de dénoncer la violence sociale, mais aussi d’attirer le regard du plus grand nombre vers la part inaliénable d’humanité qui brille dans le regard des plus démunis.
En 1946, John Berger a vingt ans. Il débute sa carrière dans la société d’après-guerre où s’affrontent communisme et capitalisme, deux modèles économiques et idéologiques alors dominants et structurants. Il prend le parti du peuple et embrasse les idées de la gauche marxiste. Cet engagement, qui le guidera toute sa vie, était sa façon de se battre pour les laissés-pour-compte de l’économie libérale et de la globalisation.
Dès les années 1960, il se fait ainsi le porte-parole d’une vision marxiste de l’actualité planétaire. Il plaide la cause de Cuba contre l’Amérique, celle des Vietnamiens contre l’armée américaine. Il dénonce la condition du monde paysan européen à l’abandon, des ouvriers paupérisés et des banlieues désindustrialisées de l’Angleterre thatchérienne, des Bédouins de Palestine ou encore des enfants orphelins du Mozambique et du Rwanda : son engagement ne connaît aucune frontière temporelle ni spatiale.
Pour Berger, l’art de la photographie, comme l’écriture, ouvre un accès à la réalité, « rend l’observation consciente » (p. 37). Il est, par ailleurs, lucide : la photographie est un art à double tranchant et, si elle peut défendre la cause du peuple, elle peut aussi anesthésier ce dernier, le manipuler par la propagande, la publicité, le spectacle : « Toute photographie, écrit-il en 1968, est en réalité un moyen d’examiner, de confirmer et de construire une vue globale de la réalité. D’où le rôle crucial de la photographie dans la lutte idéologique. D’où la nécessité de comprendre une arme que nous pouvons utiliser et qui peut être utilisée contre nous » (p. 40).
Cette approche engagée de la photographie signifie tout d’abord que le véritable photographe doit être libre des diktats de la société de consommation et sciemment faire le choix de ne s’assujettir ni à la publicité ni à une certaine presse voyeuriste ou sensationnaliste. Une photographie est avant tout « un message à propos de l’événement qu’elle enregistre » (p. 37). Photographes et artistes doivent donc se demander, en amont de la création : « Cette œuvre aide-t-elle, encourage-t-elle les hommes à connaître et à revendiquer leurs droits sociaux ? » (p. 14).
Berger accorde, en ce sens, une place d’honneur à l’œuvre pionnière de Helmut Herzfeld (1891-1968) qui, protestant contre le patriotisme allemand, prend le nom de « John Heartfield ». Proche du mouvement dada, membre fondateur du parti communiste allemand, Heartfield mit au point la technique du photomontage durant l’entre-deux-guerres. Ce procédé consiste à juxtaposer des images pour faire émerger un nouveau sens satirique, comme sur cette affiche où Hitler fait le salut nazi à un homme qui tient dans ses mains une grosse liasse de billets : l’image dénonce ici le lien entre le régime nazi et les grands industriels.
Par le biais de ses affiches, écrit Berger, Heartfield placarde son « dégoût de cette sorte particulière de sordide qui suinte de ceux qui […] exercent un pouvoir politique individuel, [dégoût qui] se nourrit du gouffre entre les objectifs que revendique un homme politique et les actions qu’en réalité il a déjà décidées » (p. 44).
L’essai de Susan Sontag, Sur la photographie (1977), constitue également une source importante d’inspiration pour Berger. La philosophe rappelle que l’appareil photographique ne fut, au moment de son invention par Fox Talbot en 1839, qu’un gadget destiné aux loisirs de l’élite. Vite récupérée par la police, la presse, l’armée, la pornographie, les sciences et la politique, la photographie connut néanmoins, avant 1946, selon Sontag, une grande liberté.
De « grands maîtres du témoignage » de l’époque, comme Paul Strand (1890-1960) ou encore Walker Evans (1903-1975) sont de dignes représentants de la photographie comme « médium public à usage démocratique » (p.76).
L’engagement de Berger s’exprime non seulement par le choix de certains photographes, mais aussi par l’observation critique de leur œuvre. « J’essaie de mettre en mots ce que je vois » (p. 213), déclare-t-il en préambule à sa conversation avec le photographe brésilien Sebastião Salgado.
Pour décrire la relation de Berger avec les photos qu’il regarde, Geoff Dyer reprend quelques vers du poème « La pensée », de D.H. Lawrence : « La pensée c’est regarder la face de la vie, et lire ce qui peut être lu. […]. La pensée ce n’est pas un tour que l’on joue, un exercice, ou une série d’esquives. La pensée c’est un homme dans son intégralité qui porte son entière attention » (p. 13).
Pour Berger, le texte n’est pas un simple commentaire, il est le résultat d’une immersion dans l’image, d’une totale dévotion à celle-ci et aux mondes qu’elles laissent entrevoir, souvent tragiques. Ainsi, quand il regarde les photos de Donald McCullin montrant les atroces blessures de guerre causées par l’armée américaine au peuple vietnamien, il ne détourne pas le regard, mais soulève la question de l’absence de réaction collective et donc de notre propre aliénation politique.
Quand il observe une photo de jeunes fermiers de la région de Cologne, prise par August Sanders (1876-1964) en 1914, il décrypte les costumes, les postures, les regards, il imagine leur vie, leur généalogie, pour conclure à l’inscription, dans les corps, de la domination exercée sur la paysannerie par la bourgeoisie urbaine.
La série Nearly invisible encore, de Moyra Peralta, composée de portraits de SDF dans l’Angleterre du début du XXIe siècle, rend précisément visibles des visages marginalisés par la « barbarie » économique, reconnaît leur humanité première : « Chaque personne est unique, écrit-il ici, chacune a son propre monde, et chacune se bat d’heure en heure pour le préserver. Le plan rapproché est le contraire d’une statistique » (p. 224).
Au-delà du message politique ou social d’une photo, directement lié à l’actualité et au contexte de la prise de vue, une même idée sous-tend toute la réflexion de Berger : « Le contenu véritable d’une photographie est invisible, car il dérive d’un jeu non pas avec la forme, mais avec le temps » (p. 38).
Du point de vue du photographe, l’usage du temps peut considérablement varier selon l’objectif poursuivi. Pour Cartier-Bresson par exemple, un cliché résulte d’un « accident », le moment photographié est un instant qu’il « traque comme un animal sauvage » (p. 69). À l’inverse, Paul Strand, élève d’Alfred Stieglitz, inspiré par le néoréalisme italien, travaille lentement, prépare longuement ses portraits frontaux pour leur donner une puissante valeur documentaire et narrative. On pense à ce portrait d’une femme aveugle portant en collier une pancarte où est inscrit en grosses lettres le mot « BLIND » (« AVEUGLE »).
Du point de vue du spectateur, Berger insiste sur le fait qu’une photo procède d’une rupture de continuité entre le moment même de la photo et le moment où on la regarde ; elle nous confronte à quelque chose qui n’est plus ou qui est absent. Contrairement à ce que pensait la science positiviste des débuts de la photographie, cette apparence n’est pas pour autant synonyme de vérité. La photographie pose de ce fait la double question du rapport entre ce qui est présent et ce qui est absent, mais aussi entre ce qui est montré et ce qui est caché. Il convient alors de s’interroger sur l’ambiguïté inhérente à toute photographie.
La réponse à cette énigme réside peut-être, justement, dans la notion d’intemporalité. Qu’elle soit prise accidentellement ou non, une photographie a le pouvoir de révéler une réalité qui dépasse largement l’objet ou le sujet photographié : le moment photographique est un moment biographique et historique dont « la durée est mesurée idéalement non pas en secondes, mais par son rapport avec toute une vie » (p. 69). Une photographie « encourage le récit d’une histoire » (p. 70).
Plus encore, la photographie, en captant quelque chose entre absence et présence, abolit les frontières entre passé et présent, cadre et hors cadre, privé et public, entre celui qui regarde et celui qui est regardé.
L’art de la photographie, ultimement, a la capacité d’atteindre une vérité universelle, comme dans l’exposition organisée en 1955 par Edward Steichen sur les souffrances humaines, The Family of Man, sorte d’« album universel » tenant lieu de mémoire prophétique de la « Famille de l’Homme » (p. 84).
De façon générale, les textes de John Berger sont aussi sous-tendus par une conception métaphysique, voire mystique de la photographie, art qui procède d’un jeu entre pôles contraires et complémentaires : le noir et le blanc, l’ombre et la lumière, le visible et l’invisible.
Ainsi, quand elle photographie les forêts silencieuses de son enfance, près de la chaîne des Carpates, Jitka Hanzlová échappe à la prison du temps moderne (le temps linéaire et mesuré du capitalisme) pour laisser place à la coexistence de diverses temporalités, pour s’immiscer dans un espace en apesanteur, capter « ce qui demeure ineffable […] une fois qu’on a dressé l’inventaire de tout ce qui est reconnaissable » (p. 252). Comme chez Martin Heidegger, la forêt devient « métaphore de la réalité tout entière », on s’y rend « en revenant en arrière pour voir le futur » et la photo est là pour nous montrer le chemin.
La photographie serait-elle, au bout du compte, la planche de salut d’une société moderne désenchantée, ultra-matérialiste, qui calcule tout et consigne les vies en tableaux et en équations ? Le principe de progrès ayant balayé « le temps des rêves [et] toutes les conceptions de l’histoire qui lui étaient étrangères », les « superstitions, coutumes ancestrales, lois éternelles » (p. 110), que reste-t-il à l’homme si ce n’est la liberté des gens, avec leurs photographies, « de créer leur propre champ d’intemporalité » ?
Cela expliquerait l’engouement contemporain pour les photographies, « ces centaines de millions [d'] images fragiles souvent portées près du cœur [qui] servent aujourd’hui à rappeler ce que le temps historique n’a pas le droit de détruire. Les photographies sont les vestiges de ces coups d’œil par la fenêtre qui donnait, par-delà l’histoire, sur l’intemporel » (p. 112).
Dans sa forme ultime et accomplie donc, il ne s’agit plus pour John Berger de « mettre en mots ce qu’il voit », mais de laisser l’image parler d’elle-même : la photographie se passe ici de langage, n’a besoin que d’un regard pour faire sens. Plus encore, l’essence de la photographie est cette part de mystère que nul mot ne saurait traduire avec fidélité ; « l’attente d’un sens qui nous dépasse […], une révélation » (p. 131).
En conclusion, cet ouvrage montre l’évolution de la pensée de John Berger, entre 1968 et 2007, une pensée qui, au fil du temps, se déleste des cadres stricts de l’analyse marxiste de l’actualité, non pour abandonner cette dernière, mais pour l’épaissir du voile mystérieux de l’expérience du temps qui passe, de la quête d’éternité, du questionnement inévitable de l’Homme face à la mort, face au temps arrêté net par le couperet du déclencheur.
John Berger craignait, avec Susan Sontag, l’assujettissement de la photographie à la société de consommation. Il en appelait, en s’appuyant sur le travail de tous les photographes réunis dans ce recueil, à un contre-mouvement artistique et révolutionnaire d’une photographie par tous et pour tous. La photographie, libérée de ses pires ennemis que sont la loi du marché, la publicité, mais aussi l’élitisme, pourrait enfin devenir un art populaire et engagé.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Les espaces publics et privés sont saturés d’images, les réseaux sociaux contribuent à l’exhibition chronique de photographies, jetées en pâture au regard voyeur de la « société du spectacle », selon Guy Debord ; il semblerait que la photographie serve désormais de substitut aux mémoires individuelles et collectives. Mais n’est-elle pas aussi devenue, comme l’appelait de ses vœux John Berger, une forme d’art que chacun peut s’approprier, partout et à tout moment, grâce à l’instantané d’un smartphone ?
Ouvrage recensé– Comprendre une photographie (préface de Geoff Dyer), Genève, Héros-Limite, 2017.
Du même auteur– Voir le voir, Paris, B42, 2014.– Avec Jean Mohr, Une autre façon de raconter, Paris, L’écarquillé, 2014.
Autres pistes– Roland Barthes, La Chambre claire, note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.– Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, Paris, Payot, 2019.– Gisèle Freund, Photographie et Société, Paris, Seuil, 2017.– Susan Sontag¸ Sur la photographie, Paris, Bourgois, 2008.– Serge Tisseron, Le mystère de la chambre claire : photographie et inconscient, Paris, Flammarion, 2008.