Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de John Horne et Alan Kramer
En 1914, les armées allemandes envahissent la Belgique et le nord de la France. Les troupes se livrent à une série de dévastations meurtrières. L’opinion publique est choquée. Jusqu’à la fin du conflit et au-delà, ce sera le leitmotiv des Alliés : la guerre avait pour but d’écraser la barbarie allemande. Ayant établi et expliqué l’indubitable réalité des faits, Horne et Kramer s’emploient à comprendre les implications de cette question, de 1914 à aujourd’hui, en passant par le traité de Versailles, le nazisme et l’actuel droit de la guerre.
En août et septembre 1914, les armées du Kaiser pénètrent la Belgique et le nord de la France. Convaincus qu’elle a pris les armes, les soldats terrorisent la population. 6 500 civils trouvent la mort dans des exécutions sommaires, 20 000 bâtiments sont détruits, dans ce qui apparaît, à l’époque, comme une formidable violation des lois de la guerre. Des rapports sont publiés, accablants, qui tous accusent les autorités allemandes. Celles-ci répliquent, mais les faits sont têtus. Les civils belges n’ont pas résisté ; les représailles sont bel et bien des crimes de guerre.
Comment les Allemands en sont-ils arrivés là ? Telle est la première question que se posent Horne et Kramer. D’où vient la peur du franc-tireur ? Pourquoi la répression a-t-elle pris une forme si violente ?
Mais ce n’est pas tout. Les atrocités de 1914 sont le point de départ de la définition de l’Allemagne comme coupable. Elles impliquent des réparations, et le diktat de Versailles. La stratégie allemande du déni, qui aboutira à l’impunité des criminels de guerre, est cruciale dans la légitimation de la mentalité nazie. L’échec des procès des responsables des crimes de 1914 agira comme un catalyseur dans la définition des crimes contre l’humanité et des nouvelles normes du droit international.
La guerre, dans l’Empire allemand, est la chose de l’armée. Le peuple n’y apparaît légitimement qu’encadré strictement par la caste militaire, sous la forme de la conscription. Les civils qui se battent sont considérés, au mieux comme des traîtres, au pire comme des sauvages, qu’il convient d’exterminer comme on fait dans la lointaine Afrique. Le spectre à exorciser, c’est celui de Valmy, c’est la nation en armes, le citoyen-soldat, la France révolutionnaire et le Paris de la Commune (1871), par opposition auxquels s’est construit le IIe Reich.
Quand le gouvernement républicain de Gambetta, en 1870, décrète la levée en masse, tous les citoyens sont invités à prendre les armes. Pour la formidable armée de conscription organisée par Bismarck, c’est le cauchemar. La guerre, qui était gagnée, menace de ne plus l’être, et la France de se refermer sur l’armée allemande, comme son tombeau. Partout, des francs-tireurs. De là une psychose très vivace qui aboutira en 1914 à une Grande Peur comparable par sa mécanique à celle de la Révolution : « Comme les brigands de 1789, elle fournit une image valise qui peut expliquer tous les coups de feu inexpliqués et changer d’inoffensifs civils en incarnations de la peur allemande » (p. 154).
Selon les Conventions de La Haye de 1907, il est légitime aux citoyens d’un pays envahi de prendre les armes, pourvu qu’ils portent des signes distinctifs. Sans cela, ce serait la prime à chaque coup pour les grands pays dotés d’une armée de conscription. Mais les militaires allemands ne voulaient rien entendre : la guerre populaire était pour eux « le sommet de la barbarie » (p. 612). Les instructions ? Tirer à vue. Prendre des otages et les exécuter. Raser les villages récalcitrants. Faire régner la terreur.
Sans cela, l’armée risque d’être débordée et le fort, vaincu par le faible. 1870 n’a pas été une partie de plaisir. Les officiers allemands ne l’ont pas oublié. Ils ont lu Nietzsche, Bernhardi, Treitschke, tous propagateurs de la doctrine du surhomme. Ce sont des adeptes du darwinisme social : pour eux, de même que l’essence de la vie animale est le « struggle for life » l’essence de l’histoire est le combat des peuples pour la vie et la domination.
Les Allemands jouaient la montre. Comme il était impossible de forcer le passage des Vosges, où l’ennemi avait massé le gros de ses troupes, ils devaient passer par la Belgique. Mais il fallait aller le plus vite possible, avant que l’Angleterre ne puisse réagir, avant que l’inévitable blocus ne puisse porter ses fruits, avant que la France ne puisse réorganiser son dispositif.
La puissance des canons allemands devait emporter facilement les quelques forts belges. Or Liège résista, puis Namur, puis d’autres. L’armée allemande recula. La rage était immense. Les ordres étaient formels, il fallait aller vite. Il fallut alors imaginer une force – vicieuse, invisible, secrète – dont l’action expliquerait les inexplicables ratés d’une invasion trop soigneusement préparée. Or voici que les Allemands, apparemment bien accueillis par la population, entendent des coups de feu à proximité. Ils ne songent pas que ce sont des soldats qui tirent de loin, et parfois même les leurs, tant la désorganisation et la panique gagnent l’armée.
Par un phénomène acoustique singulier, une détonation lointaine peut sembler venir de la maison d’en face. On n’enquête pas. On n’a pas le temps. La chose est sûre, ce sont les francs-tireurs. D’ailleurs, les officiers ont prévenu. On est en pays latin, en pays de catholicisme. Les gens sont traîtres, par nature. Les prêtres organisent la résistance, certainement, et le roi des Belges a demandé à la Garde civique de prendre les armes.
Alors on pénètre dans la maison. On saccage, on viole, on pille. On fouille les maisons, à la recherche d’armes. Or le maire, conformément aux ordres reçus du gouvernement, a fait remettre celles-ci à la mairie, pour que personne ne s’en serve. Les Allemands tombent sur le dépôt. C’est une preuve : le maire est coupable. Il est exécuté.
Le scénario se répète, vingt, cent fois, dans les villes comme dans les villages. Le haut-commandement, lui-même exaspéré par la stratégie qu’il prête aux Belges et aux Français, excite les soldats : « On ne doit pas faire de quartier, raconte l’un d’entre eux, parce que les Français […] arrachent les yeux de nos blessés et leur coupent les membres un à un. Si ne n’était pas vrai, nos chefs ne nous le diraient pas » (p. 113). Et donne des ordres : « chaque ville ou village où a eu lieu une attaque civile contre nos troupes doit être réduit en cendres » (p. 122). Et manipule : on présente aux soldats allemands des fausses religieuses aux mains faussement coupées, pour exciter leur rage vengeresse.
Très tôt, on sait ce qui se passe. Un flot de réfugiés se déverse vers le sud. À Paris, à Londres, on entend des histoires, amplifiées par la rumeur, encore plus terribles que le vrai. On parle, comme si les Belges voulaient ainsi exorciser les horribles traitements qu’ils ont eux-mêmes infligé aux Congolais, de mains d’enfants coupées. Chose qui ne s’est jamais produite. Quoi qu’il en soit de ces inventions, les témoignages concordent : les Allemands se comportent d’une façon qui ne convient pas du tout à des civilisés. Dès lors, on assimile leur Kultur à la Barbarie. Les caricatures de Louis Raemaekers font fureur. Le Kaiser est comparé à un nouvel Attila.
Évidemment, l’action gouvernementale n’a pas, ici, à contrecarrer le sentiment populaire. Tous deux vont de pair. Le Prussien est l’ennemi, et ceci depuis 1792. Peu importe que la France ait une grande industrie et des usines à canons, c’est la civilisation allemande qui est mécanique. Peu importe le comportement éminemment inhumain infligé aux Congolais par les Belges ou aux Boers par les Anglais, ce sont les sentiments allemands qui sont barbares. La civilisation est latine ou anglo-saxonne ; la Kultur est une forfaiture. Tous les arguments sont bons pour s’autojustifier, pour attiser les sentiments antigermaniques de la population et pour faire basculer les neutres du « bon » côté.
Cependant, plus le conflit dure, plus les morts sont nombreux, plus les hécatombes du front tendent à éclipser les horreurs du début de la guerre. Pour le poilu de Verdun, un village à moitié rasé et quelques dizaines de morts, ce n’est pas grand-chose. Il ne voit plus, derrière la propagande, la réalité de l’atrocité. L’ennemi, c’est la guerre : il devient pacifiste.
Malgré l’évidence, les Allemands continueront longtemps à nier les faits. Après la guerre, seuls les Belges et, dans une moindre mesure, les Français feront preuve d’opiniâtreté face aux dénégations allemandes. Les anglo-saxons, dont la politique est de promouvoir une réinsertion de l’Allemagne dans le concert des nations, n’attachent plus beaucoup d’importance au problème.
Ainsi, ils se satisferont des procès de Leipzig, organisés en Allemagne pour juger les criminels de guerre. Les Belges s’en vont, scandalisés, pour ne pas cautionner ce tribunal fantoche : le tribunal discrédite leurs témoins. La France non plus n’est pas satisfaite. Stenger, un officier accusé d’avoir ordonné d’achever les prisonniers français, fut acquitté mais sortit du tribunal en portant un bouquet de fleurs offert par ses admirateurs.
Le but des autorités allemandes : faire tomber l’accusation d’atrocités pour acculer les Alliés à retirer des traités les clauses de responsabilité, et donc les réparations. Ils n’y arriveront pas, mais provoqueront une agitation telle, au sujet des atrocités, que la mémoire allemande en fut durablement affectée. Les voix favorables à l’autocritique, comme celle de Karl Kautsky, se firent rares, et les coupables furent traités en héros, puisque victimes de la vengeance des Alliés.
Ainsi, la mémoire des atrocités se fragmenta. Côté victime, le traumatisme perdura, s’inscrivit dans les monuments aux morts, dans la mémoire collective, toujours avivée par le spectacle des villes et des villages irrémédiablement détruits.
La guerre était devenue, du fait de la mémoire des hécatombes insensées de Verdun, de la Somme et du Chemin des Dames, le véritable ennemi, plus même que les Allemands. On vit naître une nouvelle forme de pacifisme, visant à l’interdiction de la guerre elle-même et au refus de s’armer. En outre, la méfiance envers le bourrage de crâne eut cette autre conséquence : « Les histoires sur les camps de concentration allemands sont des histoires d’atrocités : donc elles sont fausses – ainsi raisonne, écrira Orwell, l’homme ordinaire » (p. 592).
En Allemagne, il en alla tout autrement : la morale nihiliste et militariste très particulière qui avait rendu possibles les atrocités ne fit l’objet d’aucune remise en cause. « Ludendorff, von Kluck, l’ancien commandant de la 1re armée, et von Hausen, l’ancien commandant de la 3e armée, sont absolument sans remords. Pour von Kluck, “un système sévère et inexorable de représailles” était une politique nécessaire en Belgique. » (p. 520)
Voici donc où veulent en venir Horne et Kramer : il y aurait un lien certain entre l’impunité dont ont bénéficié les criminels de guerre allemands de 1914, le comportement de l’armée allemande en 1939-1945 dans les zones occupées, et l’insistance des vainqueurs pour juger les vaincus en 1945 selon un code moral qui deviendrait le fondement de l’ordre international incarné par l’ONU.
Les auteurs eux-mêmes le disent : les plus grands historiens allemands doutaient encore, il y a peu, de la réalité même des atrocités. Ils croyaient en l’explication par la guerre populaire. Fritz Fischer évite soigneusement la question. Gerhard Ritter l’écarte. Thomas Nipperdey parle d’exagérations. Des témoins dignes de foi parlent de tirs provenant de la Garde civique. Or, cette institution peut tout à fait entrer dans la définition de la guerre populaire, de la levée en masse : il s’agit de citoyens ordinaires armés. Horne et Kramer arguent du faible nombre de cas.
Mais on pourrait rétorquer que, de même, la répression allemande fut, tout compte fait, assez peu importante au regard des millions de morts de la guerre de 1914-1918. Et que c’est assez court pour étayer la prétention de Versailles à faire de l’Allemagne le responsable unique de la grande boucherie de 1914-1918.
En outre, on regrettera que Horne et Kramer ne poussent pas plus avant leur exploration de la mentalité militaire allemande. Les officiers ne croyaient pas légitime d’avoir à s’embarrasser de principes humanitaires. Disciples de Clausewitz, ils pensaient que la guerre était par nature l’absence de toute loi.
Lecteurs de Nietzsche, ils pensaient sans doute que les Conventions de La Haye, que le droit international et sa morale étaient un cas de l’éternelle opposition entre la morale du faible et celle du fort. Eux étaient forts, ou du moins se voyaient tels. En face d’eux, des faibles. Les écraser n’était pas un problème. Et, d’ailleurs, les Anglais et les Belges ne se privaient pas d’en user de la sorte en Afrique.
Ouvrage recensé– 1914. Les Atrocités allemandes. La vérité sur les crimes de guerre en France et en Belgique, Paris, Tallandier, coll. « Texto, Le goût de l’histoire », 2015.
Autres piste– Marc Bloch, Écrits de guerre. 1914-1918, Paris, Armand Colin, 1997.– Georges Lefebvre, La Grande peur de 1789, Paris, Armand Colin, 1932 [rééd. 2014].– Jean-Jacques Becker et Stéphane Audouin-Rouzeau, Retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2003.– George L. Mosse, De la grande guerre au totalitarisme. La brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2009.