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Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de John Locke
D’où nos idées proviennent-elles ? Comment notre esprit fonctionne-t-il ? John Locke se propose de répondre à ces questions, essentielles avant de bâtir de nouvelles connaissances. Il y prend le contrepied de la tradition cartésienne, qui faisait de la raison la source de toutes nos connaissances. Pour lui, ce serait au contraire de l’expérience que proviendraient toutes nos idées. Avec cette thèse, l’ouvrage est devenu le grand classique de la philosophie empiriste.
Avant de se lancer dans une construction, il faut déjà bien connaître ses instruments. Pour l’ouvrier de la connaissance qu’est John Locke, ce sont donc nos facultés qu’il faut commencer par examiner. Son ouvrage a ainsi pour ambition de comprendre leur fonctionnement et leurs limites.
Mais l’entendement (autre nom de la raison) est comme l’œil : il nous permet de voir les choses, mais il ne se regarde pas spontanément lui-même. C’est donc à cette tâche difficile qu’il faut s’atteler avant d’espérer pouvoir découvrir de nouvelles connaissances dans les domaines scientifiques, philosophiques ou politiques.
L’Essai sur l’entendement humain retrace le parcours de notre raison, de la naissance des idées à leur usage et leur communication aux autres. Et c’est l’occasion de développer la philosophie empiriste de son auteur : pour Locke, toute connaissance, sur nous-mêmes, sur nos facultés et sur le monde, provient de l’expérience. Mais le problème est que l’expérience est changeante, alors comment peut-on se fonder sur elle sans devenir sceptique, c’est-à-dire sans cesser de croire à une vérité stable et certaine ?
Il existe deux grandes réponses à cette question. La réponse rationaliste nous dit que nous connaissons grâce à notre raison, ratio en latin. Tandis que la réponse empiriste affirme que nous connaissons grâce à l’expérience, empeiria en grec. Jusqu’à Locke, c’est la première qui fut privilégiée par les philosophes. Ceux-ci se méfient en effet de l’expérience, dans tous les sens du terme. L’expérience au sens courant du vécu n’est pas nécessairement bonne : elle suppose de déjà posséder des connaissances afin de la guider.
C’est également le cas de l’expérience au sens de l’expérimentation scientifique : elle doit être guidée par des principes et des théories afin d’établir un protocole expérimental pertinent. Enfin, l’expérience au sens philosophique de l’expérience sensible, c’est-à-dire de l’accès au monde par l’intermédiaire de nos cinq sens, varie d’une personne à l’autre et même d’une seconde à l’autre chez une même personne. Elle est par ailleurs très souvent trompeuse (on peut notamment le voir dans les cas des illusions d’optique). Alors pourquoi John Locke veut-il réhabiliter l’expérience ? D’abord parce qu’il s’intéresse au fonctionnement de nos facultés et pense que si nous pouvions avoir des « idées innées », comme les appelait Descartes, c’est-à-dire présentes en nous, avant toute expérience, alors nous n’utiliserions jamais nos facultés. Si nous sommes des hommes dotés de raison, de mémoire ou encore d’imagination, c’est que nos facultés ont été stimulées par le monde extérieur, et ont reçu de lui des informations à exploiter. Ensuite, Locke pense que toutes nos opérations de l’esprit peuvent se réduire à deux types d’expérience : l’expérience que nous faisons du monde (la sensation) et celle que nous faisons de nous-mêmes (la réflexion). L’esprit serait comme une page blanche, sur laquelle viendraient s’imprimer les caractères de l’expérience. On pourrait lui objecter que certaines idées, comme les idées mathématiques, ne semblent pas provenir de l’expérience. On oppose en effet spontanément ce qui est concret (et dont on fait l’expérience) à ce qui est abstrait (et qui provient de l’esprit, comme les mathématiques).
Mais on peut en réalité appliquer la thèse de Locke à un exemple mathématique, comme l’idée du triangle et de ses propriétés. Dans le monde extérieur, nous faisons l’expérience des lignes et des angles. Nous avons donc en nous les idées correspondantes. Et en associant ces idées, on peut concevoir une figure qui comprendrait trois lignes et trois angles.
En observant alors cette association d’idées (c’est ici l’expérience interne appelée réflexion), nous formons bien l’idée de triangle. On peut donc bien dire que même les idées que nous considérons comme abstraites proviennent de l’expérience.
Contrairement à la tradition rationaliste qui considère que l’expérience est incertaine, instable et trompeuse, Locke pense qu’elle peut nous fournir des connaissances certaines. La première certitude est l’effet que les choses produisent sur nous, et cet effet est garanti par Dieu. Locke prend ici bien garde, afin de ne pas s’attirer les critiques des théologiens, de ménager une place à l’action de Dieu.
Mais celle-ci n’a plus le même rôle que chez Descartes : elle ne garantit plus la présence d’idées innées en nous ou l’existence des choses extérieures auxquelles ces idées correspondent, elle garantit désormais l’effet que les choses ont sur nous. C’est-à-dire l’expérience. Et celle-ci est indubitable. Si par exemple j’ai chaud, je ne peux me tromper sur le fait de ressentir cette sensation et cela n’aurait pas de sens de me contester. L’effet est donc certain mais constitue le plus faible degré de connaissance : la connaissance sensitive.
Mais la connaissance sensitive est-elle fiable ? Il se peut en effet que j’aie chaud alors que la température extérieure est faible. Ou que je voie un objet plus grand qu’il ne l’est réellement. Dans ce cas, la certitude de mon expérience ne m’est pas d’un grand secours pour obtenir des connaissances sur le monde. La question est donc de savoir si les sensations, dont nous sommes certains, ne nous illusionnent pas. Si l’expérience permet réellement de connaître et non pas seulement de croire aux choses.
Pour Locke, si nous utilisons bien notre entendement, alors tout ce qu’il nous montre, d’après l’expérience, nous renseignera sur la réalité. Il s’agit du deuxième degré de connaissance : la connaissance démonstrative. Pour parvenir à ce degré, il faut d’abord bien faire la différence entre idée et qualité. L’idée est ce que l’on peut percevoir dans notre esprit, et qui est soit l’effet d’un objet extérieur (ce sont les idées simples) soit l’effet de notre réflexion, qui combine les idées simples entre elles pour produire des raisonnements (ce sont les idées composées).
L’idée est donc en nous, tandis que la qualité est dans les corps extérieurs. Et l’entendement doit se garder de penser que toutes nos idées sont des images ressemblant aux qualités. Seules certaines qualités, que Locke nomme « qualités premières », ressemblent à l’idée qu’on peut en former. Ces qualités sont celles qui sont inséparables des corps. Ce sont leurs propriétés essentielles, que les corps conservent constamment à travers les changements et altérations qu’ils subissent.
Et ces qualités sont mathématisables et donc parfaitement connaissables. Par exemple, la composition chimique d’un liquide, que l’on peut exprimer par une formule physique, ne varie pas, quelle que soit sa quantité ou encore sa couleur apparente. On peut donc être certain de nos expériences et des connaissances qui en découlent, mais uniquement lorsque celles-ci sont rapportées aux qualités premières, géométriques et mathématiques, des corps.
Pour Locke, la connaissance est toutefois plus limitée que dans le projet de Descartes (qui voulait fonder toute la connaissance dans les Méditations métaphysiques). La connaissance sensitive ne nous informe que sur la présence des choses et leur effet sur nous, mais pas sur leur nature. La connaissance démonstrative le fait, mais dans les limites de la raison et de la mémoire humaine. Enfin, le premier degré de connaissance, le plus parfait, qui est la connaissance intuitive (celle que l’on a lorsqu’on saisit immédiatement le lien entre deux choses) survient rarement.
Qu’en est-il de la connaissance que nous avons de nous-mêmes, de notre identité ? Une personne n’est pas qu’un corps matériel, on ne peut la réduire à des formules mathématiques. C’est ce qu’on nomme en philosophie le problème de « l’identité personnelle ». L’identité d’une personne pose en effet problème car elle désigne l’ensemble des caractéristiques permettant de la distinguer de toute autre, et ces caractéristiques doivent être permanentes dans le temps, malgré les changements que nous subissons au cours d’une vie.
Car on ne cesse pas d’être une personne ou on ne devient pas quelqu’un d’autre lorsqu’on modifie notre apparence, nos vêtements ou que nos goûts alimentaires changent. La réflexion philosophique sur l’identité personnelle est ainsi complexe car elle se propose de définir ce qui est permanent chez une personne alors même que rien ne semble l’être. Finalement, la seule chose véritablement permanente serait notre code génétique, mais outre le fait que sa découverte intervient plusieurs siècles après l’œuvre de Locke, il s’agit d’autre part d’une réponse scientifique et non philosophique. Et on peut douter que la personne que l’on est soit vraiment réductible à des séquences d’ADN. C’est de ce problème complexe que Locke choisit de s’emparer dans son ouvrage. En 1694, soit cinq ans après la première publication de l’Essai, il ajoute un chapitre, intitulé « identité et différence », afin de mieux le traiter. Il s’oppose encore une fois à la position cartésienne. Celui-ci se fondait non pas sur l’expérience mais sur la raison et pensait que celle-ci parvenait à concevoir notre identité sous la forme d’une « substance » qui resterait permanente sous les changements apparents. Mais pour Locke, cette idée de substance est obscure et ne fait qu’affirmer qu’il y a de la permanence en nous sans dire précisément ce en quoi elle consiste.
Fidèle à sa démarche d’examen des facultés humaines, c’est par une faculté qu’il répond au problème : la conscience.
Ce terme aujourd’hui courant et désignant la capacité qu’ont les Hommes à faire retour sur eux-mêmes, ne l’était pas à l’époque. Si bien que Locke est obligé de s’en expliquer et que malgré ses indications, il fût très difficile de le traduire en français. Et pourtant, pour lui seul ce terme peut répondre au problème de l’identité personnelle. Une personne, c’est en effet un être vivant capable de se regarder lui-même. Or on se regarde soi-même par la conscience. Ainsi, « c’est en elle seule que réside l’identité personnelle, c’est-à-dire le fait pour un être rationnel d’être toujours le même. Aussi loin que puisse remonter la conscience dans ses pensées et ses actes passés, aussi loin s’étend l’identité de cette personne » (II, 27, §9 ; pp. 522-523).
Nous changeons bien en permanence, et l’expérience que nous faisons de nos pensées et sentiments nous le montre. Mais ce qui nous assure une identité à travers le temps est la capacité que nous avons, grâce à notre conscience, de relier ces différents moments, pensées et sentiments entre eux. La conscience unifie en quelque sorte notre vie en nous montrant que la personne que nous étions hier est la même qu’aujourd’hui, malgré la succession d’expériences différentes.
Pour fonder la connaissance, il ne faut pas seulement que les idées viennent à l’esprit, mais également que l’on puisse les communiquer. C’est ce que l’on fait à travers le langage, dont Locke propose une analyse au Livre III de l’Essai. Pour lui, les mots ne se rapportent pas directement aux choses mais aux idées que nous avons des choses. « Les mots ne signifient autre chose dans leur première et immédiate signification, que les idées qui sont dans l’esprit de celui qui s’en sert. » (III, 2, §2) De même, les propositions verbales (les phrases que l’on prononce) correspondent à nos propositions mentales (les liens logiques entre nos idées).
Cette conception peut toutefois sembler problématique puisque nous devons utiliser les mêmes mots pour nous comprendre, alors que nous n’avons pas nécessairement les mêmes idées. Et il est par ailleurs impossible, du fait de notre mémoire limitée, de trouver un mot pour chaque idée correspondant à chaque chose. Locke répond à ce problème que tous les mots (excepté les noms propres) sont généraux et renvoient à des idées générales. Comment se forment les idées générales que l’on exprime par le langage ? Elles se forment par l’opération nommée « abstraction ».
Elle consiste à considérer un ensemble d’expériences particulières et à isoler de ces expériences seulement ce qui est commun à toutes. Par exemple, l’utilisation du mot « chien » ne rend pas compte de la singularité de chaque chien que l’on a pu voir durant notre vie, mais seulement de ce qu’ils ont en commun en tant qu’espèce. D’après Locke, le langage ne désigne ainsi que l’essence « nominale » des choses, c’est-à-dire la catégorie verbale à laquelle elles appartiennent. Mais pas leur essence « réelle », c’est-à-dire leur constitution singulière.
Sauf dans le cas des idées absolument simples (comme celle du cercle : cette catégorie exprime déjà la nature propre de cette figure). Pour ce qui est des idées composées (comme celle de l’homme, qui peut se subdiviser en bien d’autres idées), les mots ne nous permettent jamais d’atteindre l’essence réelle. Mais cela n’empêche ni de connaître les choses (puisque la science n’a besoin que de les classer dans des catégories) ni de communiquer nos pensées à leur propos. Cela constitue simplement un défi (relevé par les écrivains et les poètes) pour décrire le monde dans toute sa richesse.
Deux types de critiques se sont élevées contre cette conception du langage. Tout d’abord, la critique du philosophe Hegel lui reproche de considérer le langage comme une étape ultérieure à la pensée, dont on pourrait se passer si nous n’avions pas à communiquer nos pensées aux autres. En effet, pour Locke nous pensons d’abord sans mots, puis que le langage interviendrait pour traduire nos pensées aux autres. Or pour Hegel, on ne pense jamais sans mots.
Ou plutôt, ce qui existe dans notre tête sans mots ne mérite pas le titre d’idée ou de pensée, mais n’est qu’un vague sentiment non compris. Une seconde critique sera celle du philosophe Ludwig Wittgenstein. Celui-ci reprochera à ce type de théories du langage (celles qui n’en font qu’une traduction extérieure de nos pensées intérieures) de concevoir la pensée comme une intériorité close et singulière (propre à chacun). Pour Wittgenstein, une telle vie intérieure n’aurait aucun sens.
Car même pour penser de manière solitaire à ce que nous ressentons, nous avons besoin de désigner les choses, et pour cela d’utiliser certains mots et nuances plutôt que d’autres. Donc nous avons besoin de faire intervenir un langage commun dès le moment de l’intériorité et avant toute communication avec autrui.
En commençant par s’interroger sur la nature et le fonctionnement des facultés humaines avant de les employer à trouver de nouvelles connaissances métaphysiques et scientifiques, Locke a ainsi entrepris une démarche de fondation de la pensée. Celle-ci serait comparable à celle mise au point par Descartes quelques décennies plus tôt dans les Méditations métaphysiques, si Locke ne se fondait pas sur l’expérience.
Son ouvrage est en effet devenu un grand classique de la philosophie empiriste, là où l’œuvre cartésienne était rationaliste. Il a marqué de nombreux philosophes, dont Emmanuel Kant, qui écrira que l’interrogation de Locke sur les limites des facultés humaines l’a sorti de son sommeil dogmatique.
Si l’ouvrage semble difficilement contestable lorsqu’on partage les thèses empiristes de son auteur, il fût en revanche l’objet de grandes attaques de la part des philosophes rationalistes. Leibniz a notamment entrepris d’écrire un ouvrage entier en réponse à Locke, intitulé Nouveaux essais sur l’entendement humain. Il y mène une critique point par point de l’Essai de Locke, sous la forme d’un dialogue entre un empiriste (figurant Locke) et un rationaliste (incarnant Leibniz). Il est impossible de trancher entre les vues des deux auteurs sans s’être au préalable fait une idée quant à la source de la connaissance (expérience ou raison).
Mais l’on peut considérer qu’Emmanuel Kant, inspiré par Locke mais ne se considérant pas comme empiriste pour autant, a réussi à trouver une troisième voie. Pour lui, on ne peut effectivement connaître au-delà de ce que l’expérience nous montre, mais il existe néanmoins des catégories de pensée qui la précèdent et nous permettent de la comprendre.
Ouvrage recensé– John Locke, Essai sur l’entendement humain [1689], trad. par J.-M. Vienne, Paris, Éditions Vrin, coll. « bibliothèque des textes philosophiques », 2006.
Du même auteur– De la conduite de l’entendement, Paris, Éditions Vrin, coll. « bibliothèque des textes philosophiques », 1990.
Autres pistes– René Descartes, Méditations métaphysiques [1641], trad. par F. Khodoss, Paris, Éditions PUF, coll. « Quadrige », 2014. – Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain [1765], Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF Flammarion », 1990.– Étienne Balibar, Identité et Différence : l’invention de la conscience, Paris, Éditions du Seuil, Paris, 1998. – J.-M. Vienne, Expérience et raison, Paris, Éditions Vrin, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2002.