Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de John Locke
Nos sociétés sont bâties sur la notion de tolérance religieuse, aujourd’hui considérée comme une évidence, indissociable de la liberté de pensée et des droits de l’homme. Et pourtant, lorsque John Locke avance cette solution aux dissensions civiles et aux guerres de religion, ce n’est pas au nom des droits de l’homme. Dans cet ouvrage devenu classique, il mène une réflexion sur les pouvoirs respects de l’Église et de l’État, et nous aide à jeter un regard neuf sur la notion de tolérance religieuse.
À la suite du schisme luthérien (la Réforme protestante commence avec Luther en 1517), la diversité des croyances religieuses est un problème qui effraie l’Europe. La différence de croyances et de pratiques doit-elle être punie ? Et si c’est le cas, quelle autorité doit se charger de punir, l’Église ou l’État ? En Angleterre, la situation est d’autant plus délicate que le pays a été autoritairement converti à l’anglicanisme sous la monarchie des Tudors.
Et ce d’abord à l’initiative d’Henri VIII qui choisit d’émanciper l’Angleterre de l’autorité du Pape afin de pouvoir obtenir l’autorisation de divorce que celui-ci lui refusait. L’Angleterre connaît donc ses propres conflits religieux à partir de 1530. Et comme autorité politique et autorité religieuse y sont réunies, l’opposition religieuse devient immédiatement une dissidence politique. C’est dans ce contexte que Locke entame une réflexion sur la tolérance religieuse. En 1667, il rédige déjà un Essai sur la tolérance, dans lequel il commence à forger son argumentation.
Mais ce n’est qu’après la révocation de l’Édit de Nantes (1685), interdisant le protestantisme au sein du royaume de France, qu’il pense urgent de clarifier sa position dans sa Lettre sur la tolérance. Étonnamment, ce n’est pas en tant que droit-liberté attaché à toute personne que l’idée de tolérance y est présentée. Alors comment Locke parvient-il à défendre la nécessité de la tolérance sans la poser comme un droit ? Et quelle lecture a-t-il des difficultés touchant particulièrement l’Angleterre quant au rapport entre autorité politique et autorité religieuse ?
L’un des grands noms en philosophie sur la question de la tolérance est Pierre Bayle. Il publie sa première justification de la tolérance en 1681 (Critique générale de l’histoire du calvinisme de M. Maimbourg) puis propose une défense philosophique radicale de cette notion en 1686, après la révocation de l’Édit de Nantes. Il fournit notamment un argument pragmatique qui est que la tolérance religieuse, envers les différentes religions comme envers les athées, est le meilleur moyen d’éviter les conflits au sein de la société. Il répond ainsi à l’accusation selon laquelle la tolérance serait au contraire source de désordres et qu’il vaudrait mieux imposer une seule croyance et pratique, afin d’unifier la société. Et il engage à tolérer toute croyance religieuse, même intolérante, tout comme l’absence de croyance (c’est-à-dire l’athéisme). Mais Locke n’utilisera pas cet argument et ira moins loin que Bayle.
À l’autre bout du spectre philosophique, Thomas Hobbes défend dans son ouvrage Du Citoyen non pas une tolérance radicale, mais au contraire une autorité absolue du pouvoir politique en matière religieuse. Il avance que les opinions commandent nécessairement la volonté qui commande nécessairement l’action. Donc le souverain doit avoir le monopole de l’opinion, parce que s’il ne l’a pas, le pouvoir sera divisé et le corps politique disparaîtra. Cette démonstration fait partie des nombreuses par lesquelles Hobbes justifie le monopole dogmatique du souverain. Or il nous semble aujourd’hui délicat d’imaginer que le souverain puisse imposer une croyance religieuse. Il peut imposer une pratique, mais pas, et Hobbes le dit lui-même, d’y adhérer intérieurement. Hobbes admet-il ici une limite au pouvoir politique ? Non, et c’est même tout l’inverse. Cet argument a essentiellement pour but de justifier l’absolutisme.
Pour lui, le fait que le souverain ne puisse régler la foi intérieure du particulier implique que le particulier ne doive pas contester l’autorité extérieure du souverain. Car chacun peut parfaitement pratiquer la religion officielle sans engager ni compromettre son salut. Donc les citoyens doivent toujours pratiquer le culte imposé, quitte à croire autre chose. Si l’on veut résumer, pour Hobbes, garantir la paix (rôle de l’État tout puissant) implique d’exclure la diversité des pratiques. Locke rejettera également cette réponse philosophique.
On comprend mieux la thèse qui sera défendue par Locke dans Lettre sur la tolérance en ayant en tête la manière dont il conçoit la croyance humaine.
Dans l’Essai sur l’entendement humain (Livre IV, chapitre 16), Locke explique que l’homme est contraint par nature d’entretenir des convictions qu’il est incapable de justifier. Il ne peut ainsi pas contrôler ses croyances comme il l’entend. Cette thèse s’oppose à ce qu’on appellera plus tard en philosophie le « volontarisme doxastique », doctrine selon laquelle la volonté commande l’entendement, nous permettant de décider de nos croyances. Pour Locke au contraire, la volonté ne nous permet pas de nous débarrasser de tous les préjugés ni d’adopter une croyance plutôt qu’une autre.
À ce constat anthropologique s’ajoute un argument moral. Pour Locke, non seulement la volonté de l’homme ne suffit pas à décider de ses croyances. Mais même si cela était possible, il ne serait pas légitime d’adopter une croyance parce qu’autrui nous en persuade. L’autorité d’autrui n’est pas un critère recevable d’adoption ou d’entretien des croyances. Cette idée pousse Locke à rejeter plusieurs positions fondamentales de son époque. Par exemple, il se dresse contre les « papistes », c’est-à-dire ceux qui défendent l’autorité du Pape face à l’autorité royale d’Angleterre, qui contrôle aussi bien la politique que la religion anglicane depuis Henri VIII. Les papistes réclament pourtant la liberté religieuse (et en l’occurrence la possibilité de pratiquer en Angleterre aussi bien le catholicisme que l’anglicanisme).
Mais l’argument de Locke dans l’Essai sur la tolérance est que ceux-ci ne réclament la liberté religieuse qu’en second recours, parce qu’ils échouent à forcer la croyance des anglicans. Ils ne plaident donc pas réellement en faveur de la tolérance religieuse. La conclusion de ces deux arguments, qui est capitale pour la réflexion menée par Locke sur la tolérance religieuse, est que nous devons accepter un désaccord inéluctable en matière de croyances. Il faut bien sentir le poids de cette conclusion : non seulement le désaccord évoqué par Locke est immuable, mais il peut porter sur les objets les plus essentiels, comme la source du salut éternel. Face à un désaccord aussi inévitable que profond, une solution politique doit être pensée.
La solution de la tolérance religieuse pensée par Locke ne provient pas d’une réflexion sur les droits des individus (comme c’est plutôt le cas de nos jours) mais d’une réflexion sur la nature de l’autorité politique. Tout d’abord, l’autorité politique ne peut pas imposer aux sujets politiques de croyances particulières.
Non pas au sens où elle n’en aurait pas la légitimité (ce n’est pas encore le propos de Locke), mais au sens où elle n’en aurait pas la capacité. Car les hommes ne peuvent pas se rendre maîtres de leur entendement (leur raison) sous le seul effet de la volonté, contrairement à ce qu’affirmait Hobbes. Donc ils peuvent encore moins contrôler celui des autres. Pour le dire autrement, il est physiquement et psychiquement impossible de contraindre une conscience par la force. Donc l’État, quelle que soit la puissance, ne pourra y parvenir. L’autorité politique peut en revanche contraindre les citoyens à agir, y compris en matière religieuse. C’est-à-dire les forcer à se conformer à un culte établi. Ils seraient alors libres de croire et de penser ce qu’ils souhaitent mais pas d’agir comme ils le veulent. Mais pour Locke, ce n’est pas la mission de l’autorité politique. Celle-ci est de sauvegarder les intérêts dits « temporels » (par opposition au salut qui est éternel) du peuple, c’est-à-dire la vie des individus, leur liberté et la propriété de leurs biens. Forcer ou interdire un culte va donc à l’encontre de la mission de l’État.
D’autre part, cela irait à l’encontre de l’intérêt des citoyens. Il critique ici la thèse développée par Hobbes dans Du Citoyen. Car dans le cas où le culte officiel diffèrerait des croyances des sujets, les contraindre à pratiquer un autre culte que le leur, les encouragerait à se montrer hypocrites. Or, quelles que soient les croyances religieuses des individus, il paraît évident à Locke qu’agir à l’encontre de sa conscience est toujours un péché. Pour lui, quelle que soit la religion, c’est sa sincérité qui sauve le croyant. « Je puis m’enrichir à faire un métier qui me déplaît, et opérer ma guérison par l’usage de certains remèdes dont la vertu m’est suspecte ; mais je ne saurais obtenir le salut par la voie d’une religion que je soupçonne être fausse, ni par la pratique d’un culte que j’abhorre. » (p.187), écrit-il.
La religion diffère ainsi de la plupart des autres activités humaines en ce que le résultat dépend de la sincérité avec laquelle elle est pratiquée. L’État encouragerait donc au péché, ce qui n’est pas admissible. On a ici le constat inverse de la première solution écartée : l’État a cette fois-ci la capacité de forcer le culte et pas les croyances, mais il n’en a pas la légitimité.
C’est finalement en poursuivant son analyse de l’autorité politique que Locke en vient à proposer sa solution. La seule fonction que l’État a à la fois la capacité et la légitimité d’exercer est bien la sauvegarde des intérêts « temporels » des citoyens. Le « magistrat », comme Locke l’appelle, c’est-à-dire le dépositaire de l’autorité politique, ne doit donc pas prescrire, ni limiter ou interdire de rites religieux. Il doit seulement agir dans l’intérêt du peuple.
Le cas-limite examiné par Locke est celui où il serait dans l’intérêt du peuple qu’un rite soit interdit. Par exemple, si tuer un veau faisait partie d’un culte, mais que la population avait besoin que le nombre de veaux augmente en peu de temps, afin de s’alimenter. Dans ce cas, le magistrat pourrait interdire pour un temps de tuer les veaux, mais alors il faudrait que cette interdiction soit uniquement tournée vers l’intérêt alimentaire de la population et donc qu’elle vaille, quel que soit l’usage de cette action. Il ne s’agirait alors pas d’interdire un rite mais une pratique dangereuse qui, de manière contingente, ferait par ailleurs partie d’un rite.
Cela permet à Locke de formuler une règle, que l’État peut faire appliquer : tant qu’un individu ne nuit pas aux intérêts temporels de ses concitoyens, ses actions doivent demeurer parfaitement libres et la puissance publique ne doit pas intervenir. Appliquée à la question religieuse, cette règle ne signifie toutefois pas exactement que chaque citoyen est libre de penser et d’agir comme il le souhaite. Car l’impératif du bien-être temporel (par opposition à la félicité éternelle) du peuple doit toujours être pris en compte. Les croyances et cultes sont donc libres tant qu’elles ne nuisent pas à ce bien-être général.
Doivent ainsi être tolérées toutes les Églises. Il définit celle-ci comme « une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut. » (p.171) On voit par là qu’il est exclu pour Locke que la tolérance s’étende aux athées ; et en cela il s’oppose à la tolérance radicale prônée par Bayle. Car pour lui, celui qui n’a pas de religion n’est pas capable d’engager sa conscience et apparaît donc dangereux pour une nation. C’est la grande limite de la position lockéenne.
Dans cet ouvrage très accessible devenu un classique sur le thème de la tolérance, Locke prône ainsi, à un niveau anthropologique, l’acceptation d’un désaccord entre nos croyances que nous ne pouvons pas contrôler ; et à un niveau politique, une neutralité de l’État en la matière.
Pour le lecteur contemporain qui pense la tolérance comme un droit-liberté attaché aux individus, c’est une manière neuve de considérer le problème et de défendre cette solution.
Dans son Traité sur la tolérance, le philosophe américain Michael Walzer estime que la proposition de Locke est pertinente pour son époque, qui ne voit s’affronter que des branches de la chrétienté (essentiellement catholicisme, protestantisme et anglicanisme). Mais il pense que son argumentation ne pourrait être généralisée et ne saurait effacer d’autres modèles de tolérance religieuse. Walzer est communautarien, c’est-à-dire qu’il refuse l’individualisme (voire l’atomisme) des libéraux, pour qui la société doit être un ensemble de comportements individuels organisés par des lois. Pour lui, la société est au contraire faite de communautés, offrant un cadre et des valeurs à chacun.
L’État doit alors partir de ce fait et permettre la coexistence, voire la reconnaissance, de chaque communauté. Au modèle de Locke, il préfère donc celui décrit par Pierre Bayle, qui avait cours dans l’Empire ottoman. Au lieu de limiter les pouvoirs de l’État, l’Empire avait au contraire choisi de les situer au-dessus des différentes religions. Ce modèle donnait à l’État le pouvoir de protéger chaque communauté religieuse sans s’immiscer dedans. Ainsi, on pourrait penser à la suite de Walzer que la thèse de Locke résiste mal aux exigences du multiculturalisme. Par ailleurs, il est intéressant de comparer la proposition de Locke au modèle français de la laïcité. Il faut tout d’abord bien distinguer les notions de tolérance et de laïcité. Un État pratiquant la tolérance n’est pas nécessairement laïc (il peut avoir opté pour une religion officielle, mais ne pas s’immiscer dans la pratique des autres religions). Et à l’inverse, on peut imaginer un État laïc qui ne soit pas tolérant (s’il interdisait par exemple toute forme de croyance et de pratique religieuse). Le modèle français, lui, choisit en quelque sorte une communauté, d’échelle nationale, qui est la République.
Comme toute communauté, la République a ses valeurs, et la laïcité en est l’une des principales. Elle commande de laisser la religion hors de l’espace public, et laisse la liberté de croyance et de culte à chacun dans l’espace privé. Ses détracteurs peuvent donc dire qu’elle applique la leçon de Locke dans l’espace privé, mais s’octroie tout de même un pouvoir sur les pratiques religieuses dans l’espace public. Locke répondrait que ce pouvoir est illusoire puisqu’on ne commande pas les croyances d’autrui et que ce sont les croyances qui nous font agir. Enfin, Locke excluait que la tolérance puisse s’appliquer aux athées. Pour la République laïque, on pourrait dire que c’est presque l’inverse du raisonnement qu’il déployait alors : celui qui n’est pas capable de mettre de côté sa religion dans l’espace public n’est pas suffisamment engagé dans la communauté républicaine.
Ouvrage recensé– John Locke, Essai sur la tolérance [1667], dans Lettre sur la tolérance, précédé de Essai sur la tolérance et autres textes, Paris, Éditions Flammarion, coll. « GF », 2007.
Autres pistes– Thomas Hobbes, Du Citoyen [1642], trad. par Ph. Crignon, Paris, Éditions Flammation, coll. « GF », 2010.– Pierre Bayle, De la tolérance. Commentaire philosophique [1686], Paris, Éditions Honoré Champion, 2014.– Michael Walzer, Traité sur la tolérance [1997], trad. par Ch. Hutner, Paris, Éditions Gallimard, coll. « nrf essais », 1998.