Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de John Tolan
Le paradoxe sur lequel se fonde l’ouvrage Mahomet l’Européen est représentatif de l’œuvre historique de John Tolan : pareil titre provocateur annonce d’emblée l’esprit du propos qui va suivre. Celui que les musulmans reconnaissent comme étant le Prophète tiendrait une place non moins importante dans l’imaginaire collectif européen. Figure tantôt repoussoir tantôt inspiratrice, Mahomet n’en reste pas moins fascinant, et c’est cette fascination dont l’historien cherche à rendre compte.
Depuis le succès retentissant de L’Orientalisme d’Edward Saïd publié en 1978, aborder la question des civilisations européenne et islamique s’avère de plus en plus périlleux : en effet, dénonçant dans son ouvrage l’appareil culturel redoutable mis en place par les Occidentaux pour asseoir leur domination en Orient, Edward Saïd fait planer sur chaque discours occidental le soupçon de cynisme politique pétri d’un désir inassouvi de supériorité.
Or, déplorant cette vision monolithique des imaginaires européens, John Tolan entend bien réintroduire leur diversité : il se propose ainsi d’analyser les représentations de la figure centrale de la foi musulmane, le Prophète Mahomet.
Ce dernier y occupe en effet une place de choix, et du Moyen Âge à nos jours, accompagne les crises identitaires des Européens. S’appuyant sur des auteurs non musulmans, l’historien ne considère pas son étude comme étant le point de vue d’une Europe chrétienne sur l’Orient musulman, mais plutôt du Vieux Continent meurtri par son histoire politique et religieuse sur une figure quasi mythologique dont il s’agit de restituer les facettes : d’ailleurs, fait remarquable, son nom, orthographié ainsi, rappelle la différence entre une représentation culturelle – le Mahomet des Européens – et un personnage historique – Muhammad, Arabe de la Péninsule. Ainsi, comment Mahomet matérialise-t-il le miroir sur lequel se reflètent les inquiétudes de l’histoire européenne ?
Loin de démentir l’existence pléthorique des représentations négatives du Prophète, John Tolany dédie une partie non négligeable de son ouvrage. Ce sont notamment les Croisades qui ont contribué à la diffusion d’une pareille image : désireux de reprendre Jérusalem la cité sainte, les chrétiens occidentaux voyaient dans le guide de la foi musulmane l’usurpateur par excellence, à tel point que son nom est à l’origine de multiples dérivés linguistiques désignant les idoles et autres objets d’adoration des peuples païens de la littérature médiévale : mawmets, mahumetis, mahon.
Autant de néologismes qui traduisent la méfiance des auteurs latins envers le chef d’une religion diabolisée. Parce qu’il relègue Jésus au rang de simple prophète, l’islam est conçu comme une hérésie. La description des rites et prières musulmans dans les sources latines illustre cette conception du monothéisme islamique : violence, sacrifice, sexualité débridée et autres traits grossiers caractéristiques du paganisme le plus dégradant. Une telle représentation place ainsi l’islam au même niveau que les croyances des peuples non chrétiens d’Europe centrale et du Nord.
Bien plus, Mahomet serait en réalité un charlatan « hérésiarque », responsable de la damnation de nombre d’âmes trop enclines à écouter sa voix : chrétien égaré, il rejoint ainsi le banc des infâmes au côté de l’Antéchrist, en témoigne la nature incompréhensible du texte qu’il a laissé : les propos sibyllins du Coran trahissent son origine diabolique. Mahomet serait donc responsable de la troisième grande vague de persécutions anti-chrétiennes, après les juifs et les païens de l’époque antique. Le châtiment qu’il reçoit dans la Divine Comédie de Dante (début XVIe) l’illustre bien : coupé en deux, le schismatique paie ainsi pour ses fautes.
Cette même période voit pourtant la naissance d’une lecture plus tempérée de l’islam : ainsi, en 1461, Nicolas de Cues publie son Coran tamisé, « pour en dégager les pépites de vérité et de sagesse » (p. 133). Ce changement de perspective s’explique par le désir qu’ont certains auteurs de convertir les musulmans espagnols à la foi catholique ; tout un appareil rhétorique est alors déployé dans le but de montrer que Mahomet, loin de pervertir la foi chrétienne, l’a édulcoré pour en dispenser quelques idées aux hommes d’Arabie. Plus vraiment un hérétique, mais plutôt un passeur imparfait.
On le voit donc, le Moyen-Age fourmille de représentations terrifiantes du Prophète : l’historien s’attache alors à retranscrire les filiations culturelles, révélant ainsi un canevas imaginaire hérité de siècles de confrontations et d’emprunts. Mais, quel que soit le degré de violence des discours européens, soit pour galvaniser les combattants en Palestine, soit pour inviter les musulmans d’Espagne à retrouver le droit chemin, Mahomet reste le repoussoir d’une hérésie jugée ignoble.
Point clef de l’analyse de John Tolan, l’utilisation de la figure du Prophète de l’islam comme argument rhétorique religieux illustre cette diversité culturelle – loin du monolithisme dénoncé par Edward Saïd. Si Mahomet s’inscrit dans des querelles avant tout chrétiennes et occidentales, il n’en occupe pas moins une place surprenante, qui révèle des nuances de conception du monothéisme musulman, nuances qu’oublie trop souvent le théoricien de l’orientalisme.
En effet, dans le contexte des affrontements religieux de l’époque moderne et de la systématisation des propagandes communautaires, Mahomet apparaît tour à tour comme le restaurateur d’une foi pervertie – aux yeux des protestants – ou comme le témoin d’une histoire sainte éminemment catholique. Chez les premiers, l’allusion au Prophète permet d’attaquer le dogme de la Trinité cher à la Papauté, l’un des enseignements majeurs du Coran étant en effet la réaffirmation de l’unicité divine. Par ailleurs, la simplicité des rites musulmans tranche avec le faste catholique et la corruption de son clergé qui indigne bien des réformés. À l’inverse, l’évocation de cette même figure permet, chez les catholiques, de renforcer la légitimité battue en brèche de certains dogmes, comme celui de l’Immaculée Conception : le Coran citant en effet la nature virginale de Marie, mère de Jésus, comment ne pas reconnaître sa perfection ?
Mahomet fait donc l’objet de réappropriations multiples et par des camps opposés : bien que chef de file d’un monothéisme jugé inférieur, il n’en reste pas moins préférable aux errements des chrétiens européens, tantôt protestants, tantôt catholiques. D’imposteur, Mahomet devient réformateur. La fascination mêlée de crainte des Occidentaux pour l’Empire ottoman relativement tolérant ajoute à la ré-interrogation de ce personnage religieux : conscients de la puissance de leurs voisins d’Eurasie et attirés par cette cohabitation confessionnelle, les Occidentaux trouvent dans l’évocation de Mahomet les germes d’un examen religieux. Pourtant, attentif aux irrégularités des sources de l’époque, John Tolan met en garde contre la réticence de certains protestants à s’appuyer sur ce Prophète à l’histoire trouble : par-delà l’évolution de la conception de Mahomet, perdurent les représentations médiévales soupçonneuses.
Ce même schéma explique l’évocation du Prophète par certains savants juifs du XIXe siècle qui trouvent dans la comparaison à l’islam, le moyen d’une critique de l’intolérance chrétienne vis-à-vis du peuple élu : heureux celui qui, comme les Séfarades, a vécu sous l’islam, il ne connut pas les persécutions chrétiennes.
Enfin, toujours selon ce même canevas, les réformateurs catholiques du XXe siècle puisent dans la figure prophétique musulmane les principes d’un œcuménisme joyeux : Vatican II s’interroge en effet sur le caractère universel de la foi catholique, et certains de ses penseurs, tels les théologiens Hans Küng et Jacques Dupuis réhabilitent l’islam comme monothéisme inspirateur, susceptible de conduire au Salut. Bien que certaines de leurs thèses n’aient pas été complètement intégrées par la hiérarchie catholique, elles démontrent la considération respectueuse du Prophète, loin de la méfiance décrite plus haut, décrite plus haut qui pourtant persiste encore au XXe.
Prophète de l’islam, Mahomet prend peu à peu les traits d’un leader charismatique, réunissant les Arabes derrière lui et se lançant à la conquête d’un vaste empire territorial. En Angleterre, Cromwell d’abord voit en lui, l’incarnation de cette religion naturelle émanant du pouvoir juste théorisé par John Locke : les principes moraux de l’islam naîtraient ainsi de la clairvoyance du réformateur musulman, habile politicien, et quasi mystique. Point de clergé, mais un seul exemple fusionnant toutes les attentes eschatologiques et sociales.
Le contexte romantique d’une Europe en mal d’empire ne fait qu’ajouter au processus de sécularisation de la figure de Mahomet : de Prophète, celui-ci devient législateur inspiré, fédérateur de peuple et creuset d’identité. De quoi donner plus d’un complexe aux ambitieux de l’époque contemporaine, dont Napoléon, qui n’a cessé de chercher dans son propre parcours, des éléments communs à celui de son modèle : en effet, « l’ogre corse » voyait en cette figure religieuse, un leader avant tout politique aux qualités stratégiques et militaires indéniables ; sa correspondance témoigne de cette admiration sans borne. La teneur du message musulman se transforme peu à peu en mystique quasi nationale, que les intellectuels saluent et célèbrent.
La nature profondément laïque de Mahomet naît d’un large renouvellement des études historiques et exégétiques consacrées à l’islam : né à l’époque moderne, mais amplement nourri au XIXe, cet intérêt pour les sources musulmanes et l’examen de leur véracité suscite la publication de nombreux travaux, tous plus érudits les uns que les autres : traductions et commentaires du Coran, des hadiths, et travaux critiques de la biographie du Prophète dévoilent un appétit grandissant pour ce monothéisme outre-méditerranéen, mal-connu, mais fascinant. Résulte de cette inspection intellectuelle un regain de considération envers l’islam qui se répercute sur les sciences politiques et la théologie occidentale (comme vu plus haut).
L’exemple de Voltaire illustre finalement l’ambiguïté des rapports des intellectuels européens au Prophète : s’étant penché à plusieurs reprises sur ce dernier, le philosophe condense l’ambivalence du regard occidental. Entre sa tragédie, Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète (1736) qui dépeint ce dernier en tyran sanguinaire, injuste et lubrique, assoiffé de pouvoir, et celui de son Essai sur les mœurs et esprits des nations (1757), où il apparaît cette fois comme législateur admirable, on peine à comprendre comment un seul homme ait pu présenter autant de portraits différents : John Tolan explique cette contradiction par l’évolution de la réflexion de Voltaire. Celui-ci, allergique à toute forme de religion institutionnalisée, ne peut s’empêcher de voir en Mahomet, l’archétype du politique enthousiaste, porteur de grands idéaux et guide des nations. En somme, les intellectuels occidentaux forgent par l’étude d’un Mahomet sécularisé, un outil rationnel susceptible d’interroger les nouveaux modèles politiques ébauchés en Europe : entre stratégie politique et mystique nationale, il rejoint le panthéon des grands hommes d’Occident.
Figure religieuse par excellence, Mahomet scande pourtant l’histoire culturelle et intellectuelle européenne : pour résoudre pareille énigme, John Tolan plonge donc dans les siècles de discours tantôt méfiants, tantôt enthousiastes, mais tous désireux de cerner l’identité du Prophète. Sans prétendre à l’exhaustivité, l’historien attire donc l’attention du lecteur sur la richesse de l’imaginaire occidental déployé autour de Mahomet : malgré la perduration de représentations largement caricaturales, on décèle pourtant clairement une nette évolution de sa considération.
En fait, c’est en véritable miroir des inquiétudes et controverses occidentales que le Prophète de l’islam s’impose peu à peu : reflet des préoccupations domestiques du Vieux Continent, il concentre toutes les attitudes aussi paradoxales soient-elles, quoique, le plus souvent, polémiques.
Il faut reconnaître à cet ouvrage le mérite de contribuer intelligemment à la remise en question de la vision figée d’un orientalisme dévastateur : à force de rigueur méthodique, John Tolan tient solidement la difficulté de l’équation historique, à savoir celle de la cohabitation de représentations contraires, mais contemporaines. Attentif aux nuances des discours présentés, à la sincérité des écrivains ainsi qu’aux conjonctures historiques, l’historien présente un portrait de l’Occident face à l’Orient, aux teintes bien plus fines que celui tracé par Edward Saïd, sans manquer toutefois de reconnaître l’image éminemment polémique que revêt le Prophète dans l’imaginaire européen. Par ailleurs, cette étude saisit l’occasion de souligner le nombre et la qualité des études des auteurs trop souvent disqualifiés comme orientalistes aveuglés, au nombre desquels Louis Massignon, que John Tolan réhabilite.
On pourrait regretter néanmoins la disposition des chapitres, qui, s’ils restituent l’évolution chronologique du propos de l’auteur, donne trop souvent l’impression d’une collection d’exemples regroupés par période. Au lecteur de garder la souplesse nécessaire au passage de l’un à l’autre.
Ouvrage recensé– Mahomet l’Européen, Histoire des représentations du Prophète en Occident, Paris, Albin Michel, 2018.
Du même auteur – L’Europe et l’Islam, Quinze siècles d’histoire (avec Henri Laurens et Gilles Veinstein), Paris, Odile Jacob, 2009.– L’Europe latine et le monde arabe au Moyen-Age. Cultures en conflit et en convergence, Rennes, PUR, 2009.– Le Saint chez le Sultan. La rencontre de François d’Assise et de l’islam. Huit siècles d’interprétations, Paris, Le Seuil, « L’Univers historique », 2007. – Les Sarrasins. L’Islam dans l’imagination européenne au Moyen-Age, Paris, Aubier, 2003, rééd. Champs-Flammarion, 2006.– Les Relations des pays d’Islam avec le monde latin, du milieu du Xe siècle au milieu du XIIIe, (avec la collaboration de Philippe Josserand), Paris, Bréal, 2000.
Autre piste– Edward Saïd, L’Orientalisme, Paris, Points Seuil, 2015 [1980].