Dygest vous propose des résumés selectionnés et vulgarisés par la communauté universitaire.
Voici le résumé de l'un d'entre eux.
de Jonathan Metzl
En compulsant les archives de l'hôpital d'État d'Ionia (Michigan), le psychiatre Jonathan Metzl met au jour un racisme institutionnel nouveau : l'instrumentalisation de la psychiatrie à des fins de domination des populations. Dans l'Amérique des années 1950 à 1970, le diagnostic de schizophrénie, jusque-là attribué avant tout aux intellectuels et aux femmes au foyer blanches, devient progressivement l'apanage des hommes noirs et en colère. La schizophrénie se mue en une psychose de révolte, particulièrement associée aux émeutiers des mouvements pour les droits civiques. Ce livre retrace le récit de cette évolution, et la manière dont les préjugés raciaux ont – jusqu’à aujourd’hui encore – influencé le diagnostic et le traitement de cette maladie, au détriment des Afro-Américains.
Au début des années 2000, le psychiatre et sociologue Jonathan Metzl se plonge dans les archives de l'hôpital psychiatrique d'État d'Ionia, petite commune du Michigan proche de Détroit, ville historiquement façonnée par les tensions raciales. Ce qu’il découvre fait froid dans le dos : du début des années 1950 au milieu des années 1970, période marquée par l’essor du mouvement des droits civiques, le diagnostic de schizophrénie, naguère maladie d’inhibition attribuée avant tout aux intellectuels et aux femmes au foyer blanches, a été appliqué, de manière de plus en plus disproportionnée, à la population d’hommes Afro-Américains. Ils se retrouvaient ainsi massivement internés, en vertu de leur couleur de peau, étiquetée comme « schizophrène » par essence.
Le récit retrace et analyse la façon dont les origines raciales se sont progressivement inscrites dans la définition de la maladie mentale et les processus par lesquels la société américaine a rapproché la notion de race de celle de folie. Le tout, dans une logique de racisme institutionnel et de volonté de contrôle des populations.
Le diagnostic de schizophrénie tel qu’il se rencontre dans la seconde partie du XXe siècle aux États-Unis parachève une longue évolution, aboutissant à la jonction de deux maladies bien distinctes. La première est issue de la croyance, tenace dans les années 1910 et 1920, selon laquelle les « Nègres » étaient « biologiquement inaptes à la liberté ». Des idées qui ont influencé la recherche médicale du début du XXe siècle, pour qui l’incidence de la folie augmentait de façon spectaculaire chez les Afro-Américains après leur émancipation. Leur maladie, la dementia precox, était associée aux exclus, à la violence et à la criminalité. Une partie du corps médical prônait même le testing systématique des jeunes délinquants, voire leur stérilisation, pour éradiquer la maladie. Une rhétorique amplifiée dans les années 1930 et 1940, avec la montée en puissance de l’eugénisme américain.
Le terme de schizophrénie, lui, fut inventé en Europe au début du XXe siècle et importé aux États-Unis autour de 1915. Le terme apparaît pour la première fois dans l’édition 1918 du Statistical Manual for the use of Institutions of Insane, précurseur du DSM (manuel actuel de la psychiatrie). Pendant des décennies toutefois, la maladie était appréhendée comme une névrose inoffensive, touchant uniquement la population blanche et pouvant concerner toute personne déviant de la norme (universitaires, femmes au foyer en souffrance avec leur condition de mère et d’épouse, poètes, excentriques…). Des individus décrits comme particulièrement soumis et obéissants durant l’enfance et qu’aucune velléité d’élimination ne menaçait.
C’est en 1927 que le psychiatre Arthur P. Noyes se prononce en faveur du remplacement de la notion de dementia precox par celle de schizophrénie, en décrivant une rupture dans la « base fondamentale de la personnalité » aboutissant à un désordre du « sentiment et de la pensée » (p.87). Les premiers schizophrènes sont considérés comme des enfants sous-développés, que l’on doit soigner pour les aider à surmonter leur tendance aux régressions infantiles. La maladie est décrite par les journaux de l’époque comme une « forme légère de folie liée à un dédoublement de la personnalité ». Une définition qui s’articule parfaitement sur le schisme conscient/inconscient popularisé par la psychanalyse. Des méthodes douces, comme l’ergothérapie, sont préconisées pour réduire les problèmes de comportement.
À partir du début des années 1960, de nombreuses sources médicales se mettent à décrire la schizophrénie comme une maladie se manifestant non par la soumission, mais par la rage et la révolte sociale. Dans les décennies 1930 et 1940, on l’a vue, la schizophrénie était très peu représentée dans le groupe de patients classés comme noir/nègre. Mais dès les années 1960, alors même que la maladie n’est censée ne concerner que 1% de la population générale, « aux admissions d’Ionia, après 1960, 88 % des “ Nègres américains” – dont 96 % étaient des hommes – sont diagnostiqués schizophrènes, contre 44,6% des “Blancs américains”, note l’auteur (p.260), à la suite de sa fouille dans les archives de l’hôpital de la ville.
De fait, entre le milieu des années 1950 et le début des années 1970, l’hôpital allait devenir de plus en plus masculin, noir et schizophrène. Ce diagnostic – associé à celui d’hostilité et de violence – était même posé de façon quasi systématique pour les hommes Afro-Américains liés, directement ou indirectement, aux révoltes pour les droits civiques, notamment celles organisées par les plus radicaux : les mouvements Black Power, Black Panthers ou Nation of Islam. La schizophrénie devient une maladie ouvertement racialisée.
Dans les revues de psychiatrie, le terme de « primitif » étant associé à celui d’« aliéné » et celui de « blanc » à « sain d’esprit ». Tandis que les publicités pour différents médicaments antipsychotiques, du début au milieu des années 1970, représentent des masques ou des objets tribaux. Ou encore un poing noir rageusement brandi.
Une évolution indirectement influencée par l’évolution du DSM, dont la version II (publiée en 1968) définit désormais les maladies mentales comme des réactions individuelles de la personnalité à une combinaison de facteurs psychologiques, sociaux et physiologiques. « Le DSM-II introduit des acteurs genrés, désignés par des pronoms masculins, exprimant leurs sentiments hostiles et agressifs masculins par des comportements typiquement masculins », évoque l’auteur (p.183). De plus, la projection apparaît toujours sous le prisme de la personnalité antisociale. Autant de critères exploités par les chercheurs pour mettre en lumière les aspects « hostiles » de la communauté noire ou pour associer la schizophrénie aux manifestations en faveur des droits civiques. Le tout, sans aucune prise en compte des injustices économiques et sociales qui sous-tendent ces comportements.
Au cours des décennies 50 à 70, cette thématique de la schizophrénie en tant que métaphore raciale est entrée dans le langage courant pour décrire la société américaine, au point d’être reprise à leur compte par des leaders des droits civiques. Dans les journaux, le terme est de plus en plus souvent associé à « nègre » ou à « paranoïa », mais utilisé exclusivement en cas de violences à l’égard de Blancs. On parle aussi de « schizophrénie raciale » pour évoquer la division du pays en deux blocs, noir et blanc. La presse grand public définit la schizophrénie comme une maladie dissociant les « bons » Noirs de leurs « mauvais » instincts (de revendication et de destruction). Le terme permet aussi de distinguer les Noirs « civilisés » (comme Martin Luther King ou Stokely Carmichael) et les émeutiers plus radicalisés, à l’instar de Malcolm X.
Plus loin, ces nouvelles visions de la maladie ont également alimenté un discours puissant des leaders des droits civiques, qui voient, eux, la schizophrénie, comme une image de l'identité afro-américaine scindée en deux par l'hégémonisme blanc. Luther King lui-même évoque cette division psychique : « Il nous arrive à tous d’avoir l’impression qu’il y a en nous un Mister Hyde et un Docteur Jekyll », déclare-t-il (cité p.220). Pour les leaders plus radicaux, la schizophrénie et la violence qu’elle porte est une adaptation salutaire et une réponse éthique au racisme de la société blanche. Et ces militants dénoncent que c’est l’Amérique elle-même qui fait preuve de schizophrénie, en prêchant une égalité de droits dans le monde sans l’appliquer sur son propre territoire.
Cette division ne fait, au fond, que prolonger la notion, née à la fin du XXe siècle, d’une double conscience afro-américaine, tiraillée entre deux idéaux opposés, celui de la négritude et celui de l’américanisation. Cette notion d’une dualité psychologique structurelle, née d’une adaptation à la société blanche, traverse la pensée politique noire tout au long du XXe siècle. C’est pourquoi la schizophrénie est portée par les militants des droits civiques non comme une tare, mais comme une marque de force et de résistance. Ce qui permet à l’auteur d’évoquer que la définition psychiatrique de la maladie refléterait tout autant la culture noire que l’inverse. « L’association entre l’identité noire, la folie et la violence existait comme une forme d’autobiographie noire avant d’être un outil de projection pour les Blancs », avance-t-il (p.231).
Selon le sociologue Michel Foucault, la distinction mouvante entre normalité et anormalité met en jeu un ensemble de relations entre savoir et pouvoir.
« Définir quelque chose comme anormal établit une relation de pouvoir et permet aux dominants de rejeter, diagnostiquer ou incarcérer ce qui menace leur idéologie et qui se voit défini comme crime, transgression et maladie », décrypte-t-il (cité p. 274). De fait, les mouvements Black Power, Black Panthers ou Nation of Islam étaient assimilés par le gouvernement et le corps médical américain comme relevant de la psychiatrie parce que leurs symptômes non seulement menaçaient leur santé mentale, mais aussi l’ordre social de l’Amérique blanche.
La plus grande part de la littérature dénonçant l’assimilation entre opposition politique et maladie mentale a toutefois été produite hors des États-Unis, notamment par des psychiatres soviétiques. Lesquels ont dénoncé les agissements des autorités de l’ancienne URSS, qui définissait ses opposants comme schizophrènes avant de les envoyer au goulag. On retrouve les mêmes dérives en Chine, après la révolte de la place Tian’anmen en 1989. Et dès les années 1930, la pratique avait largement cours dans l’Allemagne nazie, au sein de laquelle les « races inférieures » avaient des « prédispositions intrinsèques » à la schizophrénie.
Cette prise de conscience entre pouvoir et stigmatisation médicale a été l’un des fers de lance du mouvement « antipsychiatrie » développé dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis. Un courant de pensée majoritairement blanc, basé sur la critique de la société psychiatrique, accusée d’être une police des normes sociales sous couvert de la science. Revers de la médaille : selon ces activistes, la schizophrénie n’était qu’un mythe, fut donc crée un mouvement international de désinstitutionnalisation, visant à remettre en liberté les patients internés et dont le point d’orgue fut la signature, en 1963, du Community Mental Health Act. Au cours des 15 années suivantes, la population des hôpitaux psys publics diminua des deux tiers. Les patients étant souvent remis à la rue sans suivi ni soutien.
En janvier 1977, l’hôpital d’Ionia devient officiellement une prison (l’établissement correctionnel de Riverside). Ionia est aujourd’hui une ville blanche à 97%... Pour ce qui est de sa population non détenue. Ses alentours et ses bâtiments sont demeurés inchangés, tandis que sa répartition ethnique reproduit en grande partie celle de l’hôpital d’Ionia : en 2007, on y comptait encore 65 % d’Afro-Américains, bien que ceux-ci ne représentent que 14 % de la population de l’État. Et les détenus souffrant de schizophrénie étaient toujours considérés par les gardiens comme les plus dangereux et imprévisibles.
De fait, sous des dehors de changement, la continuité institutionnelle est de mise et les retombées de cette période historique continuent, encore aujourd’hui, d’avoir des conséquences néfastes sur la vie des hommes Afro-Américains. Aux États-Unis, une personne schizophrène a nettement plus de chances d’être en prison que dans un établissement psychiatrique. Et dans les cabinets de psychiatres (y compris noirs), les vétérans Afro-Américains identifiés comme tels l’étaient en 2004 encore quatre fois plus que les Blancs, sans aucune preuve. Par ailleurs, l’idée d’une violence intrinsèquement associée à la schizophrénie est toujours tenace, alors même que les études montrent que ces personnes, loin de représenter un risque pour les autres, ont un taux de victimisation supérieure de 65 à 130 % à la population générale. Les patients noirs se voient donc prescrire plus d’antipsychotiques que les blancs et ont plus de chances d’être décrits comme hostiles ou violents par les professionnels de santé.
Le problème persiste donc à tous les niveaux, en dépit de la mise en place au début des années 2000, par le département de la Santé, de formations « aux compétences culturelles » pour aider les médecins à mieux dialoguer entre groupes ethniques. Les vestiges de cette période s’expriment toutefois aussi, de manière plus positive, au travers de lieux de résistance, par exemple dans les chansons - rap et hip-hop au premier chef - où ces terminologies et associations transparaissent encore.
« Ainsi, même à notre époque dominée par les neurosciences, le diagnostic demeure un acte de projection où convergent la compréhension scientifique et un ensemble de suppositions à la fois idéologiques et politiques », conclut l’auteur (p.25). Certes, reconnaître le statut socio-économique d’un patient aide son médecin à identifier des facteurs de risques potentiels. L’identité raciale peut aussi influencer la manière dont un patient ressent ou exprime un symptôme particulier.
Mais l’appartenance à un groupe racial, culturel, genré ou socio-économique peut toujours, même en ce début de XXIe siècle, entraver la qualité des soins. Pour éliminer les diagnostics erronés liés à la race du patient, il est important de mieux former les professionnels de santé. Mais la route est encore longue avant d’arriver à éradiquer tout préjugé raciste. Dans tous les cas, note Jonathan Metzl, il est fondamental de garder à l’esprit que pour comprendre la maladie et pouvoir y apporter de réelles réponses thérapeutiques, il faut en saisir également le contexte social.
Un ouvrage érudit et fouillé, qui se lit comme un roman, à la faveur d’un style fluide et des illustrations nombreuses et imagées du parcours de patients, pour la plupart Afro-Américains, sous le joug d’une justice expéditive, puis d’un internement psychiatrique aussi absurde qu’inhumain. Une analyse passionnante d’une situation à la fois révoltante et longtemps passée sous silence. Cette stigmatisation, ces diagnostics orientés en fonction de la seule couleur de peau, semble à la fois d’un autre âge et, hélas, d’une actualité criante.
En témoignent les bavures policières toujours vivaces aux États-Unis envers la population noire et l’essor, en 2020, du mouvement Black Lives Matter, en réaction à la mort de Georges Floyd. Une lecture, donc, plus que jamais nécessaire, à l'heure où l'urgence de déconstruire toute forme de racialisation s’impose chaque jour de manière plus évidente, au pays de l’Oncle Sam comme ailleurs.
Ouvrage recensé– Jonathan Metzl, Étouffer la révolte : La psychiatrie contre les Civil rights, une histoire du contrôle social, Paris, Éditions Autrement, 2020.
Autres pistes– Evenson Dufour, Haines unies d’Amérique, Independently published, 2020.– David Salako, Un Beau Matin Au Richmond, Texas, J’ai Failli Être Tué Par Un Shérif Adjoint, Moo?í Woo?í, 2020.– Rosa Parks, Mon histoire : Une vie de lutte contre la ségrégation raciale, Paris, Libertalia, 2018.– Malcolm X, Le pouvoir noir, Paris, La Découverte, 2002.– Caroline Rolland-Diamond, Black America, Paris, La Découverte, 2019.